Deuxième livre : II. Renaissance et perspective du désastre

La grâce de l'histoire

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La grâce de l’Histoire

Le texte ci-dessous est la Deuxième Partie du Deuxième Livre de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire. La publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde»), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun»), le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : «Le “rêve américain” et vice-versa»), le 16 mai 2010Du rêve américain à l’American Dream»), le 26 juillet 2010Le pont de la communication»), et le 12 décembre 2010La transversale du technologisme»).

Ce Deuxième Livre de l’essai paraît sous le titre « Contre-Civilisation et résistance”.

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Mise en perspective du désastre : la Renaissance

6 – Quel est donc ce mystère ? Notre époque n’est semblable à aucune autre même si elle paraît parfois être le double, presque comme à l’identique d’un “effet de miroir”, d’autres événements que j’ai mentionnés et parcourus au long de ce récit. Ainsi nous renvoie-t-elle, notre époque, comme un effet de boomerang, toujours vers la même référence. Au long de ce cheminement de notre périple, dans cette entreprise de remontée du temps, l’on sait que nous sommes irrésistiblement conduits à en revenir à cette rupture de la fin du XVIIIème siècle dont nous avons déjà tant parlé, en cherchant des points de vue, des perceptions différentes. Une fois considérés tous les aspects de cette rupture, toutes les conséquences, les changements vertigineux qui l’ont accompagnée dans la psychologie des gens et dans le comportement des nations, une fois considérée la matière de la substance nouvelle qui s’est installée avec cette nouvelle période de notre Histoire, l’hypothèse naît et se renforce qu’il s’agit de bien plus qu’une nouvelle époque, de bien plus qu’une nouvelle “ère historique”. Nous en venons naturellement à envisager qu’une nouvelle civilisation est née. (Nous avons déjà utilisé, à bien plus d’une reprise, le terme de “deuxième civilisation occidentale”. Nous y voici un peu plus en détails, – et bientôt, pour aussitôt mettre en cause l’expression comme insuffisante sous la pression de la logique du constat intuitif... Cela est déjà apparu, avec des accidents de plume, lorsque le terme de “contre-civilisation” nous a échappé.)

Une nouvelle civilisation s’ouvre, à la fin du XVIIIème siècle – c’est de cette façon chronologique que se forme, en vérité, le fondement chronologique de notre hypothèse, son socle historique événementiel nourrissant notre perception métahistorique. Une fois cette hypothèse envisagée, elle ne vous quitte plus, elle s’impose par sa force, par son évidence, par sa simplicité même – cette simplicité des grands événements et des événements irréfutables de l’Histoire.

(Et nous tenons à cette hypothèse en embrassant le terme dans toute sa signification ; c’est bien une civilisation au sens où l’entend Toynbee, une de ces civilisations, ou la seule peut-être avec l’ambition à ce point, qui entreprend de récrire l’Histoire en prétendant changer les règles et les conditions de l’Histoire à sa façon, selon sa conception universelle, mue par la vertu de la puissance de la dynamique qu’elle anime ; cette dynamique atteignant une force donnée, une orientation donnée, une activité créatrice donnée, jusqu’à un point de fusion de ses divers composants pour susciter l’enfantement de quelque chose de tout à fait différent, en même temps qu’elle-même entre dans sa phase inféconde, mais avec de l’agrément pourrait-on dire, presque une certaine grâce, même s’il y a du feu et du sang, – ou, au contraire, dit-elle en se pourléchant les babines, parce qu’il y a du feu et du sang. Il y a en général une façon de décliner et de mourir, dans une civilisation qui accepte son destin, qui est la marque du juste accomplissement de ce destin, – « MI>Puis, fais comme moi, souffre et meurs sans parler », dit le loup de Vigny… Cette dynamique devenue ainsi, en mourant elle-même et pourtant en un moment paroxystique d’une sublime puissance, génitrice de l’inspiration d’une Histoire différente qui embrasser la civilisation qui suit, d’un récit reparti de rien, – mais j’entends bien, d’un “rien terrestre”, ou “rien historique”, c’est-à-dire sans préjuger du reste et en laissant la place au reste qui, lui, appartient au tout d’une unité originelle qui porte tous les possibles. Cette violence-là d’un Moment paroxystique est extrêmement caractéristique de l’accouchement de notre “deuxième civilisation occidentale”, dans la mesure où cette “civilisation” dépasse en puissance tout ce qu’on peut imaginer ; mais là, avec cette puissance unique qui submerge le reste, s’arrête brutalement l’analogie, la référence à Toynbee, comme la chute furieuse du couteau de « la guillotine permanente » tranche le propos, pour nous précipiter exactement dans son contraire. Lui-même, Toynbee, avait deviné combien notre “civilisation” est différente des autres, dont il avait étudié les destins. S’il y a effectivement, dans notre “civilisation” prétendant être une “deuxième civilisation occidentale” et s’abîmant en réalité en une “contre-civilisation”, cette “violence-là d’un Moment paroxystique”, il n’y a rien d’apprêté pour après, encore moins l’acceptation du déclin comme le loup attend la mort avec à la fois une fierté et une humilité muettes ; notre “deuxième civilisation occidentale”, avant même d’exister et de mériter son existence, est déjà créatrice de ce qu’elle juge être un nouveau récit de l’Histoire du Monde dont la conclusion, nécessairement paroxystique, lui appartient, et lui appartient au point qu’elle peut décider qu’il n’y a pas de conclusion ; par conséquent, n’entendant nullement se préparer à passer la plume du récit de sa propre Histoire à la suivante, – au contraire, il n’y aura pas de “civilisation suivante”, – créatrice d’“une Histoire différente” bien entendu, et rien après, en vérité “la fin de l’Histoire” avec elle… Cela est essentiel pour la fin de notre récit, et nous y reviendrons par conséquent et à notre façon, lorsqu’il s’agira de constater, avec notre pensée poussée encore plus loin, et décisivement, qu’avec cette “deuxième civilisation occidentale” devenue “contre-civilisation”, plus rien après elle n’est possible que la Chute.)

D’abord, cette hypothèse d’“une nouvelle civilisation” a la vertu historique d’embrasser l’origine de tous les événements que nous avons pris en considération, comme si elle les enfantait ; la Révolution américaine à partir de 1776, la Révolution française de 1789, la révolution de la thermodynamique, avec le Choix du feu entre 1780 et 1820 en Angleterre, jusqu’au “parti de l’industrie” que hait Stendhal, considéré comme l’expression des Lumières en France, en 1825 ; et puis, comme complément historique de ces trois piliers, la naissance de la dynamique allemande, bientôt germanique et pangermaniste, à Iéna en 1806. L’hypothèse a la vertu ultime de réussir une parfaite intégration, comme dans un mariage de passion et de puissance, avec la classification offerte d’une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, prenant son essor exactement dans cette période. L’anthropocène, la nouvelle ère, s’ouvre, si l’on veut, exactement comme naît une tragédie, comme naît la “Grande Peur” de 1789, dont Guglielmo Ferrero fait son thème de prédilection dans l’entame de son Reconstruction, Talleyrand au Congrès de Vienne. La “Grande Peur” va constituer le nouveau rythme de la vie européenne jusqu’à la pause de 1814-1815 (le Congrès de Vienne), exactement comme si le centre du monde civilisé entrait effectivement dans le courant d’une dynamique absolument nouvelle. On sent bien, alors, avec quelle logique maléfique, avec quelle puissance irrésistible, tous ces événements s’intègrent les uns dans les autres, épousent le flux central en l’alimentant entre eux, formant une sorte de dynamo universelle, à l’image de cette machine terrible qui dévore le monde avec toute la puissance d’une chaudière. On mesure combien l’époque change de rythme, de respiration, de halètement, combien son tabula rasa se fait naturellement, comme la tempête emporte tous les ustensiles et ornements devenus inutiles. Nous y sommes, – nous sommes dans le sang et dans le feu, dans le fer poisseux des décapitations sans nombre de « la guillotine permanente ». La nouvelle “civilisation” est en marche.


7 – …D’où vient-elle, cette “nouvelle civilisation” qu’on découvrira “contre-civilisation” ? Bien peu s’intéresse vraiment à cette interrogation, sinon, je le soupçonne, pour y lire la confirmation de ce qu’elle parut enfanter et qui est fabriquée pour nous confirmer dans la justesse de notre destin de la modernité. Nous allons enquêter à ce propos… D’abord, ceci : la Renaissance est, comme l’on dirait dans l’horrible langage militaire, la “base arrière” de cette nouvelle civilisation, qui est la nôtre ; ou bien, dit encore dans un langage plus châtié et plein de promesses, elle serait également comme le produit d’une graine magnifique, elle-même pousse sublime, en même temps qu’elle aurait transmis l’héritage des temps d’avant, non sans une sélection sévère pour le conformer aux exigences de son avenir. (Finalement, je soupçonnerais, au moins par logique de l’intuition, que la Renaissance a été, pour les esprits dont nous faisions la critique, moins que ce qu’on croirait pouvoir conclure qu’elle fut, et, surtout, différent ; il n’est pas assuré qu’elle importe vraiment à tous nos historiens assermentés du Système mis en place depuis, sinon pour figurer comme notre inspiratrice, notre alibi, notre faire-valoir, notre maquillage avant le grand bal de la modernité.) Nous parlons donc de la Renaissance comme matrice de cette nouvelle civilisation, la Renaissance avec sa dynamique libératrice, la puissance de ses idées lumineuses. Le constat n’en reste pas moins qu’il y a foule dans cette “base arrière” et que l’on y fait des rencontres ; je devine, sans trop m’attarder aux charmes incertains du doute, qu’on y croise évidemment, sinon principalement, notre propre Barbare… Lorsqu’une civilisation s’effondre, il faut des barbares pour donner l’impulsion décisive à l’événement, et pour danser la Carmagnole autour du brasier grondant. Je cherche les barbares qui firent s’effondrer la civilisation qui précéda notre “deuxième civilisation occidentale”, les barbares qui dansent autour de nos restes, autour de cette puanteur sans équivalent en prétendant qu’elle sent la rose. Il ne nous surprendrait pas que nous ayons quelques surprises… Aussitôt dit, aussitôt fait ; la plus remarquable s’avère sans aucun doute la surprise, ou plutôt demi surprise, de trouver, à la place “des barbares” habituels des civilisations effondrées, “notre Barbare”, lui, le Barbare fondamental.

… Après quelques réflexions, il m’apparaît évident que le Barbare de notre civilisation, qui a accouché notre civilisation, et qui a accouché d’un monstre en jurant que c’était la haute culture qui naissait – ce Barbare-là ne peut être qu’un haut esprit. (C’est la ruse dévastatrice de notre deuxième civilisation occidentale, bien dans la manière de sa force inspiratrice, que d’avoir été accouchée par un haut esprit.) La chose est conclue, notre Barbare vient donc de la Renaissance. Si l’on suit son parcours convenu, on résumera qu’il trouve dans l’éclosion des sciences qui suit la Renaissance, dont il fait la marque du XVIIème siècle plutôt que de s’en tenir au “siècle de Louis XIV”, le grand pont intellectuel qui va lui permettre d’enjamber les derniers obstacles ; en même temps, il fait de ces sciences en prodigieux essor une référence qui lui est propre, avec laquelle il entend habiller la raison des plus riches atours ; il va ensuite, notre Barbare, jusqu’à faire de cette raison elle-même une référence, qu’il va placer bientôt assez proche de Dieu, puis à côté de Lui, la Raison magnifiée par la science comme créature de Dieu, puis à Sa place puisque la créature issue de la chose vaut aussi bien la chose elle-même, fût-elle Dieu. Ainsi la Raison revue à sa façon devint-elle la Référence de l’Humanité nouvelle. Le XVIIIème siècle, dit “des Lumières”, est le ruban qui boucle le cadeau, la cerise sur le gâteau, l’atour somptueux, la constellation des idées de la Raison éclairant le monde comme fait le bouquet final du feu d’artifice de Notre re-Création… Ces idées élevées et enlevées des Lumières magnifient la référence de la Raison qui a pris son essor en tant que créatrice de la science, la Raison bientôt mise à la place de Dieu, comme notre référence suprême, les idées de la Raison prestement rassemblées comme autant d’expressions de cette nouvelle essence divine. La fête est non seulement commencée, elle est complète. On lui trouvera aisément son Être Suprême.

