Un marché de durs

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Un marché de durs

1er février 2012 – La sélection par l’Inde du Rafale pour une commande de 126 avions de combat, est un événement important. On en connaît les raisons classiques et les questions qui leur sont liées : première probable commande à l’exportation de l’avion de combat français, importance considérable de cette probable commande, l’importance majeure du pays acheteur, modalités restant pour régler la commande, etc. Nous ne nous attarderons pas à ces considérations, après avoir indiqué dans un extrait de presse quelques détails de la situation nouvelle. (Dépêche AFP via Le Courrier International du 31 janvier 2012.) On y trouve l’habituelle réserve anglo-saxonne lorsqu’il s’agit du Rafale, presque crépusculaire dans ce cas, – de la sorte de réserve qu’on cherche en vain lorsqu’il s’agit de la sélection dans les mêmes conditions d’un avion anglo-saxon (US ou UK), – bref, démarche classique des amis…

«L'Inde a sélectionné le Rafale de Dassault dans le cadre d'un colossal appel d'offres de 12 milliards de dollars visant à lui livrer 126 avions de chasse, ce qui constituerait le premier succès à l'export pour cet appareil français ayant récemment servi en Libye. Dassault était en compétition avec le Typhoon du consortium européen Eurofighter. Cet appel d'offres, lancé en 2007, est l'un des plus importants jamais lancés par la troisième puissance économique d'Asie et l'un des plus importants du moment dans le secteur de la défense aérienne.

»“La France se félicite de la décision du gouvernement indien de sélectionner l'avion français pour entrer en négociations exclusives avec Dassault”, a fait savoir la présidence française dans un communiqué. “Il est confirmé que Dassault a remporté le contrat. Etant donné qu'il n'y avait que deux groupes (en compétition) et c'est celui qui est le moins-disant”, c'est-à-dire le moins cher, a déclaré une source gouvernementale indienne sous couvert de l'anonymat. En Inde, le candidat le moins-disant remporte généralement le contrat. “La négociation du contrat "va s'engager très prochainement avec le soutien total des autorités françaises. Il inclura d'importants transferts de technologie garantis par l'Etat français”, ajoute le communiqué de l'Elysée. […]

»James Hardy, rédacteur en chef de la publication spécialisée Jane's Defence Weekly, a salué la “grande victoire pour le Rafale” tout en prévenant que l'accord définitif était encore loin d'être conclu. “Le Rafale est le candidat sélectionné mais n'importe quel étudiant en acquisition (de contrat) sait que cela ne veut rien dire tant que le contrat n'est pas physiquement signé”, a-t-il mis en garde, interrogé par l'AFP. Selon cet expert, la récente dévaluation de la roupie face au dollar et les “tractations contractuelles habituelles” pourraient reporter la signature de plusieurs années.»

Par conséquent, nous choisissons résolument l’approche prenant en compte la décision indienne comme telle, pour tenter d’en dégager le sens politique au sens le plus large possible du terme. Nous commençons par la remarque que Dassault est entré dans cette compétition sans trop y croire (notamment, en y croyant beaucoup moins que pour l’hypothétique commande des Emirats Arabes Unis, qui continue à faire l’objet d’âpres négociations). Les Français citaient la lenteur des processus indiens, la corruption générale, la difficulté d'un “produit français” à figurer dans une compétition de cette importance, dans un pays qui était l’objet d’un investissement stratégique pressant des USA depuis 2005. Ce dernier point est important, et il nous donne le biais qui nous importe pour développer notre analyse.

