“Abracadabra”, schuss...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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“Abracadabra”, schuss...

1er octobre 2015 – Si je comprends bien, Poutine a pris les choses à l’envers, non ? ... D’ailleurs, peut-on dire “Poutine” ? Au départ, il n’y est pour rien, dans tous les cas il peut le dire et il ne se prive pas de le laisser entendre. L’annonce (à partir du 23 août-1er septembre) de l’arrivée de forces russes en Syrie, voire, après quelques jours de cette communication, d’une participation russe à des combats, vint de fuites très diverses, comme on les a déjà recensées, suivies d’un tintamarre grossissant devant lequel les Russes ont réagi, on dira, avec souplesse, “en slalomant” sans dire vraiment tout ce qu’ils pouvaient dire sur la vérité de leur situation, tout en en disant un peu sur des tons variés, comme s’ils slalomaient à la façon dont on a employé l’image dans un texte du 28 septembre :

« Donc, c’est dit et redit : en trois semaines, la Russie a envahi la Syrie, dans des conditions encore plus abracadabrantesques que les quarante et quelques invasions de l’Ukraine de 2014 par cette même Russie. Mais dans ce cas, les Russes l’ont jouée finement, on l’a déjà dit à plusieurs reprises, alors qu’avec l’Ukraine ils se trouvaient dans l’inconfortable position qu’est le déni complet et sans nuance au nom d’une vérité de situation qui ne ménage aucune nuance. En Syrie, par contre, ils ont pu jouer à l’aise, slalomer entre le “peut-être” et le “sans doute pas”, virant autour de l’“après tout” avant d’aborder en douceur le ““non, on ne peut pas dire vraiment que...”... »

Depuis hier, c’est officiel, les Russes déploient leurs forces, annoncent le début des opérations, lancent des attaques, prennent bien soin d’afficher toutes les garanties institutionnelles, – autorisation des corps constituées russes d’intervenir, demande officielle de la Syrie d’intervenir, rappel du cadre international légal des résolutions de lutte contre le terrorisme, jusqu’à la bénédiction du gouvernement irakien à propos du centre de coordination et de renseignement quadripartite (Irak-Iran-Russie-Syrie) installé à Bagdad, qui supervisera les opérations. On ne slalome plus, on descend schuss une pente impeccablement bornée par un légalisme de type principiel et selon une façon de faire qu’on pourrait même qualifier  de “gaullienne”... Désormais va commencer la partie tactique de l’aventure, alors que des bruits divers commencent à se faire entendre, comme des roulements de mécaniques plutôt que le cliquetis des chenilles de chars qui ne sont pas encore là (“Israël prépare une invasion terrestre de la Syrie”, “L’Arabie se prépare à intervenir”, etc.)... Eh bien, disent les évènements, très bien, nous verrons bien, nous attendons de voir si et comment ces belles envolées sémantiques se transformeront en offensives diverses.

Bien, je redeviens sérieux sans pourtant jamais avoir cessé de l’être tout à fait, car je trouve à “l’aventure” en question un sel tout à fait particulier qui exige qu’on fasse un effort d’interprétation, voire d’imagination créatrice. Nous ne sommes pas sur le terrain des faits avérés, sauf ici et là, et peut-être depuis vingt-quatre heures, mais dans une époque où une vérité de situation se dégage d’une multitude de phénomènes divers, dont une petite minorité de “faits avérés” après tout. Voici ce qui m’habite l’esprit : d’habitude, dans une opération diplomatique ou militaire, dans une guerre, dans une grande offensive, vous commencez par le commencement, – c’est-à-dire l’aspect tactique... Vous construisez les conditions qui doivent vous mener à votre objectif, lequel est beaucoup plus vaste que toutes ces “conditions” et, le plus souvent, dépasse la somme de toutes ces “conditions”. (C’est d’ailleurs le caractère de la thèse même du globalisme, qui est la conception qu’on dirait philosophique qui conceptualiserait la notion de stratégie : le tout est supérieur à la simple addition des parties qui le composent.) Bref, et pour employer d’autres termes qui nous permettent d’atteindre au cœur du sujet, on construit une stratégie avec les divers éléments de la tactique qui sont employés dans ce sens. On peut, on doit déterminer la stratégie avant de se lancer dans sa réalisation par la tactique, mais il est assez rare, sinon rarissime, sinon absurde, de prétendre atteindre un but stratégique avant d’avoir déployé les moyens tactiques pour y parvenir, – absurde enfin parce que, dans ce cas, à quoi sert l’activité tactique qui conduit au but stratégique et construit la situation stratégique puisque le but stratégique et la situation stratégique sont atteints et établis ? C’est pourtant ce qui s’est à peu près passé avec Poutine, la Russie et le Moyen-Orient, mais d’une manière si inhabituelle que cela ne peut être que le fait de notre époque à la fois grotesque et baroque.

Dans “la stratégie ‘Abracadabra’”, je décrivais ce “bruit de fond” qui, dès le 1er septembre au moins, a entouré et enrichi l’hypothèse du déploiement de forces russes en Syrie, avec les innombrables descriptions venues des habituelles “sources diverses”, jusqu’à des comptes-rendus de combats dans lesquels se trouvaient impliquées des unités russes qu’on idfentifiait même par leurs numéros... Ainsi évoluait la narrative de l’engagement tactique russe, jusqu’à que cette narrative, nécessairement parvenue à maturité, – dans notre époque de communication, à quelle vitesse l’“information” acquiert sa maturité et demande à être redéfinie ! – commençât à conclure que les Russes étaient fermement installés au Moyen-Orient à partir de la Syrie et se trouvaient désormais être la puissance dominante de la zone, et que par conséquent une nouvelle situation stratégique existait désormais. (Par exemple, DEBKAFiles observait le 13 septembre : « Israel’s strategic landscape had in fact changed radically...[...] The Russian air force and navy are the strongest foreign military force in the eastern Mediterranean. The US deplloys nothing comparable...») On ne pouvait plus parler tactique, on parlait stratégie et la narrative née de cette communication intense qui anima tout notre mois de septembre énonçait désormais un verdict stratégique. Il ne faisait dès lors aucun doute que le but stratégique des Russes, qui était évidemment de supplanter l’hégémonie américaniste au Moyen-Orient, avait été atteint...