L’on observera aussitôt, car c’est bien le cas, que je m’attarde assez peu au contenu de toutes ces choses, la Science, les Lumières et leurs idées de la Raison. La cause en est que seule importe la dynamique dans ce cas ; la révolution multiple est déjà en marche et c’est elle qui nous importe, – et le reste, comme l’intendance, n’a qu’à suivre. L’habileté que certains jugeraient diabolique du Barbare qui nous vient de la Renaissance, c’est bien la conclusion à peine suggérée tant elle est évidente que la Raison constitue quelque chose comme un substitut terrestre de Dieu. Ainsi plaçons-nous nos propres références du monde, selon notre entendement ainsi sanctifié, dans des enfermements impénétrables, protégés par l’intraitable sentinelle de la terrible vertu morale ravalée à grands coups de pseudo-métaphysique ; c’en est à ce point que toutes les supputations, toutes les observations, toutes les considérations des choses de la nature et des équilibres du monde échappant à ces références en sembleraient la trahison indiscutable, passible des peines les plus lourdes, coupable du sacrilège épouvantable et justifiée de l’excommunication sans retour. Des relaps, pour faire court.

J’entends par là, sans originalité excessive mais pour marquer la différence de motorisation des époques, que lorsque notre référence était Dieu la chose était tenable à cause de la force de sa logique supérieure. « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! » comme disait fameusement et furieusement Maurice Clavel en 1968, à ceux qui réclamaient le droit à l’avortement en même temps que l’absolution de l’Eglise pour l’avortement, préférant leur propre vertu à celle de Dieu selon l’Eglise, en exigeant que ce “Dieu selon l’Eglise” en fît Lui-même, et presto subito, Sa propre vertu. Cette référence (Dieu) étant par essence inatteignable, en aucun cas elle ne pouvait être autrement qu’une référence. La bataille terrestre était réservée à ses zélotes, aux religions qui se croient assurées de l’exclusivité de Sa représentation et vous interdisent de penser Dieu en-dehors d’elles ; vous pouviez y prendre part mais vous pouviez aussi vous abstenir sans mettre en cause la référence d’au-delà de notre monde, ainsi assuré d’un certain choix dans la responsabilité de votre existence terrestre. Mais le Barbare détourna le sens de la bataille, substituant la Raison bardée de la Science à Dieu. Dans la logique de cette substitution qui installait la Raison à hauteur de Dieu, le Barbare installa ses références terrestres sur des sommets d’une prodigieuse hauteur, qui étaient moins appréciés pour leur hauteur que pour l’inexpugnabilité de la position ; les exigences de ces références étaient telles qu’elles vous interdisaient de tenter l’escalade vers le sommet, alors que seul le sommet semblait une position acceptable pour embrasser la signification profonde de ces références ; mais sans l’aide de ces mêmes références clairement significatives et atteignables seulement à l’issue de l’escalade, l’escalade était vouée à l’échec. La sortie de cette impasse imposée par le Barbare ne pouvait être qu’une rupture ; la Science elle-même s’en chargerait ; c’est-à-dire que la Matière désormais animée des plus sublimes desseins, par exemple ceux que portent “le hasard et la nécessité”, prétendument annexée par la Raison, fournirait les moyens de se passer de l’escalade et nous installerait aussitôt sur ce qu’on vous présenterait comme le sommet, références enfin atteintes puisque la Matière s’en proclamerait à la fois la génitrice et le réceptacle. Il importait d’y croire sur parole et de soumettre cette croyance à l’aveuglement dispensé par la parole de la Matière, et ainsi la Matière bientôt devenue divinité. C’est le Pacte faustien qui marque la fin de la première civilisation occidentale et l’ouverture de la seconde ; le pacte passé avec la Matière où, subrepticement mais avec des moyens désormais d’une violence extrême, – sans que nous nous en avisions car nous sommes tout à nos idées, à nos constructions de l’intelligence, à nos attendrissements du cœur qui se promet d’en penser là-dessus, – la Matière s’empara de l’esprit. Devenue l’inexpugnable référence de l’esprit, elle fit de cet esprit ainsi soumis, pour brouiller les pistes, sa propre référence pour le tout venant, comme on dirait sa référence “de communication”, ou de “relations publiques”. Derrière ce masque, qui pourrait deviner cette dictature de la Matière sinon quelques esprits échappant au carnage, – disons les “happy few” ? Epouvanté, Stendhal entend cette phrase terrible du nommé Gouhier : « Les Lumières, c’est désormais l’industrie ».

…Voilà la version que je qualifierais de “classique” de ce passage historique par lequel nous enfilons notre deuxième civilisation comme une perle sur un collier ; mais “classique” avec de telles réserves sur le mot qu’on pourrait aussi bien en faire une convention bien arrangeante pour la suite, sans complication excessive malgré les apparences ; bref, “classique” comme l’art en tout vénérable qui vous permet d’atteindre une nouvelle rive où vous attend une nouvelle exploration. On s’en tient là pour l’instant.


8 – Il s’agit donc de la “deuxième civilisation occidentale”, cette thèse constituant la charpente, la structure nouvelle de rangement de notre histoire que je propose dans ce récit. Si l’on peut en appréhender d’une façon assez sommaire les prémisses dans l’histoire qui précède, avec la Renaissance comme une farandole lumineuse dans le passé, comme un phare qui vous ouvre la voie libératrice en clignant de l’œil, il faut avouer que l’on reste sur sa faim… J’avoue ne guère me satisfaire de ce cheminement si conventionnel, pour conduire à cet événement que je décris pourtant comme si bouleversant, si fondamental, cette rupture en deux parties de ce qui est en général évoquée continûment jusqu’à nous comme “notre civilisation”, à partir du début du XIXème siècle, avec cette brutalité qui me fait parler de rien moins que d’une “deuxième civilisation occidentale”. Il faut se tourner vers l’essentiel dans l’aspect terrestre de ce récit, tel que cela est évoqué tout de son long, qui est la psychologie humaine et son évolution, et toujours cette précision comme une chose essentielle à répéter, – la psychologie comme outil de la pensée et nullement la pensée elle-même. C’est par cette ouverture que se manifeste directement l’influence des grands courants de l’Histoire. C’est par la psychologie, qui est dans ce cas le “maillon faible” du processus d’élaboration de la pensée humaine, entre le biologique et le mental, que des forces extérieures peuvent faire intrusion, sans être invitées, sans même être perçues, par force, par séduction, par ruse. C’est là que se trouve le verrou de l’intrigue, le nœud du Mystère.

Il nous importe alors d’envisager ce processus de la psychologie, entre Renaissance et Révolution(s), qui conduit à mettre en place les conditions du grand tournant de la deuxième civilisation ; d’envisager ce processus dans sa manufacture, qui fait que la psychologie évolue d’une façon si singulière ; d’envisager cette évolution à son terme, lorsque la psychologie se révèle prête à accepter par avance ce tournant formidable, à le désirer, à l’appeler après l’avoir sublimé, avant même qu’on ne songeât une seconde à le négocier… (Ou bien, dirais-je comme une hypothèse en avance et plus radicale encore, les négociations tournant court et la chose, le tournant fondamental, vous étant imposé comme si vous l’aviez choisie, et ainsi soit-il. C’est une hypothèse qui est si peu à négliger que je ne cache plus, d’ores et déjà, avec quelle intensité fiévreuse je la privilégierai.)

Le processus psychologique qui nous importe prend donc sa source avec la Renaissance et même dans la Renaissance, comme si la Renaissance était la source de tout. Dans ce cas qui contraint notre plume, que dire d’elle selon le sens commun, sinon qu’elle est, la Renaissance, cette splendeur sans égale dont la vertu générale semble hors de toute discussion ; qu’elle s’impose dans nos esprits lorsqu’ils se font mémoires et amateurs de symboles, comme la matrice de l’humanisme qui prétend être la substance même de la modernité ; qu’elle va donc, indirectement, forger la forme de notre pensée, fabriquer nos idées, séduire nos plus hautes intelligences dans une marche qui semble rythmée par la main de Dieu alors qu’Il est identifié de plus en plus à l’homme lui-même, à mesure que l’on “progresse”. Cela conclu et entendu vous vient aussitôt à l’esprit que cette splendeur sans égale (la Renaissance) est immédiatement suivie, presque accompagnée, rythmée dirais-je, de la fureur des guerres de religion qui, elles-mêmes, suivent l’affrontement de la Réforme, laquelle se développe, elle, parallèlement aux derniers feux de la sublime Renaissance, sinon dans le crépitement de ces feux eux-mêmes. L’affaire se complique. Il importe alors, à ce point, de préciser que nul jugement et, encore moins, nulle condamnation ne sont émis de notre part. Nous constatons tous ces événements sans prendre position sur aucun d’eux de quelque façon que ce soit. Il nous suffit de rappeler l’évidence que Renaissance, Réforme et guerres de religion sont des événements qui se mêlent, se chevauchent et s’entremêlent. Il suffit de comprendre que la position qui fait de la Renaissance le phare de notre modernité et sa matrice en même temps apparaît alors singulièrement schématique, ou plutôt tronquée. Ces autres événements, – la Réforme et les guerres de religion, – méritent aussi quelque attention, par rapport à la Renaissance. Il importe, enfin, pour préciser ma pensée, de considérer ces événements les uns par rapport aux autres, pour découvrir leurs ressorts profonds et leurs rapports bien ambigus.

La Renaissance elle-même est un phénomène d’une diversité inouïe et d’une longueur considérable. Elle naît au début du XIVème siècle et atteint son apogée tout au long du XVème siècle, le Quattrocento italien, débordant substantiellement sur le XVIème siècle. Elle est caractérisée par le sublime, la libération des mœurs, la libéralité et la brutalité des puissances, et un appui assez constant de la puissance de l’Eglise catholique dans sa centralité papale et disons romaine (pour simplifier à l’égard des divers “schismes”), à laquelle elle correspond par ses aspects de faste, de licence, de puissance et d’un goût à la fois élevé, enlevé, parfois débridé et sans nul doute quelque peu décadent pour l’esthétique. (C’est tout cela qui va naître et s’affirmer à l’occasion de la Réforme, mais en aucun cas d’elle même, si cela lui fut ensuite fondamentalement attribué, – parce que la Réforme est fondamentalement réactionnaire. On devra pardonner cette iconoclastie qui relève pourtant de l’évidence pour le premier esprit loyalement informé et normalement ouvert à l’intuition, pour se frayer un chemin au travers de la jungle de notre narrative idéologique.)

Dans la Renaissance, il y a un grain d’une folie immense comme une des colonnes d’Hercule aux confins d’un nouveau temps historique, en même temps que l’exultation, le battement de la vie qui semble se révéler à elle-même. L’Eglise romaine s’y trouve comme un poisson dans l’eau, même si certains suggèrent que le poisson a la tête diablement faisandée, qui commence même à puer. Les moines sont paillards, les évêques font grand équipage de leurs maîtresses diverses, les papes ont leurs progénitures comme vous et moi ; les “indulgences” sont négociées dans le même courant d’extravagante licence, parfois offertes par un curé à l’une de ses paroissiennes contre une gâterie qu’elle serait conviée à lui faire. Quoi qu’on veuille et quoi qu’on fasse, l’Eglise romaine est au cœur de la Renaissance, elle en est la matrice, et si cette matrice porte sur elle tous les stigmates de la licence et de la décadence, de la trahison des origines, de la répudiation de la pureté et de l’humilité, de tout ce qui devrait faire la grandeur dépouillée de l’Eglise des origines, l’Eglise papale est au cœur de la Renaissance. Au contraire de ce que devraient exiger les âmes intransigeantes, au temps de la Renaissance l’Eglise est au cœur de son temps… “Borgia Pape !”, s’exclame Nietzsche, au comble du délice, comme une exclamation qui salue la seule occurrence où l’on sent Nietzsche, lui qui se veut l’anti-chrétien par essence et qui ne cesse de dénoncer le christianisme, s’ébrouer soudain dans l’instant unique où il passe tout au christianisme, où il lui voit comme une sorte de Moment exceptionnel où tout aurait été possible. “Borgia Pape !”, pour Nietzsche, cela signifie : dommage, voilà ce que l’Eglise aurait pu faire du christianisme ; et cela signifie également, pour notre propos, qu’à cet instant l’Eglise c’est la Renaissance elle-même.