La compétition dite MRCAA (ou MRCA, selon les plumes) a, en fait, été marquée par le contraire de ce que craignaient les Français : l’élimination au terme de la phase de pré-sélection de tous les candidats US, accompagnée d’une indifférence de plus en plus agacée des Indiens devant l’insistance non sollicitée des USA de placer en dernière minute, – ô surprise sans surprise, – le JSF dans la compétition indienne. (Il y a d’ailleurs un précédent qui aurait du mettre la puce à l’oreille indienne, en mars 2005, lorsque les USA annoncèrent qu’ils avaient “décidé” de vendre des F-16 aux Indiens, sans consultation des Indiens en question… Sans même réussir, tout de même, à faire prendre la chose au sérieux par l'Inde.) Cette attitude d’exclusion des concurrents US n’était pas seulement due à des considérations techniques diverses, mais bien, essentiellement dans l’ordre de l’importance des choses, à des considérations politiques, stratégiques et, dans l’esprit de la chose, fondamentales. Les Indiens avaient cru aux promesses “stratégiques” des USA lorsque cette puissance donnait encore l’illusion d’être une toute-puissance, notamment dans le domaine d’une coopération loyale et prometteuse dans le domaine nucléaire nucléaire. Les illusions mirent quatre ans à se dissiper, entre 2006 et le printemps 2010 (voir le 15 mars 2010 et le 17 mars 2010). Les Indiens furent grandement et fort obligeamment aidés dans ce retour aux réalités par une constante et solide maladresse américaniste, ou bien simplement l’expression de ce trait de la psychologie américaniste que nous nommons indéfectibilité.

Quoi qu’il en soit, lorsque la compétition MRCAA entra dans sa phase la plus active, les relations entre l’Inde et les USA étaient (re)devenues bien lointaines, sinon abruptes… Et abruptes, elles le furent lorsque tous les avions US furent éliminés, en avril 2011. Les USA prirent cela comme une mesure d’hostilité contre eux ; les Indiens se récrièrent mais du bout des lèvres. Bref, personne ne s’y trompa vraiment, et l’épisode abracadabrantesque du JSF, tout au long de l’année 2011, en fut une confirmation de plus.

…La compétition MRCAA se trouva alors limitée à deux avions européens (le Typhoon et le Rafale) et il ne faisait évidemment aucun doute, selon le commentaire général, que ce serait le Typhoon ; puisque le commentaire général est celui de la presse-Système, y compris francophone, et que cette presse ne peut concevoir les choses qu’à l’aune de anglosaxonnisme ; et puisque le choix ne pouvait plus être US, il serait, au moins en partie, mais en partie la plus importante, britannique. (Le Typhoon est multinational et européen, mais dans ce cas “interprété” par le système de la communication comme britannique ; figurant alors dans cette sorte de circonstance, toujours du point de vue du système de la communication, comme un artefact frontiste de la cause anglo-saxonne sous ferme et exclusive direction américaniste.) C’est dire si le choix du Rafale par l’Inde est et sera vécu comme une impolitesse épouvantable, une trahison impardonnable, une audace suicidaire de la part de l’Inde. Comme à propos de l’affaire malheureuse (par la faute essentiellement des Français) du Rafale au Brésil, lorsque l’affaire était considérée comme faite, le choix du Rafale par l’Inde est et sera de plus en plus considéré par les USA comme une “déclaration de guerre” des Indiens, – et des Français également… Il n’y a rien de pire que les USA ne craignent, dans le domaine de l’armement et des avions de combat si essentiel pour eux, qu’une concurrence sérieuse du Rafale, qui est un exceptionnel avion de combat, – sans aucun doute le meilleur de sa génération, sans aucun doute meilleur qu’un certains avion de la génération d’après (le JSF, of course), et sans doute meilleur que le F-22 si l’on considère la réalité des performances et des pannes.

Politiquement et stratégiquement, la perspective de la commande du Rafale par l’Inde, compte tenu du contexte qu’on a décrit, s’inscrit dans une réelle logique en plein développement. Dans l’affaire iranienne, avec son refus de participer à l’embargo et son idée d’envisager des transactions or-pétrole (ou en monnaie nationale, mais rien en dollars), l’Inde est en pointe comme un des adversaires de la politique du bloc BAO et israélo-américaniste, qui reste perçue comme une politique anglo-saxonne. Tout cela présente une réelle logique politique et stratégique, quelles que soient les intentions et les conceptions (et notre idée serait que ces intentions et ces conceptions sont moins pressantes qu’on ne croit, cette évolution Inde-Iran-Rafale répondant à une logique irrésistible et supérieure, qui dépasse les acteurs eux-mêmes).

… Mais la France ? Bonne question, qui mérite donc qu’on s’y attache.

