Du pessimisme apocalyptique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Du pessimisme apocalyptique

20 janvier 2021 – Il y a à peu près un an, madame la ministre Buzyn faisait parvenir à son président de la République une note sur la possibilité de l’extension d’un virus peu avenant.

Il y a à peu près un an les Chinois commençaient à s’inquiéter sérieusement du virus officiellement encore non identifié qui avait frappé plusieurs habitants de Wuhan.

Il y a à peu près un an, le président Trump fulminait contre la Chine et s’apprêtait à faire interdire les vols entre la Chine et les Etats-Unis.

Il y a à peu près un an, le même Trump s’apprêtait à affronter une procédure de destitution dont il riait par avance, et dont il triompherait d’une façon telle que nul ne douterait plus qu’il serait réélu à la suite d’une campagne devenue morne tant il la dominerait.

Il y a à peu près un an, nul ne prêtait attention à Ol’White Joe Biden, lequel observait d’un œil attendri les affaires ukrainiennes et chinoises de son fils sans trop se préoccuper d’une campagne présidentielle dont il n’attendait pas grand’chose bien qu’il se soit porté candidat à l’insistance du parti démocrate, sinon une élimination précoce que tout le monde lui prédisait. 

Puis vint le virus et le virus régna aussitôt sur toute l’étendue du monde. J’écrivis sur mon état d’‘homme stupéfié’ (plutôt qu’“homme stupéfait”) devant la fantastique mobilisation, comme sur un diktat des enfers déguisés en une sorte de totem du ‘soignant-sachant’ présenté comme un don du Ciel, qui saisit cet autre monde prétendant à la globalisation comme achèvement de la civilisation. Moi qui ai vécu deux (“grippe asiatique” et “grippe de Hong-Kong”) des trois grandes crises grippales du XXème siècle sans m’apercevoir de quoi que ce soit, je crois qu’il y eut aussitôt une volonté de ‘revanche’ du corps sanitaire, en France, mais aussi bien dans l’ensemble de notre civilisation devenue postmoderne, – une ‘revanche’ sur ces pandémies passées inaperçues au nez et à la barbe de la science du type-« raison suffisant » (et raison-subvertie). Je crois avoir lu de la part d’un grand médecin-scientifique, – je ne suis pas assez sûr pour citer un nom, mais tout à fait sûr de ma mémoire quant à l’esprit de la déclaration : “Nous avons été pris lors de la grippe de Hong-Kong alors que nous pouvions riposter avec notre technologie déjà disponible ; cela ne se reproduira plus”.

Effectivement, cette épidémie de 1969 fut considérée plus tard (en 2003 comme on voit ci-dessous) comme un grave échec qui demandait réparation. Les petites plumes laborieuses du “Service CheckNews” de ‘Libération’ ont fait un beau dossier là-dessus, d’où j’extrais ce paragraphe qui justifie cette impression du “Nous ne nous ferons plus avoir”, entraînant la réaction colossale face à Covid19 :

« Il faudra attendre 2003, et les recherches de l’épidémiologiste Antoine Flahault dans les fichiers de l’Inserm pour obtenir un bilan de la grippe de Hongkong. 31 226 morts au total, en deux mois. Aujourd’hui, les données concernant cette grippe, sont encore difficiles à trouver loin d’être mises en évidence. “Il y a une volonté d’oublier un grand raté collectif : les politiques, les médias, les médecins. Et un bilan catastrophique : 31 000 morts en deux mois. Personne n’est bien fier de tout cela”, conclut Patrice Bourdelais. »

Il y a une sorte d’hybris scientifique dans toutes ces remarques, me semble-t-il, et cette observation m’a conduit à des réflexions de grande ambition, ou plutôt à retrouver une conviction assez vague mais très forte que j’ai éprouvée dès le départ, comme lorsque je parle de l’‘homme stupéfié’.

Ce que je me dis renvoie au terrible dilemme où nous plonge l’effondrement de cette civilisation qui déteste absolument le dicton selon lequel « Le mieux est l’ennemi du bien ». Ce que j’entrevois sans trop vouloir en dire plus, c’est la mise en évidence de ce que la recherche d’une riposte irrésistible, “quoi qu’il en coûte” comme dit l’autre, a allumé la mèche d’une fantastique explosion que nul ne voulait prévoir, que nul ne voulait accepter ; ce qui est rendu désormais possible, au-delà de la comptabilité morbide dont on sait combien la mathématique ne dit rien de sa réelle signification, c’est absolument la fin d’une civilisation.

