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584315 février 2020 – S’il fallait me donner un surnom, je choisirais, avec un brin d’ironie, celui de “l’homme stupéfait”. Ne croyez pas que cet état de stupéfaction me paralyse ou me prive d’un jugement médité ; non il m’accompagne en permanence comme une sorte de guide qui m’indiquerait les choses propices à lui-même ; car cette époque si singulière pour mon compte, formidable pour sa capacité d’inversion et de subversion, pour son talent d’affabulatrice de simulacres, l’est d’abord, pour moi, par sa capacité à me stupéfier. Le dernier épisode en date est celui de l’épidémie du fameux coronavirus.
Je suis un vieux bonhomme, recru d’expériences et chargés de témoignages divers. Par conséquent, j’ai souvenir de choses que nombre de mes contemporains ne connaissent pas, dont ils n’ont pas le souvenir, dont ils ne devinent même pas une seconde l’existence, qu’ils ne croient aucunement possible ; car, qui plus est, cette “époque formidable” a coupé les ponts avec le passé pour se fabriquer son simulacre de passé qui aille bien avec son big Now, et j’en sais plus de vrai que dix bouquins scolaires d’aujourd’hui et quatre ministres dans le début de la quarantaine, dans le gouvernement de leur “nouveau-monde”. Ce que disant, je me permets d’avancer que jamais auparavant dans l’histoire des sapiens sapiens l’on ne vit une épidémie semblable, selon son atmosphère, selon sa narrative et sa perception imposée, selon ses process (cela sonne mieux que “processus’) de communication, selon ses effets psychologiques individuels et globalisés.
Il y a eu un certain nombre d’épidémies de mon temps, notamment au XXème siècle, et j’ai l’expérience de l’effet de communication et psychologique de certaines d’entre elles. Je ne vous parlerai pas de l’épidémie de “grippe espagnole” (tout de même un milliard de contaminés et entre 40 et 100 millions de morts selon les évaluations) ; oui, j’étais encore un peu trop jeune, inexpérimenté, la tête ailleurs. Par contre j’ai vécu à l’âge d’une conscience presque déjà faite, ou déjà faite, notamment le temps de la “grippe asiatique” de 1957 (4 millions de morts, venue de Chine, – tiens donc) et celui de la “grippe de Hong-Kong” de 1968 (un à 2 millions de morts, venue de presque-la-Chine, – tiens donc).
(Je laisse de côté l’épidémie du SIDA, ou virus VIH, démarrée en 1983 et qui n’est pas finie, après 39 millions de morts directs ou indirects. Cette épidémie a des traits très particuliers qui la font entrer dans la sphère culturelle-sociétale, donc qui prépare déjà notre époque ; déjà une épidémie de notre temps, de notre époque stupéfiée et stupéfiante.)
Quoi qu’il en soit, vous voyez, notamment aux chiffres de victimes à une échelle globale, qu’il s’agissait dans le cas de ces épidémies du XXème siècle de choses sérieuses et absolument dévastatrices. Ce dont je puis témoigner “de l’extérieur”, – car je ne me suis pas vraiment intéressé à ces phénomènes mais en étais informé d’une manière générale, puisque déjà attentif aux affaires publiques du monde, indirectement ou directement sinon professionnellement, – c’est que dans aucun cas je n’ai le souvenir de ce déferlement extrêmement rapide sinon quasiment immédiat de préoccupations fiévreuses et parfois paniquées ; d’interprétations extraordinaires et apocalyptiques, de scénarios contradictoires et accusateurs ; avec des hypothèses de “guerre biologique”, de complots, de dénonciations de complotisme, etc. ; d’alertes économiques aussitôt mesurées à des risques d’effondrement catastrophique ; d’appréciations politiques entrant directement dans le jeu de l’affrontement, ou des simulacres d’affrontement des puissances ; avec enfin des perspectives dont certains vont jusqu’à en faire l’amorce de la fin d’une civilisation et de l’effondrement de notre bien-aimé Système.
Dans mon temps, les événements survenaient, de manière imprévue mais sans prétention comme il sied à un événement. Nous n’y étions pas préparés et nous nous y faisions, nous nous y adaptions, tant bien que mal. Notre esprit n’était pas, en un instant, emporté par la chose, notre psychologie totalement fixée, et notre jugement immédiatement conduit aux hypothèses les plus extrêmes, jusques et y compris la protestation radicale et furieuse d’ainsi céder aux emportements extrémistes.
En d’autres mots, nous n’étions pas prisonniers des événements, sinon complices de leur aspect dramatique, qui pour le confirmer, qui pour le combattre ; nous étions confrontés à eux et nous en arrangions comme nous pouvions, jusqu’à n’en plus pouvoir comme les plus malheureux dans ces épisodes. C’était le temps du monde qui poursuit sa destinée, la vie avec ses risques, parfois la mort qui termine le récit pour en ouvrir un autre ; mais jamais vraiment l’emprisonnement ni le bouleversement de soi à la seule nouvelle de la chose, à moins d’une confrontation directe.
Quelle différence, aujourd’hui ! De là, ma stupéfaction, une fois de plus, dans cette époque qui ne cesse de me stupéfier. C’est comme si nous attendions tous ces événement comme une catastrophe inévitable, inéluctable ; comme si nous les appréhendions sans les prévoir, simplement par l’angoisse ou la folie qui nous habite déjà. C’est une sorte de « Levez-vous vite, orages désirés », mais sans Chateaubriand, sans espérances, sans ambitions d’en faire une ouverture vers de hautes destinées comme si l’être avait le pouvoir d’intercéder auprès de la nature du monde pour forger un destin exaltant (« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! ») ; mais au contraire comme une fatalité tragique mais nécessaire pour les plus lucides, comme une hystérie psalmodiée et enfiévrée par des visions psychédéliques pour les plus captifs...
Le coronavirus est aussitôt apparu comme un déclencheur de plus, après d’autres et avant d’autres événements de cette trempe, des obsessions et des intuitions que nous impose et dont nous gratifie cette Grande Crise de l’Effondrement du Système, et ainsi nous-mêmes jouets de ces événements qui nous emprisonnent par ce pouvoir qu’ils ont sur nous. Nous en sommes les jouets, mais pour mon compte sans que cela soit déplorable, – au contraire même, laissez-les faire, ces forces d’au-delà de nous car ce sont elles qui nous guident selon une sagesse de l’Au-Delà...
Je suis stupéfié personnellement (“tactiquement”, dirais-je) par les effets de cet événement mais ne suis pas plus surpris que cela, objectivement (“stratégiquement” dirais-je), tant ils correspondent bien à cette époque stupéfiante. Nous sommes tous dans l’attente de choses formidables, de poussées sismiques incroyables, de symphonies métahistoriques grandioses, et nous voyons dans chaque événement qui nous est imposée, – même si nous en sommes les outils inconscients, – un signe de ce destin exceptionnel.
Mais mon commentaire court après l’événement, déjà dépassé... Car entretemps, Benjamin Griveaux a connu la mésaventure qu’on sait et le monde retient son souffle. Stupéfiant, indeed...
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