La France a aujourd’hui une politique d’abaissement, d’abandon, une véritable politique qu’on pourrait qualifier d’“anti-France” du point de vue classique de la politique traditionnelle de souveraineté et d’indépendance de la France. Le raisonnement que nous tenions en septembre 2009, lors des affaires concomitantes du Rafale (Brésil) et du Mistral (Russie), ne nous semble plus guère avoir de valeur per se, dans tous les cas à la lumière de l’actuelle anti-politique française et de la direction en place. D’autre part et en sens inverse, la décision indienne se place à un moment de nécessaire vacillement de la politique française, alors que la France se trouve engagée dans une campagne présidentielle délicate et extrêmement ouverte, où le président sortant se trouve en grandes difficultés. C’est alors que les politiques en cours, dans ce cas la “politique d’‘anti-France’” que nous mentionnons, se trouve à la fois les plus vulnérables et les plus incertaines. Cette réserve vaut d’autant plus que cette politique générale est en train de s’imposer, par divers biais et sous la pression des évènements de la crise générale, comme l’objet d’un débat implicite en France. Il est judicieux pour notre compte de considérer la nouvelle du choix indien du Rafale sous cet éclairage, alors que l’Inde suit la politique qu’on lui voit suivre et que la crise iranienne va contribuer à durcir cette orientation. Les pressions et la colère US après le choix indien vont contribuer à “politiser” la vision du choix indien et la France, placée devant la perspective de ce “juteux contrat” selon l’élégante expression-Système de la chose, va, elle aussi, être contrainte d’adopter cette perception politique. La pression de la perspectives des “juteux contrat”, chez des esprits d’une telle bassesse, suscitent l’ardeur des grandes causes quasiment d'essence religieuse ; le résultat est parfois intéressant, sans qu’ils n’en sachent rien, ces esprits, – et heureusement, d’ailleurs.

La question intéressante que soulève le choix indien du Rafale est donc, dans la situation présente, de savoir si cet choix interfèrera ou non dans la politique française, notamment dans les relations entre les USA et la France et, par conséquent, au niveau des équilibres internes du bloc BAO. Les Français ont déjà pu goûter le poids de l’hostilité des USA lors de l’affaire brésilienne, qui, pourtant, n’est pas arrivée au terme. L’Inde est un morceau bien plus important que le Brésil (par ailleurs proche de lui au sein du BRICS), si l’on considère les ambitions US vis-à-vis de ce pays et le déplacement politique de l’Inde actuellement en cours. Pour les USA, le choix du Rafale dans un contrat de cette importance apparaîtra, à cette lumière, comme une “déclaration d’indépendance” de l’Inde, équivalente en un sens à une “déclaration de guerre” dans le champ de la communication et des grandes orientations politiques. La “question intéressante”, plus précisément, est de savoir si cette affaire Inde-Rafale va jouer un rôle déstabilisant à cet égard, en conduisant la France (plutôt que les Français, dans leur direction politique) à un rapprochement politique fondamental.

Pour notre compte, la “question intéressante” va être de savoir si ce texte que nous publiions en juin 2005, et que nous reproduisons ci-dessous pour la logique du développement, a toujours sa place et sa cohérence. Fin 2009, alors qu’on se trouvait dans la dynamique du probable contrat franco-brésilien, nous jugions que les circonstances étaient encore favorables et le disions implicitement (voir nos textes du 7 septembre 2009 et du 21 décembre 2009). Aujourd’hui, avec l’évolution extraordinairement rapide de la crise de notre contre-civilisation, et avec la politique française ayant suivi une courbe de chute à mesure, le verdict est bien plus incertain…

Comme l’on sait, le texte est une partie d’un extrait de notre chronique dedefensa de notre Lettre d’information de defensa & eurostratégie, devenue depuis dde.crisis, du 10 juillet 2005 ; l’occasion de départ de cette chronique était le livre d’André Compagnon sur Les antimodernes. L’extrait général (comprenant la première partie qui situe la question des “antimodernes contre les modernes” dans le cadre de la vie des idées) est d’accès permanent sur notre site comme définition de notre conception de nous-mêmes, à dedefensa.org. Nous nous disons, et l’avons écrit à l’une ou l’autre reprise, qu’il serait vraiment nécessaire d’actualiser ces références (garder celle de juillet 2005 et en ajouter de nouvelles), pour faire mesurer notre évolution qui est certainement importante. (Un texte comme celui du 10 août 2011 amorce indirectement cette démarche d’“actualisation”.) On pourra la mesurer effectivement en (re)lisant ce texte, quoi qu’on y retrouvera également, à un stade encore peu développé, toutes les grandes tendances qui structurent nos conceptions et notre travail. (Bien entendu, nous gardons le texte original, avec tous ses jugements ponctuels, et l’on jugera là aussi du verdict du temps passé…)

Il s’agit donc d’un texte du 10 juillet 2005 et la référence souvent faite au “29 mai” (2005) est celle du référendum français repoussant le projet de Constitution européenne. (Seul le titre a été modifié, pour adapter la citation de ce texte à l’absence de la première partie.)