Tout cela fut bellement encadré par le joyau suprême, le Graal de cette même civilisation promise à en mourir, qu’est la globalisation déjà-mentionnée. Cette situation économique, technologique et géographique, avec l’esprit qui va avec sous l’empire d’une psychologie influencée à mesure et au pas, a rendu inarrêtables et décisifs trois effets qui se sont additionnés, s’alimentant l’un l’autre : la rapidité de l’extension de la contagion, l’évidence impérative d’une mobilisation générale et maximale, la nécessité d’une victoire totale, comme l’on dirait une “capitulation sans conditions” du virus.

D’où l’énigme de ce qu’on nomme chez les ‘experts’ la “sortie de crise” : quand aura-t-elle lieu, comment aura-t-elle lieu, – aura-t-elle seulement lieu, d’ailleurs ? La semaine dernière, sur une de ces surréalistes tables rondes des réseaux tout-info où l’on ne parle quasiment que du virus depuis un an, – la Covid, encore la Covid, toujours la Covid (*), – j’ai entendu pour la première fois cette évocation... (Peut-être l’avait-on dit avant, sans doute sinon certainement ; alors je parle pour moi, et comme d’un événement symbolique qui m’arrange bien dans cette réflexion.)

On débattait des vaccins, c’est le thème en vogue, mais l’on parlait aussi du virus et de sa progéniture ; et l’un des invités de dire quelque chose comme ceci : “Le variant britannique, le variant sud-africain, et puis ceux qui suivront, et d’ailleurs est-on sûr que cela s’arrêtera un jour ?” Un silence gêné (plutôt que “silence de mort”) accueillit cette remarque de l’intervenant, qu’on ne songea même pas à insulter bien qu’il vînt du Rassemblement National. Puis la meneuse de jeu, un peu embrouillée et comme on la comprend la pauvre, glissa rapidement sur un “mais ce n’est pas notre sujet”, et l’on passa à autre chose, – le thème des vaccins si vous voulez bien, qui enflamme les pour et les contre, frappés d’une égale démence.

Effectivement, je crois que notre, – que leur désir de “vengeance” (voir la grippe de Hong-Kong), leur volonté de montrer qu’ils tiennent dans leurs mains ce monde dont ils connaissent toutes ses règles puisqu'ils les édictent, conduisent à cette exigence de la “capitulation sans conditions” du virus, et par conséquent fait en sorte que nous soyons conduit à une impasse sans issue de secours. C’est alors qu’on pourra se dire à soi-même, sans trop ébruiter la chose, que la Covid est une arme du Diable pour achever son travail, qu’en vérité il (le Diable) retourne contre lui-même pour s’auto-détruire. Je dis cela parce que je me sens proche de beaucoup de ces remarques que nous dit ci-dessous Bernard Perret, et je crois principalement que cette chose, le virus, a pris sa place pour faire sauter plusieurs verrous que l’on jugeait inviolables à jamais, et notre civilisation, et la modernité avec. C’est une pensée qui peut meubler tel ou tel confinement.

... Car vous notez les premières solides interprétations et les actes qui vont avec, les uns et les autres figurant selon mon interprétation comme le réflexe d’une résistance, et d’ailleurs se nommant dans ce sens (La Resistenza des restaurateurs italiens rouvrant leurs portes contre la volonté des autorités, aussi en lambeaux que celles d’un Biden ou d’un Macron). Je veux dire effectivement, avec ces exemples, aussi frais que deux croissants chauds du matin dans un café-bar ouvert malgré les consignes, que des signes de l’extension de la crise-Covid à tous les domaines inflammables de ce Système en cours d’effondrement, et pour accélérer son effondrement, – je veux dire que des signes se manifestent…

(Je ne veux en rien vous faire miroiter un plan, ou une prévision, ou une interprétation, je veux simplement vous dire qu’en tendant l’oreille, on entend la glace craquer, se fendiller, bientôt proche du désordre pour tenir les flots déchaînés qu’elle est censée recouvrir d’une chape de pôle.)

• Lorsque les restaurateurs italiens se groupent à une cinquantaine de milliers (en théorie) et décident de “résister’ en rouvrant leurs commerces si caractéristiques de l’art de vivre de leur vieux pays : « La montée de La Resistenza face au confinement-Covid! Les propriétaires de bars et de restaurants italiens défient les autorités en choisissant la désobéissance civile… », écrit Damian Wilson. Le même Wilson montre combien les scandales et les crises politiques en Europe (Estonie, Italie, Pays-Bas) sont désormais liés à la crise-Covid, tandis que les Italiens festoient dans les ilots d’incivilité, – devenant une vertu, – ainsi établis.