A ce point déjà, nous voilà sur un chemin brimbalant, dans un univers transformé en une sorte de chaos délicieux, cruel et sublime. Nous avons bien dans l’esprit que la Renaissance constitue la matrice de l’humanisme, laquelle matrice accouche d’une vision, un peu au forceps certes, qui va ordonner la construction de la modernité ; nous avons aussi dans l’esprit que cette modernité va se donner un sens dans l’affirmation accusatrice et imprécatrice contre l’Eglise catholique comme cimier de l’obscurantisme, de la réaction la plus condamnable contre la modernité née de la Renaissance ; nous avons enfin dans l’esprit que “l’Eglise c’est la Renaissance elle-même”. Observer tout cela qui ne craint pas le jeu de la contradiction, c’est constater que toutes les perceptions et les consignes recueillies dans le catéchisme de la modernité se trouvent confrontées à des écueils épouvantables, qui menacent de faire chavirer la barque ; observer tout cela, c’est semer le désordre le plus épouvantable dans les certitudes qui structurent notre vertu moderniste depuis deux siècles, trois siècles, quatre, cinq, plus encore ; observer tout cela, c’est dire la vérité sans autre forme de procès.

…Pourtant, observer tout cela, ce n’est pas, dans notre chef, prendre quelque position que ce soit pour condamner l’un, absoudre l’autre ; que le lecteur nous fasse donc la grâce de nous croire, d’autant qu’il comprend bien que cette abstention de notre part est la seule façon de dégager le jugement du chaos des contradictions impliquées par les condamnations des uns et les absolutions des autres, et vice-versa. Observer tout cela, c’est mettre en évidence une de ces situations de foisonnement de contradictions générales, justement, dont l’Histoire est pleine jusqu’à en être grosse constamment, de ces contradictions générales que les esprits idéologistes ne goûtent guère, qu’ils ressentent comme une giclée d’amertume traîtresse, sortie sans crier gare d’un citron, qui vous agace la dent et vous fait aigre la digestion. Pour notre compte, il n’est pas question de tirer quelque conclusion que ce soit, ni pour l’un, ni pour l’autre camp ; nous ne sommes pas dans une de ces compétitions idéologiques dont raffole notre “deuxième civilisation occidentale”…

Le chemin cahote de plus en plus car nous approchons de la Réforme. Tout le monde sait, ou peut prétendre savoir que l’homme qui eût dû être retenu comme le fondateur de la Réforme, plus que Luther, était le moine Hieronymus Savonarola, ou encore Girolamo Savonarole, le Dominicain devenu dictateur de la pureté à Florence après avoir éliminé la direction des Médicis avec l’accord et le soutien des Français guerroyant en Italie. Savonarole clame que « les papes et les prélats dénoncent la vanité et l'ambition dans lesquelles ils sont enfoncés jusqu'au cou. Ils prêchent la chasteté mais ils ont des maîtresses... Ils pensent uniquement aux biens terrestres et n'ont rien à faire du spirituel ». Savonarole n’aurait de leçon à recevoir d’aucun “réformé” ; au contraire il leur trace la voie à suivre, il est leur tonitruant inspirateur. Sur le bûcher, quand le bon peuple des soudards et des jeunes gens énervés qui l’ont suivi et soutenu se sera lassé, il présentera toutes les marques de l’exaltation mystique, répudiant des aveux obtenus déloyalement (sous la torture ? Pourquoi pas !), proclamant au contraire que sa mort est la sanctification par Dieu de son action rédemptrice, en le transformant en un martyr de la Foi. Au légat du pape venu lui annoncer, ainsi qu’à ses deux compagnons d’infortune grillés pour l’occasion sur le même bûcher, qu’il est exclu de l’Eglise de Rome et de l’Eglise de Dieu comme hérétique, il répond : « Vous pouvez nous exclure de l'Église temporelle, mais vous n'avez pas autorité sur la seconde. » C’est envoyé… Savonarole vient d’annoncer, en ce jour de 1498, que la Renaissance a désormais ses jours comptés, et l’Eglise licencieuse et triomphante avec elle. Ses cris de douleur contenus dans l’exaltation du dernier soupir annoncent l’enfantement, vingt ans plus tard, de la déclaration révolutionnaire de Luther.


9 – Même pour ceux qui ne l’aiment pas, la Réforme doit être un événement complètement compréhensible, du point de vue de l’esprit de la pureté chrétienne contemplant ce qu’est devenue l’Eglise de Rome, dito la pourriture papale. Par ailleurs mais exactement selon le même sentiment, même si elle chemine avec la Renaissance et même dans elle, et lui concède nombre de chefs d’œuvre dans sa Germanie qui paraîtrait si renfrognée, la Réforme semblerait aux yeux du sens commun n’avoir rien de commun avec la Renaissance telle que nous l’entendons dans cet éblouissement de beautés flamboyantes et de bouquets d’harmonies enflammées. Nous dirions même qu’elle la détesterait dans l’esprit qu’elle lui devine justement, y voyant plutôt une entreprise de la pourriture romaine qui voudrait retenir puis reprendre dans les rets de la beauté offerte à profusion les ouailles que cette Eglise de Rome aurait craint, d’une façon prémonitoire, comme Dieu vous en donne le pouvoir, qu’elles fussent tentées par le clin d’œil de la vertu réformiste qui s’annonce.

Ne nous attardons pas sur le cas, tant il est entendu. La Réforme est une réaction violente mais nullement injustifiée contre une Eglise dépravée, la même Eglise qui a réchauffé en son sein la Renaissance. La Réforme va connaître une fortune extraordinaire grâce à la diffusion des thèses de Luther, bénéficiant de l’invention nouvelle et révolutionnaire de l’imprimerie, sans aucun doute. Cette occurrence ne doit pas nous échapper tant elle annonce le reste, à sa façon, – comme le premier acte fondateur du système de la communication, sa préhistoire en un sens ; comme dans un symbole fulgurant, contenant déjà toutes ses capacités de brio dans son intervention sur la réalité telle qu’elle est perçue, pour éventuellement l’orienter à mesure. En effet, la Réforme, qui va déboucher sur les “réformés”, sur les “protestants” et ainsi de suite, va très vite se manifester de façon à ce qu’elle soit perçue comme une réaction violente contre une situation d’obscurantisme ; elle-même, la Réforme, situation de réaction, c’est-à-dire de mœurs contraintes, de censure contre la liberté de l’artiste et ainsi de suite. Par conséquent, la Réforme, réaction appelant à la contrainte des mœurs trop libérées, pestant contre la liberté de l’artiste vivant du mécénat de la Rome de la Renaissance jusqu’à suggérer la censure, va apparaître dans l’image qu’on va s’en faire comme le contraire d’elle-même, comme la force réformiste promise à dénoncer furieusement, à mettre à mal tout ce qu’il y a de réaction, de contrainte des mœurs et de censure dans l’ordre qu’elle conteste. (Si vous avancez que les habituels faussaires se sont beaucoup dépensés pour nous faire gober la farce de la Réforme progressiste et créatrice de la modernité, nous ne vous arrêterons pas. Au contraire ! Les habituels faussaires, des armées de faussaires, pour nous faire notre vraie virginité moderniste au travers de la Divine Réforme. Dante n’aurait pas fait mieux.)

Faites le total, et vous découvrez que la Réforme, qui, je le soupçonne grandement, au fond d’elle-même hait la Renaissance comme triomphe de la pensée licencieuse et comme manifestation évidente de la pourriture papale, c’est-à-dire la Renaissance créatrice de la modernité avec le soutien indéfectible de la pourriture papale, – eh bien, la Réforme s’installe peu à peu dans la psychologie des siècles dans une position absolument inverse. Elle devient l’accompagnement religieux de la Renaissance, puis, bientôt, d’une certaine façon, puis jusqu’à la certitude de cette façon, elle devient la caution morale de cette Renaissance comme si elle actait et symbolisait à la fois l’humanisme et la libération qui caractérisent ce grand mouvement. Si je ne me garde pas de la complexité des termes et de la forme de la phrase, c’est pour rendre compte d’une évolution souterraine, subreptice, imperceptible et pourtant puissante, comme l’on dirait d’un des premiers effets de ce système de la communication à son origine, pour faire sentir ses effets sur les psychologies contemporaines, puis celles des âges qui viennent. La Réforme parvient ainsi, tout en gardant sa lourde vertu, lourde comme une Bible d’avant Gutenberg, à paraître prendre son envol avec la légèreté du libéralisme en devenir, dans les premiers rayons du levant de la modernité ; littéralement, elle s’invertit elle-même, dans son poids et dans son sens… Côte à côte, nous avons le versant “intellectuel” (plutôt qu’artistique, après tout) de la Renaissance humaniste et le versant religieux du tour de passe-passe intégrant la Réforme dans les fastes néanmoins humanistes de la Renaissance, et le tout annonçant le versant moral de la lutte contre l’obscurantisme de l’Eglise de Rome. Les guerres de religion vont, dans l’esprit lointain qui les interprétera plus tard à mesure que les psychologies en seront imprégnées, s’installer dans cette même façon que je crois plus involontaire, et plus conséquence de la faiblesse de cette même psychologie, que comme le fait d’un complot élaboré. Dans les guerres de religion, les “réformés” sont irrésistiblement assimilés aux “victimes” de la réaction alors qu’ils sont le plus souvent l’inverse et, à partir de là, leur fortune ne connaît plus de bornes. De façon en façon, – je parle d’une “façon” comme on parle de la façon d’un tailleur, du style si l’on veut, de la manière de tourner un acte pour qu’il porte une marque, – les “réformés” devenus représentants du réformisme moderniste, puis, du progressisme enfin ; ainsi, ils auront atteint le port, qui est celui de la vertu, et n’en décolleront plus jamais. Ainsi va l’esprit de la chose dans la simili “tradition” qui s’établit, simulacre et inversion de “tradition” en vérité, qui se fait un devoir d’offrir un raccourci saisissant, lequel tord littéralement l’entendement de l’esprit, à l’aide d’une psychologie transformée par cette torsion.

Quel étonnant retournement ! Il y a certes beaucoup à dire du point de vue de la politique, de la propagande, de l’influence, mais ce n’est pas mon propos et, surtout, ceci expliquant cela, je crois que ce n’est pas le cœur, la substance du propos ni de la chose qui le suscite. Mais il faut le répéter, le clamer, l’acclamer même : quel retournement ! Quelle vigueur, quelles forces dépensées dans la formation de la perception pour en arriver à retourner de la sorte cette situation si confuse au départ, et si marquée par la haine de la Réforme pour la Renaissance en tant que bâtarde de la pourriture papale, et aboutissant à la perception complètement inverse que la Réforme n’est rien de moins, du point de vue des valeurs humanistes, que la compagne et la caution morale de la Renaissance.


10 – Si nous avons tracé une très rapide esquisse d’événements divers mais d’une importance si considérable, c’est pour découvrir tout aussi rapidement qu’ils peuvent également, – non, qu’ils doivent être intégrés pour ne faire qu’un. Nous avons, pour rendre compte de la diversité antagoniste des courants, découpé en parties diverses les événements d’une époque qui s’est vécue évidemment d’une façon unitaire. Il est alors nécessaire, pour progresser, de tenter d’embrasser le monde dans son unité, d’envisager le portrait de ce temps historique d’une importance si grande, comme ce tout qu’il est effectivement. Nous pourrons alors mieux observer l’effet des événements qui nous occupent sur la psychologie, ce qui est notre but principal dans cette démarche.

Bien entendu et, finalement, sans la moindre surprise, la perception change en devenant unitaire. La Renaissance, enfin, c’est bien plus que la Renaissance ; on y met dedans aussi bien la Réforme que les guerres de religion, qui sont des événements de la Renaissance. Nous passons donc à une perception intégrée du temps historique de la Renaissance, qui est certes la Renaissance elle-même, découverte dans sa vastitude et sa multiplicité, dans sa plus extrême ambiguïté. Frantz Funck-Brentano publia en 1935 un Renaissance qui abordait l’histoire de la période de cette façon totalement intégrée. Nous nous y attardons parce qu’il nous donne les éléments qui nous importent pour élargir notre approche du problème, pour compléter ce qui a été dit précédemment, pour renforcer la base sur laquelle nous voulons nous appuyer pour développer une interprétation de l’évolution de la civilisation occidentale dans sa dimension psychologique pendant les deux siècles conduisant à la rupture qui nous importe. Ainsi pourra-t-on mieux investiguer le mystère de cette rupture et renforcer l’explication du phénomène.