Antimodernes contre modernes : le cas de la “quincaillerie”

[…] Poursuivons notre enquête sur ce parallèle que nous tentons d'établir entre deux époques séparées d'un siècle, — le début du XXème et le début du XXIème, — du point de vue de la bataille entre les antimodernes et les modernes. Nous avons déjà vu que le référendum du 29 mai pouvait fort bien figurer comme un maître comme Charles Péguy que notre époque n'autorise plus. Essayons d'aller plus avant pour briser encore plus les barrières des préjugés qui nous empêchent de voir le vrai sens du combat en cours.

On sait l'intérêt que nous portons à la problématique des avions de combat avancés. Là aussi, c'est un des thèmes constants de De defensa, depuis le premier numéro d'il y a vingt ans. Cet intérêt est justifié par des considérations hautes, qu'il nous est arrivé de détailler maintes fois: l'avion de combat, porteur des technologies les plus avancées, instrument d'une bataille industrielle, commerciale et politique sans merci, expression aujourd'hui essentielle de la souveraineté d'une nation, — et qui peut être, selon la façon dont on le transfère et les conditions dans lesquelles on le transfère, destructeur ou consolidant de la souveraineté de l'acheteur. L'avion de combat a donc une place essentielle dans la bataille que nous tentons de décrire et il s'avère finalement un parfait candidat, un parfait exemple de cette extrapolation de la bataille de l'antimoderne contre le moderne. Nous voulons dire par là qu'il y a des avions de combat avancés dont la description pourrait répondre au mot de Compagnon sur Péguy, — « le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. »

La situation actuelle des avions de combat peut se prêter à ce jeu, jeu d'autant plus instructif qu'il justifiera d'autant plus l'attention que nous portons à cette catégorie de choses; elle s'y prête parce que les avions de combat avancés sont très peu nombreux, très clairement identifiés, très aisément définissables.

On sait qu'aujourd'hui les avions de combat avancés de la nouvelle génération disponibles ou en développement, mis à part ceux de la Russie qui présentent un cas hors de notre conflit interne de civilisation, sont au nombre de quatre (le JAS39 Gripen devant être placé en dehors de la catégorie des avions de combat avancés de nouvelle génération à cause de ses capacités limitées). Il y a les américains F/A-22 et F-35 (JSF), le Rafale français et l'Eurofighter Typhoon européen. Le F/A-22 doit être éliminé de la catégorisation que nous envisageons moins en raison de ses ennuis qu'à cause du statut qu'il a d'ores et déjà atteint d'avion impossible à vendre à cause de son prix et d'avion non-exportable, notamment à cause des restrictions absolument surréalistes qui accompagnent toutes ses technologies, surtout dans le climat américain actuel. (Des perspectives d'exportation pour des pays privilégiés, — Israël non compris, qui a écarté cette possibilité, — ont été évoquées mais c'est pure intoxication sans aucune possibilité de réalisation). L'Eurofighter Typhoon est dans une situation technique et budgétaire totalement catastrophique. Même s'il se vend ici ou là, l'avion n'a aucun avenir, il est d'ores et déjà mort.

On s'en serait douté, restent le JSF et le Rafale. [...]

Le JSF a des caractéristiques spécifiques, techniques, opérationnelles, etc, qui font les gorges chaudes des commentateurs spécialisés. Ce n'est pas ce qui nous intéresse. Nous importent les caractéristiques politiques de l'avion, c'est-à-dire ce qu'il représente et ce qu'il a comme effet dans les grands domaines du champ politique.