• Olivier Olivier Babeau, président de l'Institut Sapiens et professeur à l'université de Bordeaux, répondant à une question impertinente de Valeurs Actuelles (« Vous avez écrit que la crise de la Covid était le “Tchernobyl de la France”. Que voulez-vous dire ? ») explique à propos de notre “cher et vieux pays”, puisque « nous voici donc ensemble encore une fois, face à une nouvelle épreuve », – ceci, qui ne dément rien de ce propos du Général comme à propos de notre Grande Crise : « Tchernobyl n'était pas tant un accident nucléaire que le révélateur de l'impasse du régime soviétique. Il a fait éclater au grand jour ce que l'on sait désormais sur lui : les luttes de pouvoir qui phagocytent le système, les mensonges qui s'empilent, le mépris pour la vie humaine. La crise sanitaire joue le même rôle pour notre État. Nous comprenons désormais l'ampleur de son inadaptation aux temps actuels... »

... Mais qui, en vérité, peut se targuer d’être “adapté aux temps actuels”, alors que nul n’ignore qu’on ne sait rien en vérité des “temps actuels”. Nous sommes au terme des « unknown unknowns » du philosophe Rumsfeld.

Ce qui me conduit très naturellement à enchaîner sur une ‘Tribune’ de Bernard Perret (**), dans Valeurs Actuelles du 20 janvier 2021, sous le titre de « Décroissance, perte de confiance en l'avenir… “Ce siècle va nous faire rentrer [...] dans un monde inconnu” ».

Ce que l’on ressent ici, si je puis employer ce mode collectif à partir d’un sentiment fortement ressenti dans mon chef, c’est un climat crépusculaire engendré par les folies de l’homme de la modernité, le « dernier homme » nietzschéen, et pourtant l’absence de désespoir. Effectivement et même si je ne partage pas tous les détours du texte, c’est parfaitement mon sentiment ; je le nommerais ‘pessimisme apocalyptique’, puisqu’il s’agit de l’apocalypse dans son sens premier comme le rappelle Perret avec la plus grande insistance.

Nous sommes, pour mon compte et ma référence au cycle de la Tradition, à la fin d’un cycle, où tout chez l’‘honnête homme’ au sens du XVIIème siècle ne peut être que pessimisme total ; mais ce sont aussi les Derniers Temps de l’inversion absolue, et ils se termineront au terme de l’effondrement par une contre-inversion, et il faut alors avoir ce pessimisme total sans crainte ni désespoir aucun, puisque sachant qu’il s’inversera en son contraire avec l’apocalypse. Dans tout cela, il n’y a rien du nihilisme des profondeurs telluriques du Mordor que l’on entend par ces mêmes Derniers Temps, hurler, se déchaîner et éructer à propos de la Covid, les pour et les contre se déchirant dans des éclairs de démence hallucinée, emplis d’une haine furieuse... Laissons cela et lisons.


« La crise sanitaire est source de détresses psychologiques dont nous ne mesurons pas encore toute l'ampleur. Par-delà ses causes évidentes, ce désarroi revêt une dimension qu'il faut oser qualifier de métaphysique : à travers le bouleversement de nos existences et la remise en cause brutale de bien des certitudes, c'est notre foi en l'avenir et l'idée même d'un sens de l'histoire qui se trouvent sérieusement ébranlées. Notre trouble est d'autant plus grand qu'il est désormais impossible d'ignorer que le changement climatique constitue pour nos sociétés une menace encore plus vitale que les pandémies. Celles-ci font en effet partie des catastrophes avec lesquelles l'humanité a toujours su devoir compter, tandis que la faillite écologique qui se profile à l'horizon de ce siècle va nous faire entrer sans espoir de retour dans un monde inconnu. Nous sommes en train de rendre la Terre moins habitable, il faut être aveugle pour ne pas le voir. Dire cela n'est pas faire preuve d'un pessimisme irrationnel : c’est simplement prendre en compte ce que nous savons.

