Le Mistral et le choix russe

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Le Mistral et le choix russe

9 février 2010 — La situation concernant la vente du porte-hélicoptères français Mistral à la Russie s’est brusquement précipitée. Aujourd’hui, cette situation est la suivante: la vente à la Russie d’un porte-hélicoptère classe Mistral est acquise, des négociations pour la vente de trois autres unités sont en cours. Les deux points ont été affirmés officiellement par Jacques Lajugie, qui dirige les relations internationales au sein de la Délégation Générale pour l’Armement (DGA) au cours d’une conférence de presse hier.

Du côté russe, Novosti résume ainsi cette situation, dans une dépêche du 8 février 2010, au soir.

«La Russie a commandé trois porte-hélicoptères de classe Mistral en plus de l'engin que Paris a auparavant accepté de lui vendre, annoncent lundi les médias français en se référant à une déclaration faite par la direction générale de l'armement (DGA) du ministère de la Défense.

»“Ce ne serait plus un navire mais quatre” demandés par la Russie et la France est “en train d'examiner la nouvelle mouture de cette demande”, a précisé Jacques de Lajugie, directeur international de la DGA, lors d'une conférence de presse. Selon lui, la réponse à cette nouvelle demande pourrait intervenir “dans les prochaines semaines”. Une telle décision sera prise par les plus hautes autorités de l'Etat, a ajouté M. de Lajugie.»

Le même jour (8 février 2010), Robert Gates, le secrétaire à la défense US, se trouvait à Paris – comme par hasard mais on est autorisé à comprendre que le hasard fait si bien les choses que ce n’est pas un hasard. Il a rencontré les ministres de la défense et des affaires étrangères, et le président de la République. Defense News donne deux textes sur la vente du Mistral qui font une large place à cette visite de Gates.

• Dans un premier texte, qui reprend AFP, du 8 février 2010, il y a notamment des déclarations de Morin, le ministre français de la défense et deux ou trois mots laconiques de Gates, lors d’une conférence de presse commune.

«At a joint news conference with his U.S. counterpart Robert Gates, French Defense Minister Herve Morin said the sale of the Mistral showed that Russia was now considered a partner in European security.

»“We want to build a relationship of confidence and a new relationship with Russia,” said Morin. “We cannot on the one hand enlist Russia in building this security and at the same time consider that Russia has not profoundly changed since 1991,” when the Soviet Union collapsed, he said. The French defense minister argued that refusing the sale would have amounted to “pursuing trade relations and exchanges with Russia as if it were the Russia of pre-1991.”

»During their meeting in Paris, Morin discussed the deal with Gates, who commented tersely: “I would just say that we had a good and thorough exchange of views on it. I'll just leave it at that.”»

• Le même texte rappelle certaines oppositions au Congrès, à cette vente, oppositions passant par les relais parlementaires des lobbies de certains pays d’Europe de l’Est (McCain, relais de la Géorgie). Mais du second texte, du 8 février 2010 également (de Pierre Tréan, correspondant de Defense News à Paris), où sont repris les principaux éléments de la conférence de presse commune et d’autres détails rappelant divers points de l’affaire, nous retiendrons essentiellement ce passage, qui montre nettement une tonalité d’apaisement du côté US, en tentant de diminuer l’importance technique et opérationnelle des ventes.

«Privately, U.S. officials here said a sale of the Mistral to the Russian Navy did not pose a major problem. They point out the Mistral's design and construction is largely that of a commercial ship, is lightly armed and lacks survivability features – such as armoring, redundant systems, and more extensive compartmentalization – found in purpose-built warships.

»The Russian authorities were unlikely to order Western electronics, as they would be incompatible with domestic systems, a U.S. official said. Russia is understood to have approached Spain and the Netherlands about buying a helicopter carrier…»

@PAYANT Dans l’état actuel des diverses informations disponibles, on peut rapidement faire plusieurs observations et constats sur la situation politique telle qu’elle est fixée aujourd’hui par l’accord de vente – sous la réserve évidente d’évolutions possibles et rapides, et dans un sens ou l’autre. On peut le faire essentiellement en s’attachant à trois “protagonistes”.

• Les Russes d’abord. D’une façon générale, ils accueillent et présentent la nouvelle d’une façon très discrète, un peu comme s’il s’agissait d’une transaction comme une autre. Manifestement les Russes ont choisi une politique de très bas profil, pour donner le moins de prise possible à une interprétation politique de leur côté, qui conduirait inévitablement à des critiques, des attaques, des soupçons, etc., en déclenchant l’habituelle meute anti-russe, très présente et très puissante dans tous les réseaux de communication et d’influence occidentalistes.