Tout montre à suffisance, et chaque jour apporte de nouvelles précisions, que le JSF est un programme qui véhicule un effet politique considérable. Si Aboulafia, le commentateur-en-chef du programme, dit et redit à intervalles réguliers et quinquennaux que cet avion est à lui seul « une véritable politique industrielle » destinée à tuer l'industrie européenne, il n'en a pas dit grand'chose. La fonction essentielle du JSF, — voulue et calculée ou simplement fatale, — est d'éradiquer les souverainetés nationales. On connaît bien le processus technique et opérationnel qui y conduit, d'une part en limitant drastiquement l'accès des acheteurs aux capacités d'entretien et de fonctionnement de l'avion, d'autre part en centralisant et en monopolisant par tous les moyens possibles les capacités de contrôle et d'emploi opérationnel de l'avion. Le résultat est que le JSF est par essence un niveleur des différences, un destructeur des identités, il participe du mouvement moderniste général. Il est fondamentalement moderne, voire “démocratique” dans le sens fort méprisant où l'entendait Charles Baudelaire; même si l'avion fait “papa maman” par tous les temps, on comprend dans ce cas ce que parler veut dire. Le JSF moderniste est le globalisateur des identités, le niveleur des différences. Que certains l'appellent “un instrument de l'hégémonie US” (en plus de la définition d'Aboulafia), c'est faire bien de l'honneur à l'usine à gaz qu'est le Pentagone dans sa capacité de gérer quelque chose, fût-ce une “hégémonie US”.

Ce nivellement du JSF va jusqu'à ce qui va sans doute apparaître, chez nombre de ses apologistes, comme sa vertu ultime: l'annonce qu'il n'y aura qu'une seule version du JSF. Il n'y aura pas le JSF pour les USA et un sous-JSF pour les autres (avec différents dégradés selon la confiance qu'on accorde aux différents pays-Zoulou qui s'en seront portés acquéreurs). Cette vertu formidable (tout le monde aura le même JSF que la prestigieuse et inatteignable USAF américaniste) est en fait la chaîne ultime qui fait des acheteurs du JSF des pays dont la souveraineté sera réduite à rien à jamais, des pays plus sûrement battus que les Autrichiens à Austerlitz. Cela signifie qu'il est acquis pour toujours que les Américains ne céderont rien aux autres, qu'ils garderont son contrôle jusqu'au bout, que la souveraineté des acheteurs est niée de façon définitive, pulvérisée, renvoyée au néant d'où elle n'aurait jamais dû sortir. Cela confirme la fonction déstructurante du JSF, sa qualité de “moderne” au sens où les antimodernes ont le droit de s'élever contre lui (parce que « nous modernes ») et de le mettre en accusation. De la conception jusqu'à la fin de son existence, le JSF est conçu comme une machine à déstructurer les identités et les souverainetés. Il est bien l'enfant de son époque (années 1993-94 comme début de sa conception), lorsque l'Amérique, sortie de la Guerre froide, s'isola du reste du monde en décrétant qu'elle allait soumettre, de loin, le reste du monde, en niant ses spécificités et en les brisant par divers instruments. Le JSF en est un.

Face à lui, il n'y a donc que le Rafale français.

Un avion antimoderne?

Puisque, face au JSF, ne reste que le Rafale, parlons donc du Rafale. (Cette prudentissime précaution de langage renvoie aux Anglo-Saxons: dans 80% des cas. Lorsqu'ils font une “analyse du marché” des avions de combat, ils parlent, par exemple, du JSF contre l'Eurofighter [quelle dérision lorsqu'on sait ce que vaut l'avion européen], alors qu'on dirait que l'avion français n'existe pas. Nous dirions, nous, connaissant le besoin existentiel de propagande des Anglo-Saxons et de l'américanisme, que cela confirme son existence bien plus que Descartes ne prouva celle de Dieu.)