Funck-Brentano examine cette Renaissance, lui-même, d’une manière intégrée et très générale, en poussant son approche par domaines divers dont le choix lui est propre, selon une méthodologie très différente, bien entendu plus érudite, que celle que nous avons proposée plus haut. Le résultat est une charmante confusion, un bouillonnement sans queue ni tête, la sensation d’un vertige qui soulève et enivre l’Occident et sa civilisation. Toutes les classifications que nous avons évoquées plus haut avec leurs différences, voire leurs antagonismes, se rassemblent et se fondent dans cette unité, quoique sans perdre leurs caractères mais en acceptant des nuances parfois séduisantes ou intéressantes, ou les deux. On observe des modifications économiques et sociales fondamentales, qui transforment la conformation du monde et offrent à la psychologie des horizons dont la nouveauté est sans exemple. Il y a les arts, certes, et il y a les mœurs, la politique et l’économie, mais tout cela en autant de parties prenantes d’un tourbillon superbe et gigantesque. Le monde et sa civilisation occidentale se sont mis à tourner sur eux-mêmes, comme une toupie, créant avec ce mouvement les conditions de prodigieux changements… Mais d’ordre, de classement, de suggestions d’interprétations, point du tout. La confusion du faux classement précédent, avec la Réforme usurpant sa position d’inspiratrice spirituelle de la Renaissance alors qu’elle hait la licence et le désordre de la période, avec l’Eglise dénoncée comme “réactionnaire” au nom de l’esprit de la Renaissance alors qu’elle-même, presque en état de “décadence progressiste” comme nous dirions du courant moderniste, a enfanté la Renaissance, cette confusion s’accentue au-delà de toute mesure.

La galerie des “Papes de la Renaissance” que dresse Funck-Brentano nous projette dans un univers sans aucun rapport avec l’appréciation pleine de préjugements et de préjugés que nous en avons. La pourriture est toujours là mais c’est celle de bons fromages bien faits ou de la fermentation du bon vin presque comme un sacrement. Tous ces hommes sont naturellement, comme une chose allant de soi, des gens de la Renaissance, des esprits hauts, lettrés et grands connaisseurs des arts, protecteurs des artistes et des philosophes découvrant à l’humanité un monde nouveau de sensations et de pensées audacieuses ; ces Papes vivent et agissent comme des Princes, des chefs de guerre et des mécènes, des amants et de bons pères de famille en ce sens qu’ils sont prompts à assurer la fortune de leurs proches et de leurs progénitures. Chemin faisant, il apparaît que l’accusation de l’obscurantisme lancée contre eux est réduite au ridicule d’une pensée pleine d’embarras et de crainte de soi, qui est la catégorie de la pensée dogmatique qui nous sied si bien, à nous, dans notre époque fermée du XXIème siècle, pour nous enfermer à double tour dans ces préjugés permettant de récrire l’histoire à l’avantage de nos chapelles modernistes. Le fait de la nécessité du triomphe de la liberté (plus que l’état de la liberté), présent dans ce temps bien plus qu’il ne l’est aujourd’hui où l’on ne cesse de s’y référer, nous dit cela, également. La liberté de la contestation et de la critique pour réclamer toujours plus de conformité modernité et progressiste, dont nous faisons si grand cas pour nous-mêmes, ne nous garantit guère l’enfantement de la vérité. Elle crée des contraintes et des dogmes catégoriques, par conséquent des obligations totalitaires dont la plus affreuse est l’obligation de la vertu construite sur les débris de la destruction de ce qui, dans le passé, condamne absolument notre présent. Cela, on le comprend aussi vite, aujourd’hui comme hier, ne fait qu’ajouter au désordre et à la confusion.

Le désordre et la confusion des événements et des positions renforcent donc notre perception de la Renaissance. Les anathèmes de tous bords, dans ce foisonnement, se rejoignent jusqu’à presque se confondre, les excès et obscurantismes divers assurant ces surenchères propices à cette sorte d’époque où les frontières deviennent des invitations à leur transgression, – et les vertus, par conséquent, virevoltent de-ci de-là, formant elles-mêmes dans cet océan déchaîné leurs propres tourbillons sans se fixer sur aucune des rives qui le bordent ; c’est le Pape qui protège l’abbé Copernic, l’homme qui a transformé la vision de l’univers, alors que l’Inquisition voudrait bien lui dire deux mots et lui en faire abjurer quelques autres ; la protection du Pape garde également l’abbé Copernic des fureurs des réformateurs, Luther en tête, qui ne peuvent accepter « ces doctrines d’une nouveauté criminelle ». Qu’est-ce qui définit mieux le désordre et l’absence de rangement des idées et des opinions dans cette période unique que la vie et les accidents de la vie d’Erasme, le prince des humanistes et habile publiciste de lui-même, cet homme qui apparaît à ceux qui se retrouvent dans cette démarche comme une sorte de miracle de la pensée lumineuse de l’humanisme ? Erasme est doux et tolérant, il aime la bonne chère et ne déteste pas la compagnie des belles dames ; il veille à rester bon catholique de réputation dans sa condition d’ecclésiastique, il est protégé par le Pape dans ses écrits, il plaide auprès du même Pape, indirectement, la cause de Luther… « Dans le cœur de Luther brillent des étincelles de la vraie doctrine évangélique… » En 1518, Luther écrit avec emphase : « Quel est le coin de terre où le nom d’Erasme soit inconnu ? Qui ne salue en lui son maître ? » Quelques années plus tard, parce qu’Erasme avait déclaré avec une modération toute humaniste qu’il n’adhérait pas à la doctrine de Luther sur la Prédestination, le même Luther fulmine, en ces écrits indiscutables : « Erasme de Rotterdam est le plus grand scélérat qui ait jamais paru sur terre. » Tout cela nous importe-t-il vraiment, tout cela nous permet-il de nous forger une opinion, tout cela nous permet-il d’éviter de conclure droitement qu’aucune opinion ferme ne peut être sortie de ce désordre charmant, fastueux et étincelant, cruel et audacieux, et ainsi de suite ?

Ainsi en est-il tout du long du livre de Funck-Brentano, c’est-à-dire tout du long de cette période qui nous apparaît désormais confuse et insaisissable, exceptionnellement riche et complètement déroutante, sans classement possible, sans rangement nécessaire, – voilà donc la Renaissance dans sa diversité et son désordre. C’est à cette lumière qu’il importe d’apprécier le dernier chapitre, la conclusion si l’on veut, du Renaissance de Funck-Brentano, sous le titre qui ne pouvait manquer de nous arrêter de La Renaissance et la Révolution. L’auteur voit de grandes similitudes entre les deux époques, qu’il définit, dans une vision historique classique fondée sur une comparaison d’éléments similaires, comme des réactions brutales à l’encontre des époques qui ont précédé. Erasme parle du Moyen Âge qui précède la Renaissance comme d’« un temps de ténèbres, d’esclavage intellectuel » et Rabelais constate : « Hors de cette épaisse nuit gothique, nos yeux se sont ouverts à l’insigne flambeau du soleil. » Plus d’un siècle plus tard, Fénelon écrit (« oserait écrire », observe Funck-Brentano, manifestement scandalisé) : « Nous sortions à peine d’une étonnante barbarie. »

A cette lumière brutale, qui a depuis été fort nuancée, pour ne pas dire complètement changée avec la reconnaissance de la richesse du Moyen Âge et l’idée que la Renaissance est sans doute beaucoup plus une progéniture incertaine et presque angoissée du Moyen Âge qu’une révolte contre le Moyen Âge, la similitude des deux périodes (Renaissance et Révolution) apparaît vite, dans l’analyse proposée, beaucoup plus dans l’esprit de la chose que dans l’événement historique soi-disant similaire d’une “réaction”. Funck-Brentano y retrouve, derrière la gloire de la libération des esprits, des sociétés, des mœurs et des arts, une similitude dans l’intolérance qui ne paraît inattendue qu’à première vue, et à vue très courte sans aucun doute. Dans les deux cas, il s’agit d’une poussée bureaucratique, du centralisme sous toutes ses formes et, aussi, sans aucun doute, une forme de dictature des idées. Le roi d’Espagne Très-Catholique Philippe II et le réformateur Calvin parlent comme les chefs révolutionnaires dans la forme de leur discours et dans la substance de leur politique, – le premier comme un Saint-Just, le second comme un Robespierre, observe Funck-Brentano. « Luther parle et écrit comme aurait fait Marat » et, d’ailleurs mais exactement dans ce sens, les commentateurs l’entendent bien de cette oreille, qui constatent plus l’intérêt pour le dogmatisme, – y compris le pire, le dogmatisme de la liberté, – que la querelle religieuse.

« Le plus fidèle et meilleur auxiliaire du réformateur allemand, le doux et aimable Philippe Melanchton, disait lui-même : “Que de gens s’attachent à Luther, non par égard pour ses opinions religieuses, mais parce qu’ils voient en lui le restaurateur de la liberté.” Quelle liberté ? Les bonnes gens eussent été bien embarrassées de le dire. »

@PAYANT Devant les retrouvailles d’une telle constance de l’usage courant des idées, tout nous invite pour notre démarche à laisser le contenu de ces idées de la Renaissance pour constater que cette partie du tableau qui nous est décrite, qui concerne la forme de l’esprit bien plus que son contenu, donc ce qui est de loin le plus important, est bien celle du dogmatisme, de la dictature des idées, de l’intolérance au nom des idées… Par conséquent, là encore, nous serions aussi bien fondé de voir dans les guerres de religion, non pas des guerres au nom de la religion, mais des guerres au nom de l’intolérance, au nom de la dictature nouvelle des idées, – fussent-elles religieuses, comme c’est le cas, mais cela n’a alors qu’une importance secondaire. Notre sentiment à ce point est donc bien que la similitude principale entre Renaissance et Révolution, bien plus que dans la circonstance historique d’une “réaction” par rapport à ce qui précède, qui n’est que la circonstance plus ou moins justement exposée, plus ou moins justifiée d’ailleurs, se trouve, d’une façon bien différente, dans le triomphe du dogmatisme des idées, c’est-à-dire dans la forme d’oppression politique que la pression des idées, encore plus que leur contenu, impose.

(Encore une fois, il faut rappeler et confirmer ce qui a été dit plus haut, et que nous répéterons encore et encore comme un principe essentiel de notre démarche dans ce passage qui concerne la période de la fin de la Renaissance à la Révolution et, au-delà, tout le champ du “déchaînement de la Matière” ; peu importe le contenu des idées et aucune prise de position de mon chef sur ce contenu, à ce point, et précisément dans ce champ de mes réflexions. Le processus observé et qui nous intéresse essentiellement est psychologique, pas intellectuel ; le roi Très-Catholique en Saint-Just, Luther en Marat, Calvin en Robespierre, tous les trois sont dans une catégorie similaire, quasiment d’un même esprit et en côte-à-côte, comme une solide fratrie vertueuse, alors que le contenu de leurs idées religieuses s’oppose d’une façon qu’on décrirait comme “radicale”. Il importe de bien inscrire dans son esprit ce qui compte dans ce cas. La forme de l’esprit, l’outil de la réflexion, tout cela forgé par la psychologie, sont le lien historique qui importe, et à partir de cette proximité nous pourrons avoir une vision métahistorique. Tel qu’il apparaît alors dans son essentialité, ce lien nous confirme le mécanisme qui fait envisager favorablement l’hypothèse que la Révolution est fille de la Renaissance, et que le flux séminal de cette filiation est la psychologie. Cela justifie encore plus qu’on s’attache grandement, plus loin, à l’évolution de cette psychologie.)