Il paraît acceptable de conclure que les Russes, dans ce cas, répondent à un double but: d’une part, ne pas diminuer leur prestige en faisant de cet achat une chose très importante, ce qui valoriserait le matériel achetée et mettrait a contrario en évidence leur faiblesse propre pour produire ce type de matériels. D’autre part, il est également probable qu’ils ne veulent pas embarrasser les Français en insistant trop sur cette vente, également avec ses implications politiques mais cette fois du “mauvais côté” de la chose (renforcement de la puissance russe). On peut penser que cette dernière position a été probablement déterminée de concert avec les Français.

• Les Français ensuite. Au contraire des Russes, ils insistent sur l’importance politique de la transaction, et cela bien plus que du point de vue opérationnel. Le discours n’est pas nouveau (voir Fillon notamment le 30 novembre 2009), mais il est cette fois réaffirmé solennellement: la Russie d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant-1991, elle est un pays essentiel pour la sécurité européenne, nous voulons établir avec elle des liens de coopération et d’amitié. L’accent politique est mis sur l’apaisement de la situation de la sécurité européenne, au contraire de ceux qui se lamentent à propos du renforcement de la puissance russe.

(A noter tout de même que, prudent jusqu’ici, Sarkozy n’a rien dit de lui-même d'essentiel sur cette affaire. S’il ne dit rien jusque-là, il sera tout de même obligé de le faire lors de sa rencontre avec Medvedev, sans doute en mars. Nous devrions alors avoir droit à une glorification de l’amitié franco-russe, dans cette Année de la Russie en France, et l’Année de la France en Russie, tout cela dans un cadre apaisé de la sécurité européenne. Ce serait un discours de circonstance mais qui n’en aurait pas moins un sens intéressant et bienvenu.)

• Les USA, c’est-à-dire le Pentagone, sont venus dire leurs préoccupations, dans le chef de Robert Gates, gâté par les Français puisque reçu par tout le monde. Les Américains ne sont pas vraiment ravis mais on a simplement la sensation qu’ils n’y peuvent pas grand’chose et qu’ils se gardent bien de mettre une nouvelle querelle sur la table, avec la Russie dont ils ont besoin, et avec la France. C’est pour cette raison que les observations d’“U.S. officials” retranscrites dans Defense News nous paraissent significatives. Le Mistral devient alors, dans le jugement de ces magiciens de la quincaillerie hyper-sophistiquée, une sorte de navire-hôpital classique sans grande valeur opérationnelle et stratégique, pourquoi pas un chalutier puisqu’on y est; et il serait sans doute vendu sans son électronique, pourquoi pas sans ses hélices ni sa coque pendant qu’on y est…

Bref, les Américains font leur possible pour rendre banale et sans importance une transaction qu’ils n’ont pu manifestement empêcher (s’ils ont essayé, ce qui n’est pas évident) et à propos de laquelle ils ne veulent pas créer une crise. Cette démarche a également comme but annexe de tenter de discréditer la valeur du matériel français, la France étant un concurrent redoutable et particulièrement craint aux USA pour les ventes d’armements.

Voilà donc les jeux de rôles des principaux protagonistes tel qu’on peut les déterminer selon ce qui a été dit de la transaction, et observé sur elle. Ce chapitre-là, comme celui qui va suivre, n’est sans aucun doute pas clos. Nous aurons très vite d’autres nouvelles, appréciations, critiques et hurlements de la plus grande alarme concernant le sort de la civilisation transatlantique. Peut-être un petit besoin de la part de Glucksman, qui sait…

Maintenant, l’autre chapitre, plus général.

Le poids des événements

Il ne fait aucun doute que cette affaire présentait et présente toujours, pour les dirigeants politiques, essentiellement français, selon la typologie psychologique qu’on leur connaît où les réactions de ce que nous nommons “le parti des salonards” (les intellectuels anti-russes des réseaux d’influence parisiens et atlantistes) ont une importance presque religieuse, un risque considérable. C’est à l’aune de cette misérable référence que l’on mesure aujourd’hui leur “audace”. Par conséquent ils en ont eu un peu.

