La stratégie “Abracadabra”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La stratégie “Abracadabra”

17 septembre 2015 – Je me rappelle encore combien j’avais été frappé par cette intervention du général Breedlove, commandant en chef suprême des forces alliées en Europe, en avril 2014, concernant l’investissement de la Crimée par les Russes... Voilà ce que disait le texte, très court (et en anglais), mais vraiment très expressif, – je veux dire qu’on a envie de dire “Abracadabra”...

«“We saw several snap exercises executed in which large formation of forces were brought to readiness and exercised and then they stood down,” [Breedlove] said. “And then…boom—into Crimea…with a highly ready, highly prepared force,” he said. [...]

»The general said it was clear that Russia had significantly improved its capabilities since the 2008 Georgia war. “The incursion of Russia into Georgia…was probably not the smoothest,” he said. “By way of comparison, the incursion into Crimea went very much like clockwork, starting with almost a complete disconnection of the Crimean forces from their command and control via jamming and cyberattacks and then a complete envelopment by the Russian forces inside of Crimea.”»

Ce qu’il m’importe de faire comprendre, c’est d’abord que je veux m’exprimer dans ce cas particulier en tentant de m’abstraire complètement de tout parti pris, de toute position politique ; et cela bien entendu, et qu’entendront effectivement ceux qui pensent que ce Journal est d’abord marqué par la bonne foi et la loyauté intellectuelle. Ces conditions posées, je dis alors mon sentiment qu’il y a vraiment dans cette affaire et dans l’inévitable domaine de la communication, dans le chef  des Russes, une singulière habileté, une remarquable souplesse, presque une tactique de caméléon d’une étonnante efficacité. On doit réaliser, surtout pour ceux qui en ont l’expérience, le contraste assez peu ordinaire, absolument radical, que cela forme avec le sentiment qu’on éprouvait d’un comportement d’une lourdeur incroyable, empesé, marqué d’une dialectique insupportable de mensonges grossier, encombrée d’une lourdeur bureaucratique, corrompue et pleine d’image de gaspillage et d’inefficience qu’on éprouvait lorsque l’Union Soviétique (celle du temps de Brejnev, par exemple et surtout !) “faisait” de la communication. (En effet, nous parlons vraiment ici de communication, c’est-à-dire de batailles dialectiques à ciel ouvert où il s’agit de convaincre une opinion générale, et non pas des manœuvres feutrées et secrètes des actions du renseignement pur.)

J’ai commencé par la Crimée parce que cet épisode est évidemment un précédent tout à fait remarquable dans la façon dont il s’est déroulé, – encore une fois, objectivement considéré, qu’ils (les Russes) aient raison ou pas : personne n’a rien vu venir, tout s’est passé avec une rigueur d’horloger tandis que la communication russe dosait ses déclarations en adoucissant constamment le débat, – et hop !, comme dit Breedlove, on découvrit qu’ils avaient terminé leur opération “en douceur“ et l’affaire était entendue... Mais le principal sujet de mon propos, c’est évidemment le Syrie et le déploiement de forces russes en Syrie, – si c’est le cas, ce déploiement, – ou bien non, après tout, même s’il n’est pas fait et en projet, – ou bien non encore, s’il est en train de commencer ; comme on le voit déjà, on ne sait pas très bien, une fois c’est sûr, une autre fois c’est sûrement le contraire et ainsi de suite ; tout le monde parle d’autorité, de bonne ou de mauvaise foi c’est selon et l’énigme russe reste impossible à percer sans que ce caractère d’énigme soit imposé par la fermeture complète mais au contraire que l’énigme subsiste dans une atmosphère qui sonne très ouverte et qui l’est effectivement, où tout le monde, selon ce mot magique qu’adorent nos communicants, entend agir en complète “transparence”.