En prenant en compte la fructueuse interprétation qu’offre Funck-Brentano, notre vision se nuance fortement, en allégeant les exigences des interprétations approximatives que nous avons rappelées (“la pourriture papale” et le reste) ; ces approximations existent et jouent leur rôle certes, mais elles n’expliquent pas tout, ni même tout à fait l’essentiel. Entre Renaissance et Révolution, il n’y a pas une période brisante et rupturielle, ce qui est proposé en général pour justifier la vision plus large de deux réactions similaires contre deux époques de forme similaire qui précèdent. Sur ce point-là, précisément, il y a une affaire de circonstances historiques, d’interprétations variables. Au contraire, il existe une vérité de continuité entre Renaissance et Révolution, passant par un stade intermédiaire, un “sas” historique nécessaire, mais cette vérité est d’essence psychologique et marque la forme des idées et la façon dont les idées sont maniées. Les deux événements ont dans l’esprit de la chose une parenté incontestable et cette parenté se marque, pour la Renaissance, dans l’interprétation aussitôt offerte des idées de la Renaissance, aussitôt interprétées dans un sens moral et politique, même si elles sont religieuses. Luther-Marat, l’homme qui proclame un maximalisme réformiste pour revenir aux sources nécessairement contraignantes de la doctrine, donc l’homme qui offre un renouvellement de l’enfermement dans les fers et les rets des contraintes de la religion régénérée dans ses principes intangibles, est perçu très paradoxalement, disons par l’esprit libéral et moderniste, comme un “libérateur” (« Que de gens s’attachent à Luther, non par égard pour ses opinions religieuses, mais parce qu’ils voient en lui le restaurateur de la liberté »). La similitude est incontestable avec la Révolution, avec ce qui sera affirmé de ses chefs, le tapage qu’on fera de leurs propos, le gommage qu’on prendra soin de mener à bien de la contradiction entre propos et actes, que dis-je, entre propos doctrinaux enflammés et très vite envolés, et l’esprit de la chose, affirmé, constant, aussi lourd et tranchant que la guillotine.

Ainsi en venons-nous au principal, pour comprendre l’évolution des psychologies durant la période ; pour comprendre que, derrière toutes ces considérations qui témoignent de la complexité des comparaisons entre les deux périodes, on devine les tensions que l’esprit doit affronter pour bien les saisir, prendre attitude vis-à-vis d’elles et s’amarrer à une ligne dogmatique choisie pour ce qu’on croit être un certain confort de la pensée, sinon une assurance morale à cet égard, voire ce qu’on croit être la sûreté de son intégrité physique. Nous en venons effectivement, ou en revenons, à la pression exercée sur les psychologies de chacun, comme sur la psychologie en général. Il nous importe surtout de retrouver, du point de vue des pressions subies par la psychologie, le processus décrit précédemment, d’une façon bien plus systématique et bien plus forte puisque touchant tous les domaines de la vie, toutes les nations également, et si l’on veut la civilisation elle-même en un mot. Il s’agit de la formidable contrainte à laquelle est soumise la psychologie, à partir du temps décrit comme sublime et merveilleux de la Renaissance, où l’on se trouve engagé dans des nécessités non moins formidables d’interprétations contradictoires, pour faire correspondre le dogmatisme des idées qu’on épouse avec les réalités des activités et de l’enseignement de ceux, hommes ou partis, ou choix religieux, dont on en fait la source. La Renaissance “sublime et merveilleuse” est aussi la Révolution avant l’heure, dans ses méthodes et ses contraintes, et surtout, et essentiellement pour notre propos, dans le poids de fer qu’elle fait peser sur les psychologies. La sorte d’obligation où l’on se trouve, je dirais presque comme une coutume du jugement ou comme l’on dit un mot de passe pour accéder au jugement, de la décrire comme “sublime et merveilleuse” malgré ce que l’on est conduit à percevoir et à sentir d’elle, de ses ambiguïtés, de ses contraintes cachées, est déjà, en soi, une pression considérable sur la psychologie.

Nous en revenons alors, bien plus fortement et bien plus assurément, cette fois convaincus que nous décrivons un phénomène historique d’une formidable puissance et qui supplante tous les autres, à notre exclamation ci-dessus ; nous en revenons à notre exclamation qui fait la part la plus belle, et de loin, à la psychologie contrainte par le problème constant de l’interprétation et de la transformation qu’imposent les idées, bien plus que contrainte par le contenu lui-même de ces idées… Nous en revenons à ce “Quel étonnant retournement !”

Ainsi va se nouer la tragédie, qui va être éclairée sans pitié par les Lumières. Avant de s’y coller, il est apparu utile, puis, bientôt, et cela à la mesure et à la vision du phénomène, il est apparu impératif de lever un coin du voile sur le cadre cosmique de l’épisode considéré. Je précise que cet impératif m’est apparu en seconde lecture, et après avoir été mis en présence de sources qui y invitent. Cette chronologie involontaire rend compte d’une nécessité : après avoir décrit une époque et ses prolongements, en jugeant avoir ainsi fermé le cadre de la description, apparaît bientôt la nécessité de retrouver la trace ultime des forces supérieures qui, jamais, ne relâchent leur étreinte ni ne retiennent leur influence, ces forces supérieures qui sous-tendent ce récit, le justifient, le grandissent en lui donnant des dimensions qui dépassent toutes les époques considérées, en les liant pourtant par une transcendance du domaine de la métahistoire.


11 – A la lumière de ce qui précède, nous voici placés devant ce que nous jugeons être un développement avec des aspects décisifs, concourant à former et à serrer ce nœud métahistorique fondamental du “déchaînement de la matière” qu’on a déjà signalé et longuement décrit, qui se profile, à partir d’où nous nous trouvons, dans la perspective des deux et trois siècles, jusqu’au terme de celui des Lumières. A cet instant de poursuivre sur cette voie, un temps d’arrêt, un temps de réflexion qui est aussi et d’abord un temps d’élévation, n’est pas sans promesses ; au contraire, ce temps-là tiendra et donnera l’élan supplémentaire qui permet d’embrasser toute l’importance du processus psychologique que nous décrirons plus loin.

Ce temps de réflexion et d’élévation est placé ici de telle façon qu’il incite à l’observation plus en hauteur, et d’un autre point de vue, de ce nœud central du propos. On ne tarde pas à distinguer, comme l’on retrouve un compagnon absolument nécessaire, la respiration puissante et pour nous indubitable de ce phénomène surjacent d’une très grande force et d’une exigence essentielle, un phénomène tel que nous ne pouvons en être instruits que par l’intuition haute. Il s’agit de la dynamique métahistorique qui embrasse le domaine et conduit notre destin, influençant l’évolution des choses, l’évolution de nos psychologies, l’évolution des événements, telles que nous devrions les percevoir pour bien mesurer la tragédie de la période que nous vivons ; il s’agit par conséquent de l’évolution de l’esprit, évidemment sous l’influence de cette dynamique métahistorique qui se manifeste par le canal de notre psychologie, selon la vigueur et la souplesse de l’interprétation qu’on en fait ; il s’agit enfin de la véritable dimension de la période, révélée par le lien entre les origines de la Tradition et notre crise présente, à nous du XXIème siècle, celle-ci et celle-là, la Tradition et notre crise, mises ainsi d’une façon puissamment impérative dans un droit fil où s’inscrit à sa vraie place et dans sa réelle signification encore dissimulée l’énigme de la Renaissance que nous observons dans ce passage. Cette énigme est ainsi mieux exposée, s’inscrivant à son tour dans cette topographie métahistorique comme une sorte de tourbillon gigantesque où tous les choix de destinée concevables se heurtent et s’entrechoquent, s’affrontent et se défont, rendant en un certain sens tous ces choix possibles, avant que le destin, coloré d’ores et déjà d’une influence maléfique à laquelle céderont bientôt l’espèce humaine et sa civilisation devenue contre-civilisation, n’impose son choix… Trois siècles plus tard, ce sera fait.

Ce même “temps de réflexion et d’élévation” permet de dégager également une indication sans ambiguïté de notre volonté de faire de ce passage de notre récit, et de l’épisode de la Renaissance par conséquent, le contraire d’une rupture, – dans l’ordre de l’idée soulevée plus haut avec Funck-Brentano, mais ici d’une façon plus ambitieuse. On doit trouver dans ce rangement que nous proposons la confirmation puissante que, derrière et au-dessus des agitations et des confusions qui caractérisent la période, nous avons effectivement retrouvé le cours de cette dynamique métahistorique, en général dissimulée par sa puissance et sa hauteur à la pensée trop sensible à la paresse des apparences, – cette dynamique qui fixe à cette même pensée, pour la transmuter, ses véritables enjeux métaphysiques. Cela renforce décisivement l’ensemble de la cohérence de notre récit, l’essence même de notre réflexion et ainsi de suite, en montrant effectivement la hauteur du domaine de cette réflexion. Avec la dynamique métahistorique dont nous parlons, ce bouquet de phénomènes très hauts et invisibles pour le courant, des phénomènes sublimes et incomparablement spirituels certes, accompagnent ce que nous avons décrit jusqu’ici, et le reste, ce que nous décrirons ensuite, comme la basse continue dans une pièce de musique, qui englobe cette pièce de musique en lui donnant tout son sens.

Éclairés par cette appréciation, je dirais que la Renaissance et ce qui suit ne sont pas une nécessité bassement historique conduisant le destin humain selon des normes présentées pour nous aguicher comme un peu en-dehors des séries habituelles, marquées par l’apparence bruyamment affirmée de la fortune de l’humanité et, plus loin, de l’empire de la raison humaine et d’elle seule; c’est dire que cet “en-dehors des séries habituelles” reste, pour finir, dans la norme des normes de ce que nous nommerons plus tard le Système… Si l’on veut faire de la Renaissance une nécessité qui fasse raison d’être, alors il faut s’élever au niveau de la métaphysique et cette nécessité sera métahistorique plutôt qu’historique ; et l’on découvre qu’il n’en peut être question que si l’on accepte le concept cyclique de la Chute, dont nous distinguons, en ce début du XXIème siècle, les premiers éclats du choc final. A cet éclairage, les événements prennent tout leur sens, ils atteignent au sublime que nous signalions auparavant, ils s’installent au plus haut au-dessus de nous, ils respirent puissamment comme le ferait une immense créature dont la grandeur aurait la grâce de l’Histoire enfin devenue métahistoire, et nullement la monstruosité d’un sapiens qui veut se faire plus gros que son histoire à lui.

Ce “temps de réflexion et d’élévation” dont nous parlons au début de cette pièce pourrait, certes, pour marquer un dédain affirmé des démarches communes, avoir comme emblème l’expression de “Contre-Renaissance”, du titre du livre, de 1950, du professeur américain Hiram Haydn. Nous proposions cela en un premier jet car, effectivement, la puissance langagière de l’expression nous a ouvert la voie pour ce passage, et nous lui devons bien cette reconnaissance. Mais l’on découvre aussitôt que là s’arrête l’usage possible de l’expression, au risque d’être d’un usage abusif si l’on va plus loin, parce que l’expression est déjà utilisée, parce que Contre-Renaissance, de Haydn, très formaliste et classée très précisément, ne rencontre nullement ce qu’il nous importe de signaler. A suivre les considérations de cet auteur, nous ne ferions que découvrir de nouvelles contradictions et de nouvelles complications par rapport au schéma déjà si complexe qu’on a dessiné avec une esquisse de la Renaissance selon les croyances, les idéologies et les “ragots historiques” rassemblés quelques siècles plus tard en compétitions diverses pour interprétations conformistes ; la Contre-Renaissance de Haydn confirme abondamment la complication, sans rien ajouter au fondamental pour notre propos. Décidément, il ne faut rien prendre d’essentiel en dedans soi qu’on n’ait été éclairé comme il importe d’être par l’intuition haute. Aussi est-ce bien à l’expression seule, seul objet de l’intuition, que je m’arrête, pour en user pour un nouvel élan, pour bifurquer vers un érudit de la Renaissance, que Haydn installe justement dans son courant de la “Contre-Renaissance” mais qui, outre cela, s’impose d’une façon puissante comme le représentant de bien d’autres choses qui nous intéresseront nécessairement. Il s’agit de l’érudit Cornelius Agrippa, dont la carrière, l’esprit et le destin sont les sujets d’une thèse devenue livre en 1965 aux USA, publié en français en 2006, de l’universitaire Charles Nauert, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance. Nous l’utiliserons avec constance et insistance dans ce passage.