Cet avion, par la position qu'il occupe et les conceptions qu'il représente indirectement, constitue un phénomène qu'on peut effectivement qualifier d'antimoderne dans le sens où nous explorons ce concept. Il hérite par nature de la position naturelle de la France qui est elle-même, en dépit de ses troupeaux d'intellectuels bêlants et soi-disant “libéraux”, complètement antimoderne. Le fait même d'affirmer son indépendance, son identité et sa souveraineté est, en effet, aujourd'hui, dans les conditions de la bataille engagée entre la structure antimoderniste et le néant moderniste, une définition parfaite de l'“antimoderne” dans le sens que nous ne cessons de répéter dans cette rubrique (« le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») . Depuis que le transfert et l'exportation des armements avancés, et les avions de combat avancés à la pointe de ceux-ci, constituent un fait politique et culturel majeur, — depuis les années 1960, donc depuis la rénovation gaulliste en France, — la politique française dans ce domaine a été nécessairement une affirmation d'identité et de souveraineté de la France aussi bien que de celui qui acquiert des armements français. Ce n'est pas un argument de relations publiques, c'est une vertu de nécessité: la substance de la France étant l'identité et la souveraineté, sa politique ne peut oeuvrer, par définition, qu'au renforcement de ces concepts en général, c'est-à-dire pour elle comme pour l'Autre (dans ce cas, le client qui achète un avion de combat français). A partir du moment où la France renforce les principes d'identité et de souveraineté, ce qu'elle fait en renforçant leur application chez son client (chez l'Autre), elle se renforce elle-même. Le Rafale est nécessairement l'héritier de cette tradition vitale, que le gaullisme n'a fait que rénover (les grandes choses sont des choses humbles). Il n'est pas nécessaire d'avoir aujourd'hui un personnel dirigeant, politique et autre, assez brillant pour exprimer cela, voire pour le comprendre. Il n'est pas nécessaire que la France actuelle qui fabrique et vend cet avion comprenne le sens fondamental de ce qu'elle fait. Elle le fait, point final, et elle est, sans le savoir, antimoderne comme Maistre, Péguy et Bergson. (Elle est de la même boutique, dans un autre rayon ou à un autre étage.)

Ce qui fait la singularité exceptionnelle de la situation, c'est sa simplicité extrême: le Rafale seul contre le JSF seul, les deux clairement identifiés dans leur rôle nécessairement antagoniste, — et l'on comprend bien que l'on ne parle pas ici du simple fait commercial, du seul fait technologique, du seul fait de la politique d'exportation, — tous faits absolument dérisoires par rapport à la question fondamentale que figure l'affrontement entre antimodernes et modernes. [...]

Nous nous attachons au cas de l'avion de combat à cause de sa netteté, de sa puissance, de son évidence dirions-nous. Il est aussitôt acquis à l'esprit que ce cas exprime un domaine plus vaste, où nous retrouvons notre logique interprétatrice. Tout cela ne fait que prendre en charge une situation où la force dominante du monde, — l'américanisme depuis 1945, soudain soumis à une interrogation depuis 1989-91, soudain mis en cause depuis le 11 septembre 2001 par l'anti-américanisme montant des pays soumis, — a effectivement imposé que ce combat fondamental entre antimodernes et modernes change de champ. Il ne se fait plus dans le champ des idées (il n'y en a plus), ni dans celui de la littérature (elle est impitoyablement censurée et contrôlée avec les moyens qu'il faut, principalement la corruption médiatique et virtualiste), mais dans le champ de la manifestation déclamatoire et ostentatoire de la force. C'est la traduction à peine policée de l'extraordinaire prépondérance qu'exerce sur les USA puis sur le monde le complexe militaro-industriel américain, né en 1935-36 en Californie au nom de théories suprématistes, pour sauver l'Amérique américaniste menacée par les effets de la Grande Dépression. (Pour information, il ne faut pas s'étonner des proximités stupéfiantes des conceptions scientifiques et de l'armement entre le complexe militaro-industriel US né en 1935-36 et l'Allemagne hitlérienne, telles que les a mises en évidence Nick Cook dans son livre The Hunt for Zero Point, telles qu'il les exprime dans une interview à The Atlantic Monthly, le 5 septembre 2002. Les savants nazis comme von Braun se sont parfaitement réintégrés dans l'américanisme après 1945.) De l'avion de combat avancé qui en est la pointe avancée,— Rafale contre JSF, — nous passons au champ de la défense (le militaire, pris dans son sens le plus large).