Vous notez qu’à ce moment, officiellement dans tous les cas, opérationnellement, tactiquement, rien n’est encore acté d’une façon formelle, en aucun cas. On en est toujours aux hypothèses, aux supputations, aux appréciations, – et pourtant, “tout se passe comme si” (fameuse formule scientifique) les Russes avaient effectivement atteint leur but stratégique, qui était décrété être de remplacer l’hégémonie US au Moyen-Orient par la leur. Rien n’était fait et pourtant tout était accompli ... Cela fait que, hier matin, lorsqu’on apprit que les Russes commençaient à lancer des raids aériens après avoir installé le cadre légal de leur intervention, lorsqu’ils commencèrent leur activité tactique, le but stratégique était déjà atteint dans la perception de l’essentiel des commentateurs et qu’il ne s’agissait dès lors que d’une confirmation. (D’ailleurs, il n’était pas seulement atteint, il était quasiment imposé aux Russes, tant rien ne dit que les Russes entendent assurer et maintenir une hégémonie, et continuant à expliquer leur présence dans un sens qui écarte toute intention d’hégémonie. Mais cela, on verra plus tard ce qu’il adviendra de la situation présente, car pour l’heure nous parlons de la situation présente de la vérité [de situation] qui s’en dégage, qui concerne la nouvelle “hégémonie des Russes”.)

C’est là, bien entendu, l’étonnant phénomène accompli par la communication, la façon dont son extension, sa rapidité créent un déplacement continuel de la perception de la situation, la façon dont cette même communication est relayée et nourrie continuellement par ce déplacement, tout cela finissant par créer quelque chose qui ressemble à une “réalité” (le fameux “bruit de fond”) qu’on est tenté parfois de partager et qui, bien considéré et débarrassé de ses scories de narrative et autres pour certaines d’entre elles, pourra finir par acquérir la puissance d’une vérité de situation.

Ce qui est remarquable dans le cas russe, c’est que cette fausse “réalité stratégique” perçue d’une façon presque unanime avant seulement que ne commencent les actes tactiques pouvant conduire à une affirmation bel et bien stratégique qui lui correspondent, anticipent bel et bien une vérité stratégique qui est en train de se créer. En un sens, la narrative qui s’est spontanément formée répondaient à une certaine vérité de situation non encore confirmée mais que les évènements étaient en train de dégager d’eux-mêmes : l’affirmation narrativiste de la position stratégique nouvelle de la Russie bien avant que cette position n’ait commencé à exister résultait de la situation créée par le comportement des divers forces faisant partie de la “coalition” mise en place par les USA, dont le comportement incertain, farci d’hésitations, de contradictions, d’un vague insaisissable, d’une communication pleine de manipulations, avait pris progressivement l’allure d’un vide stratégique considérable ; lequel vide stratégique a aussitôt pris possession de la narrative concernant les Russes débutant le 1er septembre pour en faire une consistance stratégique parce que, comme la nature, la stratégie a horreur du vide. Contrairement à l’idée que l’existence précède l’essence, l’usage extrême et foisonnant de la communication a créé l’essence avant l’existence de la chose, et les premières attaques des Russes, hier, bien qu’elles n’aient été nécessairement qu’au stade de la tactique, sont apparues comme la preuve de l’existence de la chose. La situation stratégique imposée à notre perception par la communication s’est transformée en une vérité de situation concernant la situation stratégique. Les Russes sont arrivés, en un sens, en terrain conquis, et conquis pour eux par l’activité de la communication. Tout s’est passé selon des mécanismes dont nul n’est vraiment le maître, et certainement pas le maître d’œuvre, où les manipulations abondent dans tous les sens sans qu’aucune ne domine, où l’esprit ne parvient à aucun moment à se fixer avant que l’évènement que la séquence entend enfanter ait enfin eu lieu, et peu importe l‘ordre et la logique du processus. (J’avoue pour ma part, avec le plus extrême franchise et sans honte particulière, avoir changé de perception et de jugement, – je ne dis même pas “changer d’avis” comme sous le coup de la pression d’évènements et de forces contrastées, – concernant la signification réelle et profonde de toutes les informations qui me passèrent sous les yeux, concernant les Russes en Syrie, tout cela depuis le 1er septembre. Tantôt, c’était une évidence qu’il y avait là une pure spéculation sans fondement ni même un éventuel avenir, tantôt il ne pouvait se discuter une seconde que la chose était effectivement faite. C’est cette oscillation d’un extrême à l’autre, sans position moyenne, qui est remarquable dans cette séquence, et sans que jamais on ne perde pour autant son sang-froid dans un sens ou l’autre ; comme si, inconsciemment, l’esprit se faisait sa religion, sans qu’on y prenne garde soi-même...)

DEBKAFiles, égal à lui-même, ou plutôt égal à la narrative qu’il avait développée trois semaines plus tôt, pouvait donc conclure sans estimer se contredire ni même se démentir : « The Russian aerial offensive marks a turning point in Middle East affairs. Russia is emerging strongly as the number one power in the region. The governments which hitherto coordinated their military polices with the US, like those of Israel, Jordan and Turkey will have to reassess their orientation and affinities in a hurry. »