(Le livre, une thèse universitaire fouillée, est un peu accablant pour le lecteur, au début, par sa profusion extrême de détails et de références ; au moins avons-nous le sentiment que l’auteur s’est armé de bagages considérables pour charpenter son travail, qu’il forme un terrain solide où poser nos pas. Très vite, sur l’essentiel dont on découvre qu’il concerne la proximité de notre érudit, Agrippa, avec “la crise de la pensée” de son temps, le livre apparaît bien plus qu’utile ; pour qui sait y distinguer le flux des courants qui ont abreuvé certaines de ses trouvailles, sans que l’auteur s’en soit nécessairement avisé ni l’ait voulu de la sorte, il est même une source incomparable de lumière. En plus, il est conduit, sans timidité excessive, à mettre en accusation, arguments à l’appui, l’historiographie moderne de dissimulation et de production de fausse monnaie intellectuelle. Il nous donne déjà des cartouches pour la bataille qui s’engage contre la modernité… Nauert décrit cet Agrippa, cet érudit fort important de la période, balançant sans jamais trancher tout à fait entre la soi-disant “crédulité” des sciences occultes et de la veine hermétique du néoplatonisme, et l’“incrédulité” du scepticisme qui va nourrir avec juste ce qu’il faut de déformation tout un courant intellectuel participant incontestablement à l’élaboration de la modernité ; puis Nauert nous montre, sans barguigner, comment l’historiographie de la modernité s’employa à ridiculiser le premier penchant d’Agrippa dans cette mesure absolument condamnable où celui-ci relève de la Tradition, à le mépriser de toutes les façons possibles, à le réduire à l’accessoire y compris par le jeu de l’élimination faussaire des signes de sa puissance, au profit du second bien entendu.

Pour achever ce propos entre parenthèses, qui nous sert ici pour conclure notre introduction à ce passage, je parlerai un peu plus du “sens” du livre, qui témoigne lui-même du drame que nous voulons décrire. Après avoir constaté les vertus de la thèse de Nauert, et l’aide que cette thèse va nous apporter, on observera combien l’extrême final du livre est stupéfiant, où Nauert se comporte finalement, et avec quelle grossièreté qui laisse béer le procédé, exactement comme ceux qu’il a dénoncés. Après avoir, pendant 311 pages, donné toutes les raisons, jusqu’aux plus hautes, de douter décisivement que la modernité puisse être, au travers du destin d’Agrippa, l’expression des vertus véridiques d’une Renaissance parcourue par l’incertitude des angoisses qui forment une prémonition de la catastrophe de la modernité, Nauert nous offre une page et demi d’un panégyrique insensé de la modernité.

« Finalement, même Agrippa n’entrevoyait pas comment l’esprit européen se préparait, tel le légendaire Phénix renaissant de ses cendres, à émerger de son désespoir pour trouver un sens nouveau à sa mission, reprendre confiance en soi et lutter résolument pour le progrès. Il lui était donc impossible de voir en ses propres doutes et son propre désespoir la préparation d’une synthèse sur un plan nouveau et à un niveau supérieur… […] Il ne pouvait s’apercevoir que des livres comme [son De vanitate] auraient pour effet d’encourager une audacieuse remise en cause des autorités reconnues et des croyances acceptées dans tous les domaines et prépareraient ainsi l’esprit humain à accepter, ou du moins à sonder, de nouveaux modes d’explication de faits anciens. » Ainsi l’auteur justifie-t-il brusquement toutes les déformations, notamment à l’encontre d’Agrippa, qu’il a reprochées plus haut à l’historiographie de la modernité, pour faire exsuder de la mémoire malaxée du pauvre Agrippa un enseignement involontaire justifiant a posteriori tous ces malaxages au nom de la modernité jugée triomphante. Ce type de contrepied est un fondement de la démarche de la modernité ; la tromperie, voilà sa marque de fabrique…

Si l’on considère le rapport des pages consacrées à un état d’esprit et brusquement à son double contraire comme un démenti imposé par le Système, – rapport de 311-2 en défaveur du réflexe pavlovien de la modernité, – on parlerait d’un “minimum syndical” pour l’auteur. J’évoquerais, pour mon compte, l’automatisme d’une pensée soumise au Système mais emportée par son sujet et le goût de la vérité, et rappelée à l’ordre, au dernier moment, au moment de terminer l’œuvre. C’est une indication de plus pour nous inviter à utiliser cette thèse et ce livre comme base de travail.)

Mon intention initiale, lorsque je l’ai découvert et que je l’ai choisi pour qu’il occupe une place ici, était de ne pas trop m’attarder à ce Cornelius Agrippa, cet érudit trop oublié par rapport à l’importance qu’on lui attribuait à son époque, mais cette importance qu’il mérite tout de même par contraste avec l’oubli injuste qui vint plus tard ; pour autant, et sorti de l’anecdotique, son exemple s’est révélé, à l’étude éclairée de l’intuition et selon les pièces qu’on nous donne, comme une inspiration venue du passé, comme une illustration puissante de ce passage du temps historique, dans ce qu’il a de moins communément connu et, finalement, de plus révélateur… Agrippa, à la fois mage et grand occultiste, et, par conséquent, inspiré d’abord par la philosophie hermétique de l’Antiquité et par le néoplatonisme, puis inspirateur lui-même de certains grands sceptiques (Montaigne essentiellement) et certainement en bonne partie devenu sceptique lui-même, également à la fois affreusement soupçonneux et déchiré par son soupçon à propos des vertus de la raison humaine mise dans la dialectique médiévale ; un moment proche des thèses de la Réforme sans être jamais devenu protestant (Nauert est convaincant à cet égard, et nous permet d’écarter ces vaines querelles qui ont toutes l’allure d’un diable plongé dans un bénitier) ; enfin partisan d’un retour à la pureté des seuls écrits saints et d’une fidélité sans faille à l’Eglise traditionnelle, tout cela chronologiquement dans sa destinée ou dans le désordre des sentiments et des angoisses ; mais désespéré toujours, du début à sa fin, cherchant en vain un équilibre et une harmonie de l’âme, de l’intelligence, de l’esprit, – en quoi il est, Agrippa, parfaitement un reflet de son temps… Tout cela se suit, se chevauche, se contredit, s’argumente et se dénonce, si bien qu’il nous semble découvrir au fil du récit, en Agrippa, un grand éclaireur de l’avenir, avec quelque chose d’un initié de certaines grandes traditions du passé soudain déchiré par le doute affreux ; Agrippa, reflet du bouillonnement d’un temps historique si brillant mais également caractérisé par ce que Nauert nomme justement “l’anarchie intellectuelle”, manifestée puissamment au début du XVIème siècle, où se poursuit et meurt la Renaissance, où apparaît la Réforme, où gronde déjà, lointainement mais à coup sûr, le bruit des guerres de religion. C’était aussi l’époque où le confortable Erasme, déjà âgé, jurait qu’il aimerait avoir quinze ans pour pouvoir connaître et vivre pleinement les temps exaltants qui, selon lui, s’annonçaient. Lequel des deux est un Juste en l’occurrence ?

(Effectivement et après avoir hésité comme je l’ai noté ci-dessus, mais aussi après avoir développé tous mes arguments, également ci-dessus, qui rendent compte d’une certaine fascination pour ce personnage à peine esquissé, je m’arrête finalement plus longtemps à Agrippa. Sa destinée, sa pensée, l’aventure que fut sa vie et l’aventure intellectuelle qu’il connut, en une période charnière de l’époque charnière que fut la Renaissance, – au moment où la Renaissance est à sa dernière apogée et où apparaît Martin Luther, – voilà bien assez pour faire de “l’homme de Nettesheim”, comme le nomme Nauert en se référant à la ville natale de son érudit, un exemple et un guide, non seulement de son temps mais de la crise de son temps considérée comme un des éléments s’inscrivant de tout son poids et de toute sa force dans la crise qui caractérise le terme du cycle que nous vivons ; considérée déjà, cette “crise de son temps” de la Renaissance, comme un double prémonitoire du terme de la crise qui caractérise cette fin de cycle que nous vivons, nous autres, en ce début du XXIème siècle.)

En abordant son cas, Nauert prend naturellement soin de placer l’odyssée spirituelle et intellectuelle du grand érudit Agrippa dans le cadre général de la situation des idées, ou du tourbillon devrions-nous dire, dans cette phase de la Renaissance (à peu près du début du XVIème siècle jusque passé son gros tiers, autour de 1540). Le propos mériterait alors effectivement l’étiquette de “Contre-Renaissance”, mais dans un sens beaucoup plus universel dans la dimension temporelle et spatiale, et à un degré beaucoup plus haut, que le schéma développé par Haydn ; dans le sens où l’on découvre la vérité d’une humeur fondamentale de l’esprit, avec une inquiétude angoissée dans le sentiment, qui s’opposent diamétralement à ce que la connaissance admise par le Système vous autorise à penser, en général, de l’humeur et du sentiment de l’esprit durant la période. Nous trouvons cette vérité dans le propos initial de Nauert, avant d’entamer le récit de la vie de son érudit, alors qu’il en trace rapidement le contexte…

L’Europe au début du XVIème siècle, qu’on a déjà décrite comme une explosion de splendeurs diverses et d’audaces intellectuelles qui impliquent un optimisme, ou à tout le moins un vitalisme, exubérant et conquérant, est aussi tout à fait autre chose lorsqu’il s’agit du monde des idées dans son sens beaucoup plus large et d’une bien plus grande hauteur, là où se nouent les grandes espérances et où se dispersent les illusions trop pressées ; le monde des idées prenant sa distance des emportements et agitations terrestres en s’élevant jusqu’à la fondamentale signification spirituelle de ces idées, en élargissant son regard sur tout l’ample territoire de notre métahistoire. C’en est au point que, dans ce royaume des idées, on identifie le contraire de ce que le récit terrestre et commun, le récit-Système, nous dit de la Renaissance ; c’est qu’effectivement, nous considérons la Renaissance dans cette continuité métahistorique qui nous importe, – et, alors, la couleur change… Le passé que tous ces gens, qui ont une haute conscience des idées qui caractérisent la chose, semblent un instant avant dénoncer et abandonner comme une “barbarie” devenue insupportable, apparaît soudain, l’instant d’après, comme un paradis perdu qui leur échappe, qu’ils pleurent désespérément tant ils sentent confusément qu’en le perdant, ils perdent quelque chose d’inestimable.

« Ceux qui vivaient effectivement au début du XVIème siècle avaient une toute autre vision de leur époque. Leurs élans d’optimisme étaient égalés, peut-être même surpassés, par de sombres crises de pessimisme. Ils assistaient à la dégénérescence des systèmes intellectuels dominants de la scolastique médiévale qui se transformait en causeries purement futiles ou empreintes du désespoir intellectuel et de l’appel à la foi aveugle. […] La rencontre avec la littérature antique nouvellement redécouverte était souvent porteuse de déséquilibre tout autant que de stimulation intellectuelle. Le ferment de la réforme religieuse, pour ceux qui avaient dû en faire réellement l’expérience, se traduisait par une exaspération grandissante face aux conditions existantes, ainsi que par une angoisse mentale des plus vives chez ceux qui ne pouvaient accepter l’Eglise telle quelle était et qui ne parvenaient pas à s’arracher à l’institution religieuse traditionnelle… […]

» Si le sentiment d’un potentiel encore inexploré par l’homme moderne faisait partie de l’esprit de la Renaissance, il convient de mentionner également la sensation d’avoir perdu la sécurité de la foi et des actes, la sensation d’être parti à la dérive, accompagné d’une vision du monde qui rejetait violemment l’héritage culturel traditionnel du Moyen Âge (le rejetait amèrement, tout en le plagiant de temps à autre sans vergogne et sans mentionner sa source) mais qui, en même temps, offrait peu de certitudes rassurantes de son propre cru, hormis le rejet frénétique de la “barbarie” du passé récent… »

L’aventure de la perception, de la réputation de ce grand érudit qu’est Agrippa à travers les âges jusqu’à ce que l’oubli (au XVIIIème siècle) l’écarte de nos manuels de la pensée-Système, mérite d’être soulignée et explicitée à cause de son apport à la conception générale qu’on tente de définir ici d’une crise qui se manifeste par les prémisses d’une attaque puissante contre la Tradition. Malgré ses innombrables centres d’intérêt, ses variations d’opinion, malgré sa mise en cause des sciences occultistes, de “la magie” si l’on veut, qu’il développa pour son compte (en 1527, De vanitate) après les avoir exaltées 15 ans plus tôt (De occulta philosophia, premier manuscrit en 1510), Agrippa resta essentiellement dans la mémoire qu’on eut de lui comme “un mage”, comme “le grand magicien” « qui avait recherché la sagesse du passé lointain » dans l’occultisme. Cette mémoire, comme on la hume, sent le souffre. Bientôt enrichie des doutes terribles de l’incrédulité de son De vanitate, elle fut utilisée pour la fabrication d’une légende, « qui symbolise le malaise intellectuel du XVIème siècle » ; cette légende prit la tournure sombre et terrible d’une malédiction, en rapprochant jusqu’à la confusion, pour ceux qui le considérèrent plus tard, « ce symbole de leur propre combat et du désespoir intellectuel » qu’était devenu Agrippa d’un personnage terrible et maléfique. Cette malédiction fit d’Agrippa une sorte de double substantivé du Docteur Faust (qui apparaît à cette époque comme héros immortel et terrible d’un conte populaire allemand), un être accolé au symbole qu’est Faust et, perverti par ce symbole, singulièrement lorsque Agrippa fut perçu comme une source d’un enseignement tari, entre ce qu’on jugeait désormais comme la crédulité de ses œuvres occultistes et l’amertume désespérée de son De vanitate faisant litière de tout espoir de savoir humain… Nauert rappelle que le poète Marlowe les rapprocha explicitement puisqu’il met dans la bouche de son Doctor Faustus l’appréciation proche de l’idéal de l’esprit selon Faust, que lui-même (Faustus) honore en la personne d’Agrippa. Plus encore et par dessus tout comme référence littéraire et symbolique, il y a le Faust de Goethe, qui doit beaucoup, sinon l’essentiel à Agrippa ; lequel Agrippa, avec De vanitate, avait été la cause d’une crise intellectuelle profonde chez le jeune Goethe, dont l’optimisme initial fut profondément bouleversé, avec sa belle jeunesse, par cette lecture. Agrippa était devenu Faust, et la messe noire était dite.