On a bien compris qu'en parlant défense, militaire, etc., nous ne parlons de rien de ce que nous disent d'habitude ces domaines. L'intérêt supplémentaire de notre époque est que le niveau de destruction des armements et l'exclusivité de ces armements à quelques pays rendent le concept de grande guerre conventionnelle marginal, sinon farfelu et inapplicable. La guerre, aujourd'hui, c'est la “guerre de quatrième génération” dont parle William S. Lind, dont l'actuelle guérilla de résistance en Irak est un épisode, dont le résultat du 29 mai en est un autre. C'est dans cet autre schéma d'affrontement qu'il faut placer la dimension de défense et la dimension militaire: non pour une guerre future mais pour l'actuelle bataille, qui n'est pas loin d'être ultime lorsqu'on mesure les conceptions du monde, entre antimodernes et modernes.

Mais nos lecteurs nous comprennent, d'autant que le germe de tout cela est déjà dans le mot de Tarkovski que nous publiions il y a vingt ans. (*) Par conséquent, et pour prendre un cas précis qui nous importe, la critique d'une certaine gauche anti-globalisation et anti-américaniste contre les efforts qu'elle nomme abusivement de “militarisation de l'Europe”, c'est-à-dire de la constitution d'une Europe de la défense où l'influence de la France sera nécessairement prépondérante, montre une grave irresponsabilité intellectuelle. C'est du pacifisme dans un monde où la guerre qui justifiait le pacifisme n'existe plus. C'est le comble de l'irresponsabilité que cherchent les âmes faibles. C'est un abri complètement égoïste que se donne un esprit qui refuse d'embrasser les réalités du drame du monde.

La raison déraisonnable

Cette façon que nous avons utilisée de transcrire une bataille qui se déroulait entre les esprits, dans une bataille entre des événements, ou entre des machines, ne fait que sacrifier aux réalités de notre crise. Celle-ci, la crise, n'est plus la “crise de l'esprit” mais la “crise des esprits”, — par absence des esprits, ou plutôt par leur marginalisation. Aujourd'hui règne le “non-esprit”, et c'est bien cela qui est à la base de cette “idéologie technique”, de cette idéologie du moyen qu'est ce que nous nommons le virtualisme: en inventant un monde qui n'est pas le réel, et dont on veille à ce qu'il ne présente aucun des problèmes auxquels l'esprit s'est confronté pendant des siècles et des millénaires, on suscite la disparition de l'esprit du devant de la scène par inutilité. Mais l'homme n'avait pas prévu la puissance du réel, c'est-à-dire la façon dont l'Histoire récupère à son profit cette disparition de l'avant-scène de l'esprit pour substituer ses manifestations propres. L'Histoire n'est pas une science humaine morcelable et réductible à merci, donc maîtrisable par l'homme, mais une substance en soi, qui a sa propre cohérence, peut-être sa propre spiritualité, qui échappe aux manigances des esprits réducteurs.

En ce sens, notre interprétation, qui peut paraître étrange, voire bizarre, de la bataille de deux machines en représentation de la bataille des antimodernes contre les modernes, se justifie complètement. (Même chose pour la représentation d'un événement comme le 29 mai en un maître comme nous n'avons plus, en un Péguy aujourd'hui empêché d'être: là aussi, encore plus que dans l'exemple plus extrême des avions de combat, l'Histoire apparaît comme une substance en soi, profondément étrangère aux normes de la manufacture humaine, totalement rétive à la tendance humaine à la tromperie et à la dissimulation du réel grâce aux prouesses du machinisme et de son enfant prodige, la technologie.)

En ce sens, le Rafale n'a pas besoin d'emporter tous les marchés; il n'a besoin que d'exister en tant que machine (par ailleurs définissable symboliquement), de se manifester dans les activités les plus banalement mercantiles, peut-être d'emporter l'un ou l'autre marché; ainsi existe-t-il en tant qu'antimoderne une fois que l'interprétation a été suggérée et la preuve existe par conséquent que l'univers virtualiste est pur montage, pure infamie, pure calomnie.

Quant au JSF, un autre élément échappant à la seule logique de notre interprétation, un élément accidentel le caractérise également, — et en cela son destin est d'autant plus passionnant. Il est l'enfant monstrueux de l'usine à gaz nommée Pentagone. Il ne nous étonnerait pas que cette lourde ascendance compromette son destin de façon dramatique, voire irrémédiable. Les antimodernes, qui comprennent parfaitement les réalités du progrès (« le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») et comprennent qu'il s'agit d'un phénomène qui peut être maîtrisé, se trouveraient alors devant une situation inédite, une opportunité exceptionnelle. Ils auraient, à leur disposition, une situation complètement nouvelle, éclairant d'une lumière crue cette situation du moderne ayant réussi à créer la “raison déraisonnable”. (En un sens, et pour l'autre analogie, c'est bien ce qu'a montré le 29 mai, expliquant l'indescriptible panique qui s'est emparée des modernes.) [...]