Il faut dire que l’enjeu, au plus l’on avance dans l’affaire Mistral, est de taille. Comme l’ont dit et répété les Français, il s’agit de liens de coopération avec la Russie, qui n’est plus l’URSS et qui pèse aujourd’hui d’un poids considérable en Europe. Ce discours de bon sens et de justesse politique, développé sous l’empire de la crainte des critiques politiques sur le fait opérationnel et pour en désarmer le poids, rejoint l’intérêt politique de ceux qui le tiennent. Pour la cause, pour ce cas très particulier, il semble que les dirigeants français aient rencontré, par inadvertance et par crainte politique sans gloire, et par intérêt politique également, le précepte par ailleurs glorieux de De Gaulle que nous citons souvent. («Tout peut, un jour, arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique.») C’est un paradoxe qu’à l’heure où nous écrivons qu’un Sarko est incapable de comprendre le sens et la gloire d’un jugement si glorieux et si plein de sens (voir notre F&C du 1er février 2010), il semble effectivement l’avoir appliqué dans ce cas. C’est un paradoxe mais nullement une contradiction parce que, dans ce cas, les événements plus que la claire vision politique des hommes ont conduit l’affaire: la vente du Mistral est une belle opportunité commerciale et industrielle en même temps qu’un bon moyen d’avoir de meilleures relations avec la Russie. Cette dernière idée (“meilleures relations avec la Russie”) est un reste intéressant de la période (crise de Géorgie et présidence européenne) où Sarkozy fut excellent en politique européenne et internationale. Il n’est pas question de repousser la chose au nom d’un jugement général peu flatteur sur le personnage, au point où il en est arrivé. Ce qui est à prendre doit être pris et la dynamique Mistral est une excellente chose à suivre et à développer – notamment et essentiellement, du point de vue politique. Cette dynamique peut nous mener vers des espaces inattendus.

Tout cela semble facilité par l’attitude de l’administration Obama et du Pentagone, dans tous les cas jusqu’ici – mais déjà sur le point essentiel de la vente réalisée. Cette attitude confirme tout ce qu’on sait et dit depuis des mois. Elle confirme que les USA ne veulent pas se mettre de nouvelles querelles à dos, et surtout pas avec les Russes dont ils ont tant besoin. Ils en ont assez avec les interférences incontrôlées de leur bureaucratie, comme dans l'affaire des missiles anti-missiles en Roumanie. Pour une fois qu’ils contrôlent leur propre politique, ils la jouent extrêmement prudente, non sans faire l’habituel petit tour d’avertissement et de réprimande dissimulée (visite de Gates à Paris).

D’une façon plus générale et si l’on en reste là au niveau officiel, c’est une confirmation de plus, s’il en fallait une, de la perte vertigineuse de puissance et d’influence des USA. Pour le reste, puisque le reste est incontrôlable à Washington, il faut s’attendre à des critiques, des attaques, des anathèmes anti-français (surtout) et anti-russes, dans la presse et au Congrès. Il n’est pas dit, par contre et dans ce cas, que cet aspect des choses n’envenime pas, contre le gré de l’administration, les relations de Washington avec Paris (surtout) comme avec Moscou. C’est peut-être un point ponctuel de développement incontrôlable très intéressant de l’affaire puisqu’elle deviendrait polarisée, au moins selon la ligne d’une tension France-USA.

Dans cette mosaïque d’irresponsabilité et d’absence de contrôle, de groupes de pression et de réseaux d’influence, de folie de la communication et de surenchère permanente vers la montée aux extrêmes, qu’est Washington, il n’est en effet pas dit que l’affaire Mistral ne déclenche pas une polémique majeure. Dans ce cas, l’administration Obama est impuissante, et sa politique plutôt prudente ne peut rien sinon donner des arguments aux polémistes. Il est possible qu’on assiste à une aggravation du cas, celui-ci étant de toutes les façons conclu. Cela conduirait à de nouvelles tensions transatlantiques avec la France et, d’une façon plus générale, par simple logique antinomique, au renforcement de la position russe en Europe où certains pays clefs (l’Allemagne notamment), et l’un ou l’autre organisme, sont de plus en plus excédés par la “politique” US.

Les suites de l’affaire Mistral présenteront de toutes les façons un cas intéressant à suivre. Peut-être pourrait-elle conduire, cette affaire, à des affrontements politiques, voire à des orientations politiques que les dirigeants politiques eux-mêmes n’ont ni la volonté ni le caractère d’accepter et de décider. Ce serait un cas de plus où les événements décideraient pour les hommes puisque ce serait un cas où le sens général de l’événement, haussé au niveau politique pour tenter de mieux le faire accepter, imposerait lui-même une orientation politique supplémentaire et bien plus forte encore. Rien pour étonner puisque, comme on ne cesse de le découvrir chaque jour, c’est bien ainsi que fonctionne le monde aujourd’hui.