Mais j’arrête ici mon exégèse intéressée, puisque l’essentiel est dit, et que c’est lui que je veux retenir pour le propos ; il dit que le souvenir d’Agrippa, tant qu’il y eut un véritable souvenir, se confondit souvent avec une légende qui faisait de lui, Agrippa, un être sombre jusqu’à en paraître diabolique, et jusqu’à l’être tout simplement, à la fois inspirateur et double de Faust. Il ne nous importe pas que la chose soit juste ou injuste, non sans noter, certes, qu’elle est injuste, et calomnieuse dans l’esprit autant que dans la lettre ; l’image, et bientôt le symbole, et bientôt la perception qu’on eut de plus en plus de lui à mesure qu’on entrait dans la modernité, voilà les choses qui nous doivent arrêter. Agrippa est alors présenté, voire travesti, comme l’homme du doute désespéré, l’homme du pessimisme, à la fois directement par son De vanitate, à la fois indirectement par ce qu’on juge être son échec dans la matière des sciences occultes de De occulta philosophia dont il aurait pu prétendre sortir la quintessence d’un accès au domaine de la surhumanité et de la divinité. Ainsi en est-il d’Agrippa, avec De occulta philosophia et De vanitate en apparence irréconciliable contradiction, transformée pour les besoins de la cause de la modernité en indirecte complémentarité puisque l’échec prétendu de l’entreprise du premier nourrissant les conclusions supposées du second. (“Echec prétendu” et “conclusions supposées” selon l’interprétation que la modernité donne des deux ouvrages dans la mesure des tendances classifiées selon cette même modernité qu’ils semblent indiquer : échec des recherches occultistes d’Agrippa devenant échec “prétendu” de retrouver la Tradition, accolé aux conclusions du second ouvrage “supposées” être l’actant de cet échec, et donc la confirmation de la dénonciation décisive de la Tradition.)

Agrippa est cet homme du doute désespéré et du pessimisme qu’on est conduit à juger plus tard, après qu’il ait été tordu pour la cause de la modernité, et à mesure qu’on entre dans la modernité, comme destructeur ; cela, à la différence d’un Montaigne, qui prit tant de lui (d’Agrippa) mais qui met sur cette substance inquiète et désespérée un sourire complice et enjôleur, comme une promesse de l’apaisement, qui définit en réalité, et malgré toutes les réserves du bel esprit, ce qui va ouvrir la voie à un quelque chose de l’épouvantable certitude de l’homme moderne ; et cela, cette certitude, qui s’avérerait, elle, au bout du compte, rien de moins que la mystification suprême, jusqu’au “déchaînement de la Matière” et au-delà. (Je ne peux que trop insister sur la représentation que se fait la modernité d’Agrippa, j’en suis assuré, jusqu’au fond d’elle-même, comme un des boucs émissaires de convenance, une façon en plus de tant d’autres de se rassurer ; cela, la perception de la modernité à l’encontre du grand érudit, dont elle fait à la fois un “magicien”, ou un “mage”, et un homme qui a partie liée avec le démon, bouc émissaire devenu diabolique… La modernité transforme le doute d’Agrippa, son désarroi et son pessimisme à propos des questions fondamentales, en une intention maléfique, et assimile le fait du pessimisme dans la Renaissance à l’acte du démon, au Mal par conséquent, attaquant ignominieusement la source de la modernité que serait la Renaissance dans le récit-Système que la modernité nous fait de la Renaissance. C’est un jugement caractérisé par l’inversion complète de la perception, qui est souvent la marque de la modernité, qui pourrait s’apparenter à ce que René Guénon désigne comme la “contre-initiation”, et qui deviendrait alors, dans ces circonstances, une “dés-initiation” puisque son effet est de pousser décisivement à l’abandon de la Tradition après le verdict d’obsolescence idolâtre et barbare, et de représentation du démon, sinon du Mal, – inversion achevée par jugement sans appel de la raison subvertie.)

Agrippa représente ce côté sombre de la Renaissance, qui n’est pas loin de lever le drapeau de la “Contre-Renaissance” comme on lève une résistance, mais d’abord et de façon infiniment plus fondamentale, infiniment plus significative dans le cadre de notre propos, en identifiant et en accusant une sorte de “Renaissance faussaire”. Nulle part, on ne trouve en lui l’apaisement, l’amnistie de lui-même pour lui-même, ni de lui-même avec son temps. « Agrippa de Nettesheim personnifiait les multiples doutes et incertitudes de son temps », écrit Nauert ; en même temps, comme on l’a dit, avec dans sa postérité le terrible Faust… Dans cette voie qui nous entraîne vers les symboles puissants qui sont seuls capables de disperser les montages faussaires de l’historiographie moderniste, et nous-mêmes connaissant l’évolution que l’on sait vers la modernité, ne serait-on pas conduit d’une manière faussaire également, à l’insu de notre propre bienveillance pour l’érudit, à identifier une correspondance puissamment symbolique, entre les deux, Faust et son double ? Agrippa devenant le docteur Faust qui passe un pacte avec le diable, Agrippa devenant effrayant et détestable justement selon cette démarche faussaire, parce qu’il « personnifiait les multiples doutes et incertitudes de son temps », à ce point qu’Agrippa ainsi subverti s’impose alors, pour notre compte et pour notre édification, dans une inversion vertueuse, comme le témoin irréfutable, voire l’accusateur qui clame que la Renaissance que nous chérissons comme mère de la modernité est d’abord “Renaissance faussaire”… Agrippa semant ainsi le trouble dans les certitudes que nous jugeons être sacrées pour définir notre Renaissance reconstruite et servant de cimier à la modernité et proclamant à l’avance sa vertu intangible ; Agrippa, avec son doute et ses interrogations angoissées, qui aurait été effectivement “le diable” pour ceux qui voulaient qu’on les laissât tranquillement border le lit nuptial où était fécondée et d’où naîtrait la modernité… Ainsi comprend-on qu’avant de disparaître de notre mémoire-Système, comme trop infréquentable somme toute, il ait été perçu comme quelque chose du diable nullement pour ses prétendus tours de magie mais parce qu’il avertissait à l’avance, par ses choix fondamentaux et l’évolution de son esprit, que la modernité et ses “lendemains qui chantent” constituaient peut-être une chimère et, peut-être, pire que cela, une terrifiante catastrophe. Alors, il était perçu comme quelque chose du diable par ceux-là mêmes qui cédaient déjà au diable véridique et irréfutable par le chemin de l’inversion qu’est la modernité, au nom de leur fascination pour la modernité… Effectivement bon exemple d’inversion, à cet égard. Par conséquent, le XVIIIème siècle consommé dans le “déchaînement de la Matière” qui marque son terme, qui annonce la chevauchée furieuse et déstructurante de la modernité, on s’empressa d’oublier Agrippa à qui l’on avait fait un sort.

Qu’on ne s’y trompe pas une seconde : c’est moi qui parle, et nullement Agrippa, qui aurait pris une plume aussi résolument antimoderne alors que nul ne savait encore, dans son temps d’“anarchie intellectuelle”, que viendraient bientôt la vraie modernité et, nécessairement, la réaction aussitôt essentielle de l’antimodernité. C’est moi qui parle, décidé à assumer cette vision de la Renaissance qu’un de ses grands érudits nous communique, peut-être à l’insu de lui-même, au travers des péripéties de sa carrière et des angoisses de son esprit. Arrivés à ce point où nous dominons les multiples confusions de cette période sans égale, où les engagements insaisissables et pourtant radicaux ouvrent le champ à toutes les tromperies possibles, aux illusions funestes, aux fabulations édifiantes, aux inclinations sentimentales, il nous apparaît par delà Agrippa et pourtant grâce à ce qu’il nous dit de son aventure intellectuelle et de la tragédie qui l’habite, qu’il s’agit bien d’un carrefour de notre propre aventure ; voici le palais des miroirs déformants, les subterfuges de l’esprit, les labyrinthes où se perd la raison, le point où commencent à se nouer les fils de notre nœud gordien ; voici l’ouverture de ce qu’il nous importe de conter du déroulement de notre histoire jusqu’à la transformation de l’ordre de la magie noire (Agrippa sait ce dont il est question), de notre flux venu des origines de la Tradition sublime, horriblement transmuté dans cette “contre-civilisation” de l’inversion, de la subversion et de la Fin des Temps.

Il y avait d’abord eu, dans mon chef et pour caractériser ce passage, l’expression de “Contre-Renaissance”… Je l’ai finalement abandonnée. Une fois menées à leur terme sa rédaction et la réflexion que cet écrit engendra à mesure qu’il se développait, l’expression “Renaissance faussaire” apparaît bien mieux appropriée comme on l’a compris plus haut. Agrippa en serait alors le personnage central, symbolique, le témoin à charge capital bien qu’involontaire, certes bien plus qu’un Erasme ou qu’un Montaigne aux destins assurés, avec leurs choix faits, bien installés dans leur époque et leurs bonnes réputations derrière des esprits dont la fronde est souvent réduite à la seule apparence des choses, déjà avec quelque chose des certitudes faussaires de modernistes avant l’heure, des précurseurs somme toute confortables de la modernité, déjà installés dans la gloire œcuménique dont les a couverts le conformisme humaniste et moderniste. . (Je parle des personnages qu’on a fait d’eux sans qu’ils n’en aient rien voulu, même s’ils ont laissé faire, et sans en juger sur le fond de leurs talents, de leurs vertus et du reste.) Agrippa a exprimé magnifiquement, sombrement et tragiquement, “l’anarchie intellectuelle” et le pessimisme de son temps. Il fut tout, du magicien et du néoplatonicien au croyant aux seules Ecritures Saintes et à l’Eglise, du sceptique au réformiste marginal, au désespéré ; enfin, jusqu’à la représentation du démon, une fois son heure passée, pour le profit de la cause faussaire de la modernité. Mais, pour les représentants de cette “cause faussaire”, tremblants comme des feuilles mortes, – revenons à eux qui sont déjà installés dans la tromperie, – lui, Agrippa, comme un démon en version inversée, qui amenait avec lui un message de tonnerre, qu’il faut savoir entendre sans entendre le bruit, qui embrasse le décor faussaire de la modernité ; eux-mêmes, bien entendu, n’en sachant rien, avec des oreilles pour ne point entendre, se contentant des tremblements convulsifs de leurs emportements modernistes sans savoir la cause de ces spasmes.

Emporté dans la représentation symbolique de cette époque de la Renaissance qu’on a magnifiée nécessairement pour la cause, Agrippa nous manifeste en vérité la confrontation de l’esprit à une crise majeure de lui-même ; cette confrontation elle-même comme une crise qui ne fut pas résolue, qui permit de bifurquer vers la tromperie faussaire de la modernité avant que nous retrouvions cette même crise, aujourd’hui. Ainsi pris comme son symbole, Agrippa représente un moment de folie et d’anarchie de l’esprit, forcé par la perception de l’effondrement d’un monde, par la crainte que ce qui va remplacer ce monde et dont on ne sait rien nous réserve des surprises cachées et mauvaises. Il nous suggère donc, lui qui chercha également le moyen de conserver un lien, ou de le renouer, avec la Tradition en voie de perdition dans l’impasse de l’Eglise du Moyen Âge et de sa scolastique rationnelle parvenue au bout de sa course, Agrippa nous suggère de voir dans cet âge de crise terrible de l’esprit du monde, une crise actant effectivement la rupture du lien avec la Tradition.