» Mieux vaut en être conscients ; nous allons vivre des temps difficiles, et il faut se préparer à de grands changements. L’un des effets positifs de ce que nous venons de vivre est de rendre ceux-ci moins inimaginables. Nous savons désormais que les métamorphoses radicales ne sont pas une vue de l’esprit et que nous accepterons des changements drastiques d'organisation sociale et de mode de vie si notre survie l'exige. Mais nous en mesurons aussi le coût. Ceux qui appellent de leurs vœux, non sans de bonnes raisons, une décroissance de l'économie productiviste, voient leur rêve en partie réalisé dans une ambiance de cauchemar, comme un désastre social dont il faut sortir au plus vite.
» Confrontée à ce qui ressemble fort à une trahison des promesses de la modernité, notre société apparaît très démunie aux plans politique, culturel et spirituel. Le grand récit progressiste a fait long feu, nous ne pouvons plus croire que l’histoire humaine se résume à une accumulation tranquille et continue de richesses et de puissance technique. Les crises majeures et les bifurcations inattendues en font nécessairement partie. Comment regarder en face un avenir qui nous échappe ? Comment garder le goût d’agir ? La question est rarement posée dans toute sa brutalité, mais elle est devant nous.
» Je ne conçois pour ma part qu’une manière d'y répondre : voir dans ce futur menaçant une promesse énigmatique, le lieu d'une vérité pressentie mais non encore sue. La pensée dont nous avons besoin pour surmonter les épreuves à venir et leur donner du sens est une pensée apocalyptique, non pas un discours halluciné sur la fin des temps mais une pensée rationnelle du “dévoilement” à l'œuvre dans l’histoire, en accord avec le sens premier du mot “apocalypse”. En d'autres mots, une philosophie de la nouveauté et de l'événementialité du sens, prenant acte du fait que la vie, celle de chacun comme celle des sociétés, est faite d'événements inattendus et souvent dramatiques qui sont autant de moments de révélation. De nouvelles possibilités d'action, de créativité culturelle, de générosité et de donation de sens peuvent apparaître au sein de l’existence humaine sous l'effet d'événements imprévus. Ce qui pourrait nous être révélé presque malgré nous par les drames à venir, nous le comprenons mieux désormais, c'est notre propre capacité à inventer une vie sociale compatible avec la poursuite d'une forme de progrès de la civilisation sur une Terre aux dimensions et aux ressources limitées. »


… Et, pour terminer, un salut au président Donald J. Trump qui a bien mérité de la déconstruction de l’édifice immonde du Système, en y installant et en y entretenant un désordre absolument considérable. Quel que soit son sort et malgré les diverses et si nombreuses maladresses et absences qui ont caractérisé son mandat, il a été ce « cocktail Molotov humain » qu’annonçait Michael Moore. A cette lumière, on comprend la haine absolument extraordinaire, digne des œuvres du Diable, qu’il a suscitée chez tout ce qui touche, de près ou de loin, au Système.

(Une haine très semblable à celle qui marque les affrontements à propos de la Covid. Même famille, même fréquentation, sorte d'“Entre-Soi”.)

Cette haine donc, durera bien au-delà de ce jour où il quitte la Maison-Blanche, elle enflera encore, elle caractérisera absolument la transmutation des USA en un enfer de communication totalitaire, verrouillant la Terreur, répandant la démence dans tous ses quartiers et ses impasses, grossissant le flot déchaîné du désordre. Elle constituera, cette haine absolument irrésistible, un adjuvant et un stimulant très sérieux à la dynamique de l’Effondrement, au côté de la fraîche et joyeuse Covid19. Sapiens Sapiens, ce Jolly Good Fellow des Derniers Temps cahotant, a calculé au millimètre toutes les productions possibles du crétinisme cosmique dont il ne cesse de goûter l’ivresse.

 

Notes

(*) “Le” Covid ou “la” Covid ? Pour ce premier anniversaire du monstre, j’ai consulté l’Académie, constatant que le féminin était devenue d’emploi courant. L’Académie autorise les deux mais juge le féminin plus logique dans la mesure où il s’agit d’un acronyme dont l’objet est féminin : « Covid est l’acronyme de ‘corona virus disease’ [“maladie provoquée par le corona virus”], et les sigles et acronymes ont le genre du nom qui constitue le noyau du syntagme dont ils sont une abréviation. » Je change donc mon fusil d’épaule et passe au “la Covid”.

 (**) Quelques mots sur Bernard Perret... Polytechnicien, ENSAE, directeur de l’INSEE, en poste au ministère de l’Économie et d’autres ; mais aussi catholique d’une foi ardente, et de ce point de vue, selon le Wiki : « enseignant à l'Institut catholique de Paris, et chroniqueur au journal La Croix dont il dirige le service économique et social entre 1985 et 1987. Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Ses thèmes de recherche portent sur l'évaluation des politiques publiques, les indicateurs sociaux et de développement durable, la sociologie et l'anthropologie économique, le travail et l'emploi, les questions sociales, la gestion publique, l'épistémologie, les questions spirituelles et religieuses. »

Auteur de nombreux livres. Ses deux derniers : en 2018, ‘Penser la foi chrétienne après René Girard’, Paris, Ad Solem. En septembre 2020 : ‘Quand l'avenir nous échappe’, Desclée de Brouwer.