Ces divers exemples matérialisent une querelle fondamentale entre antimodernes et modernes, qui eut la France comme cadre privilégié (non pas comme seul cadre, puisque l'affrontement a lieu ailleurs, mais comme seul cadre où l'affrontement est si précisément identifié), et qui s'étend aujourd'hui dans toute la civilisation occidentale qui domine le monde. Même si le passage d'un affrontement d'esprits (début du XXème pour l'exemple choisi) à une interprétation d'événements actuels qui semblent éloignés de l'esprit marque effectivement un abaissement de la position de l'esprit, on comprend qu'il s'agit d'une circonstance (les grands esprits marginalisés, découragés, interdits de s'exprimer). S'il peut paraître à certains l'indice d'une décadence, il a par contre la vertu d'une clarté beaucoup plus éclatante (ce qui est d'ailleurs la caractéristique des décadences affirmées). L'identification est plus aisée. Une fois qu'on a avancé l'hypothèse du 29 mai comme mouvement antimoderne, c'est-à-dire événement contre la déstructuration de la globalisation qui représente “le moderne” aujourd'hui, on s'aperçoit que nombre d'autres observateurs ont la même vision, même s'ils ne la structurent pas encore précisément. (On l'a vu dans notre précédent numéro, rubrique de defensa, notamment chez certains Américains, notamment chez Tony Blankley: « [France's] vote Sunday is another form of the Great Reaction to globalization. In ways either benign or malignant, peaceful or violent, conservative or radical, the peoples of the world are beginning to defend their cultures against the cold, soulless intrusion of the globalizing leviathan.  »)

Que reprochent les antimodernes aux modernes? D'être devenus les esclaves du Progrès dans ses aspects les plus mécanistes, les plus systémiques, les plus niveleurs. Avec eux, la querelle des anciens et des modernes qui était courue d'avance puisque les anciens étaient ridiculisés ou “démonisés” sous des termes comme “réactionnaires” ou “archaïques” retrouve tout son sens. Ce n'est plus une bataille de la vertu (les modernes, partisans du mouvement et de la vie) contre le reste, mais une bataille autour du sens de la vertu. Les antimodernes ont cette particularité d'avoir été modernes et de le rester en partie. Leur critique n'attaque pas ce qu'on pourrait raisonnablement accepter comme étant la substance de la vie (le progrès de la civilisation) mais l'enfant monstrueux sous forme d'une dégénérescence affreusement déformée qui en est né.

La querelle n'est pas entre la Raison et l'irrationnel mais entre la Raison déformée jusqu'à n'être plus qu'un enchaînement à un système, contre une vision de l'esprit où la raison à sa place à côté d'autres caractères du bon fonctionnement de l'esprit. La raison, dans leurs mains, est devenue déraisonnable et folle, et transformée en pathologie. En 1931, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient (dans Décadence de la nation française): « De Descartes à Ford, cela veut dire: de l’individu isolé forgeant avec passion l’outil rationnel de compréhension et de conquête, aux individus encasernés, répétant dans des usines rationalisées les mêmes gestes machinaux d’un labeur qui les dépasse. Cela veut dire que Descartes est à l’origine d’une épopée humaine dont nous voyons l’aboutissement gigantesque mais dégradé. Cela veut dire que l’esprit de conquête, la volonté révolutionnaire qui permit et légitima la naissance des règles méthodiques, a complètement disparu chez ceux qui en font maintenant une application intensive et routinière. »


(*) Tarkovski, le réalisateur de Andrei Roublev, “passé à l’Ouest” au début des années 1980, disait en 1985 : « En Occident, tout le monde a ses droits; mais dans un sens intérieur, spirituel, il existe sans doute davantage de liberté en Union Soviétique. Plus je séjourne en Occident, plus je constate que l'homme a perdu sa liberté intérieure. »