Cette rupture est réalisée effectivement, du point de vue essentiel du symbolisme et au niveau de l’Histoire elle-même. Si l’on veut en tracer les élans cosmiques et considérer la période de cette façon dont nous usons dans ce passage précisément, il nous semble que la Renaissance ne marque rien moins, pour l’histoire de notre civilisation s’engageant dans la voie de devenir contre-civilisation, que le phénomène fondamental de l’inversion du sens de l’inspiration de l’Histoire ; et ce mot “sens” pris dans ses deux significations, et ses deux significations accordées, certes, dans le sens spatial comme dans le sens spirituel, et l’une et l’autre en parfaite correspondance, également parfaitement sensibles à l’inspiration de toutes les sortes. Nous entendons par là que ce que nous identifions dans l’Histoire entre la Renaissance et la formation de la “contre-civilisation” comme nous la percevons, c’est effectivement une inversion du sens de l’inspiration et de l’impulsion. Nous sommes entrés dans le Temps de l’inversion et l’Histoire est retournée du tout au tout ; elle est invertie.

Jusqu’à la Renaissance, ou disons la “crise de la Renaissance”, le sens vers où était tourné le regard et où l’esprit cherchait à s’abreuver était nécessairement avec l’inspiration de ce que la Tradition nomme l’Unité, le Un fondamental, c’est-à-dire l’origine de tout, l’essence fixée au centre et faite centre elle-même, la chose structurée originellement et infiniment. Le sens était, comme on dit, “vers le passé” ; c’est-à-dire, vers la chose originelle, achevée comme la source du reste, y compris d’une vision ordonnée et structurée de l’avenir. Soudain, l’inversion s’impose avec brutalité et totalement, sans que le sapiens en prenne exactement conscience mais déjà avec les effets à mesure. En deux siècles, de celui de la Renaissance à celui des Lumières et de la Révolution, l’avenir seul, la chose à venir, devient le sens et la promesse de l’accomplissement de tout, elle devient notre nouvelle Unité, notre nouveau Un fondamental, notre source et l’origine de tout. L’inversion est si forte que la source de nous-mêmes, le géniteur, se trouve dans ce qui n’existe pas encore, ce qui est à venir, et l’éternité comme une réalité qui est encore à créer, et qui le sera par notre propre grandeur ; la vanité nous a permis de ne pas trop nous attarder à ne pas perdre l’esprit sous le poids de ce contresens absurde, devenu trou noir de notre destin, de ne pas trop nous interroger. Que l’on songe pourtant, en ouverture de la suite du récit qui abordera plus loin le cas de la terrible “fatigue psychologique” qui va conduire la pensée à accepter puis à favoriser, au XVIIIème siècle, les conditions qui permettront l’événement terrible du “déchaînement de la Matière”, que l’on songe au poids que de telles conceptions intégralement, géométriquement faussaires, font peser, justement, sur la psychologie. Cela prépare le terrain de l’exposition de la vulnérabilité et de l’approfondissement de la faiblesse de la psychologie face aux tourbillons des idées issues de la Renaissance, dont la modernité exigera qu’elles soient interprétées selon son diktat.

… Ainsi, dit et fait brièvement, l’on dira que l’avenir remplace le passé et devient “la promesse de l’aube”, comme si tout ce qui avait précédé n’était que prélude, et même, moins encore, prélude dans une sorte de néant sombre et inexistant, dans la nuit qui précède l’aube. Ils ne le disent pas encore puisqu’ils feignent de continuer à honorer Platon et les autres, puis Agrippa lui-même, mais ils ne sont plus très loin du tabula rasa de la Révolution. Ils composent, presque les yeux fermés, presque par un instinct nouveau dont on jugerait qu’il est difficile de ne pas lui trouver quelque aspect diabolique, la véritable formule de la modernité. C’est un curieux renversement et un renversement faussement majestueux, qui n’a cure de l’absurde ridiculisant la logique au nom des certitudes de la raison humaine transmutée à l’avantage d’un avenir écrit avant que n’existe son passé. L’effet de ces choses, étrange et incertain, pèsera sur notre monde jusqu’à sa rupture eschatologique, on le sait d’ores et déjà puisque c’est aujourd’hui et que j’en écris là-dessus.

L’“anarchie intellectuelle” qui caractérise la Renaissance d’Agrippa, décidément plus “Renaissance faussaire” que nature, on la retrouve en ce début de notre XXIème siècle. Cette proximité jusqu’à la similitude est évidente en ceci qu’aujourd’hui comme au début du XVIème siècle, l’on assiste à une insurrection contre la raison, – respectivement la raison de la scolastique médiévale pour le début du XVIème, la raison de la modernité (y compris ses faux-nez des pseudo-réactions de l’irrationalité) et de la science qui conditionne le Progrès pour le début du XXIème. La différence fondamentale entre ces deux réactions n’est pas moins évidente que leur proximité dans l’objet de leur vindicte, en ceci que l’enjeu suprême a changé. Le premier conflit du XVIème siècle se développe alors que nul n’ignore qu’il existe un arbitre suprême, qui est la transcendance, qu’on la nomme Dieu ou principe absolu de l’Unité universelle ; et les anti-rationalistes scolastiques, lorsqu’ils proposent “la magie” comme alternative, comme l’Agrippa de De occulta Philosophia de 1510, proposent en fait un retour à la philosophie hermétique de l’Antiquité et au néoplatonisme, et ce retour ne nous coupe en aucune façon de Dieu mais propose d’autres voies d’accès à Lui. Leur grief se trouve dans ce qu’ils perçoivent comme la dégradation de l’Eglise traditionnelle, par la pratique excessive de la raison scolastique, avec pour effet d’assécher la transcendance, d’étouffer le lien sacré de la Tradition. L’une des critiques d’Agrippa contre l’Eglise, dite mezzo voce mais nous y voyons des traces de l’essentiel, c’est bien sa décadence par la perte de ses vertus transcendantales. « Le manque de dons prophétiques est une preuve évidente de la décadence du clergé », fait dire Nauert à Agrippa ; la révolte d’Agrippa contre la rationalité scolastique qui a « rendu obscure la parole de Dieu » se définit exactement comme une révolte contre “le moderne” (« une rupture […] avec les façons “modernes” (c’est-à-dire médiévales)… »). Ainsi tout se passe-t-il comme si le fait du “moderne”, hors même de toute chronologie, identifiait son vice fondamental de la logique de la déstructuration par l’inversion en constante accélération dans sa dynamique propre, avec cette volonté furieuse de rompre la tradition, la continuité, la pérennité ; comme si le “moderne”, toujours hors de toute époque et de toute chronologie, per se, était promis à produire de toutes les façons le poison de lui-même, à nourrir de ses vices divers sa propre décadence, à déstructurer le reste et à se déstructurer lui-même ; comme si le “moderne” conservait comme une formule du malin le penchant affreux de sa proximité avec la matière, de son enchaînement paradoxal au déchaînement de la Matière, de son attirance irrésistible pour la Chute… Nous retrouvons aisément cela, dans notre temps du XXIème siècle, sans nous sentir dépaysés un seul instant.

… Mais nous sommes, comme nous l’avons déjà noté, dans une terrible situation par rapport à celle du XVIème siècle (Agrippa), même si l’une et l’autre ont tant de similitudes. La différence est de l’ordre de l’essence même de l’esprit, d’une telle évidence qu’elle est rarement notée. Nous sommes dans cette situation où nous ne pouvons même pas renouveler dans un débat avec nous-mêmes « les doutes et les incertitudes » qu’Agrippa agite pour lui-même, pour représenter le malaise de son temps. Son biographe Nauert observe, à son propos, à propos de la fin de son odyssée intellectuelle et tragique : « Plus de vingt ans plus tard, en écrivant une dédicace pour le Livre Trois de “De occulta philosophia”, Agrippa réaffirma que l’esprit ne saurait accomplir son ascension vers Dieu, l’ultime vérité, s’il se fie à des choses uniquement terrestres plutôt qu’aux choses divines. » Cela, cette décision ultime de l’ascension vers l’“ultime vérité”, ne nous est plus permis ni possible, dans le débat intellectuel et spirituel entre esprits indépendants des chapelles, en ce début de XXIème siècle. Pour accéder à l’“ultime vérité”, dit Agrippa, il faut s’appuyer sur des “choses divines” parce que les “choses terrestres” n’y suffisent pas ; comment pourrions-nous faire, si nous voulions suivre cette exhortation quant à nous, dans un univers où il a été décrété que les “choses divines” n’existent pas, leurs références et leurs symboles classés sans crédit ni considération, objets de plaisanteries méprisantes, relégués au sombre magasin des accessoires de la superstition. Ainsi serais-je conduit à observer que, dans notre temps et selon les règles qui triomphent, un Platon et un Agrippa, comme un Plotin, un Thomas d’Aquin ou un Dante, auraient tant de difficultés à développer leurs activités, à trouver un éditeur, à susciter quelque écho à leur pensée, qu’ils en seraient, au mieux, considérés comme des gugusses trop excentriques et trop peu sérieux pour être même accusés d’être réactionnaires (réac’), et sans doute, plus certainement, tout simplement conduits à abandonner l’exercice de ces activités pour gagner quelque maison de retraite. Ainsi passent les grands initiés.

Aujourd’hui, rien de la sorte de la référence à des “choses divines” ne peut être proposé, aucune alternative n’est possible, puisque tout dépend de l’objet même de notre vindicte, puisque tout tient à ce que nous voudrions abattre ; ainsi notre “anarchie intellectuelle” tourne-t-elle à vide car il n’y a plus de ces matières diverses pour figurer dans le mouvement fou qu’elle anime ; tout se passe comme si cette “anarchie” s’exerçait sur le vide, l’entropie de la pensée réduite à l’unification d’un automatisme monstrueux figurant la seule pensée acceptable. On ne peut plus aller de la Tradition à la raison, de l’occultisme au scepticisme, de la modernité au refuge dans les Textes Saints, ou au retour au platonisme. Nous sommes enfermés dans une situation de l’intellect que nous caractérisons grossièrement, selon le discours triomphant et totalitaire, de “situation-TINA” (du TINA de There Is No Alternative) ; nous ne pouvons rien d’autre qu’exercer ce désordre sur ce rien, contrairement à l’“anarchie intellectuelle” d’Agrippa. La tension extrême qui en résulte, qui me fait croire moi-même à la finalité du conflit dans la fin eschatologique du cycle que nous vivrions actuellement, est que la seule alternative possible à la mise en cause radicale de la raison, comme ce fut le cas au début du XVIème siècle, est le retour à la Tradition. Dans cette période du début du XVIème siècle, ce n’était que la question du choix de la voie à trouver (“magie”, référence au néoplatonisme) parmi les divers choix offerts ; aujourd’hui, c’est tout simplement la perspective de la rupture complète puisqu’aucune alternative n’est plus admise dans l’univers réduit à la raison humaine et aux seules possibilités humaines, et l’alternative de la Tradition ne signifie rien de moins que la sortie de cet univers, le rejet de toutes les conceptions existantes, et l’effondrement par conséquent. Il nous importe d’autant plus de distinguer dans le bruit et la fureur de notre époque les signes de cet effondrement entraîné par la rupture, car nous savons bien que c’est de cela qu’il s’agit. C’est une situation bien singulière, qui justifie sans aucun doute qu’on se penche sur le mystère de sa formation et de sa réalisation. Nul doute, nous le savons déjà, que cette exploration nous donnera l’une ou l’autre clef pour ouvrir le mystère de notre temps présent, ou l’inspiration pour mieux l’embrasser.

…Voici donc comment nous en sommes arrivés là ; comment nous nous sommes orientés, à grands pas pleins de confiance et de certitude, vers le Siècle des Lumières et le déchaînement de la matière ; comment, effectivement, la matière s’est éveillée en mugissant et s’est déchaînée. Sur cette voie, nous commençons par tenter d’évoquer, à partir de ses origines, l’une des plus grandes aventures du monde, et la “passerelle eschatologique” qu’elle nous offre entre la Renaissance et les Lumières : le Christianisme.