Je dis cela presque avec une admiration objective qui n’aurait aucun rapport avec le jugement politique que je pourrais porter sur le comportement réel des Russes, comme on dit “Chapeau, l’artiste”, sans vraiment savoir, moi non plus, s’ils y sont vraiment, un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout... C’est d’ailleurs le but du processus mené de main de maître, “sans vraiment savoir”

Poutine est énigmatique. Parfois, il a l’air de détenir de lourds secrets mais “désolé, sincèrement, je ne peux rien vous en dire puisqu’il s’agit de secrets” ; parfois il a l’air de pouffer en-dedans lui, comme s’il nous faisait une bonne blague, et comme s’il le disait presque : “vous savez, c’est une bonne blague”. Depuis le 1er septembre, lorsqu’un deuxième article (celui de Ynet.News après celui de Meyssan une semaine plus tôt) a été publié et a ouvert véritablement la polémique, l’on s’interroge, et nous (moi) les premiers. Je n’écris pas ici pour dire que je crois qu’ils y sont ou le contraire, pour dire que c’est bien qu’ils y soient ou que c’est bien qu’ils n’y soient pas, etc., mais simplement pour rendre compte de l’extraordinaire imbroglio dans lequel ils nous emmènent, sans forcer et sans douleur, avec une sorte d’habileté de prestidigitateur, pour nous faire croire qu’ils n’y sont pas tout en nous conduisant à accepter l’hypothèse qu’ils y sont. On dirait qu’ils nous disent, ou qu’ils disent aux gens concernés dans les pays concernés : “Ah, vous voulez faire la guerre de la ‘com.’, eh bien allons-y messieurs et mesdames...”, – pour ajouter aussitôt, par une autre voie et un autre voix : “Allons allons, qu’est-ce que vous allez chercher, il n’y a pas de guerre de la com’ entre nous, tout se passe bien et il ne se passe rien...”. Vous vous dites : “Mais enfin les Russes confirment, c’est sûr” ; et vous vous apercevez que c’est plutôt deux fois qu’une, mais selon la technique “un pas en avant-un pas en arrière”, sans jamais rien dire de définitif, sans nul besoin de mentir finalement, ni même de faire de la propagande... D’abord ils se sont tus ; puis ils ont démenti les nouvelles les plus audacieuses et les plus farfelues ; puis ils ont signalé qu’effectivement ils livraient des armes et envoyaient des conseillers ; puis ils ont précisé qu’ils ne faisaient qu’honorer des contrats vieux de près de 10 ans et que ces livraisons et autres avaient lieu depuis des années ; puis ils ont observé que si la Syrie leur demandait plus maintenant, eh bien là ils verraient bien, et que le regard serait plutôt favorable nous fait-on comprendre ; puis ils ont conclu que s’ils disaient ça c’est que rien de nouveau n’avait eu lieu ; et puis, et puis... Et ainsi de suite, une espèce de tactique au goutte-à-goutte mais utilisé à très grande vitesse, un compte-goutte utilisé sans compter si vous voulez.

Il en résulte une atmosphère extraordinaire, même et souvent avec des gens sérieux qui sont souvent des sources de confiance que nous consultons ... Nous voilà engagés dans le commentaire de grands discours sur le déploiement en Syrie déjà effectué des Russes, leurs intentions, les modifications stratégiques qui sont déjà en cours, et MK Bhadrakumar nous dit le 14 septembre qu’il trouve l’action russe extraordinaire d’intelligence et de décision, d’autant qu’elle se double d’une mise à nue d’un plan machiavélique des Américains (quels Américains, d’ailleurs, il y a tellement de factions) et des Turcs (par contre, on sait lesquels) « A vrai dire, l’action militaire des Russes en Syrie effectuée avec autorité a pris Washington par surprise. A moins de déployer des soldats sur le terrain, les options des Américains pour tenter de faire reculer les Russes sont très limitées. La Grèce et l’Iran ont donné leur accord pour le survol de leur territoire d’avions russes volant vers la Syrie... » En même temps (le 14 septembre justement, lors d’une conférence publique à Paris, sur le sujet du “renseignement et de la géolocalisation”), le Directeur du Renseignement Militaire français (DRM), le général Gomart, nous dit à peu près: “Il faut garder son calme et le véritable problème c’est la validité des informations sur l’engagement des Russes”, – ce qui revient à dire qu’il ne voit guère de traces convaincantes de la présence d’un renforcement russe en Syrie...

Ils jouent si habilement, les Russes, avec cette façon d’être sans y être, cette mesure dans le propos pour repousser l’affirmation qu’ils y sont et cette mesure dans le propos pour laisser dire un petit peu qu’ils y seraient peut-être, qu’ils donnent des munitions à ceux qui poursuivent leurs luttes intestines, et qui, devant une attitude dépourvue de toute brutalité des Russes, l’utilisent pour leurs propres luttes internes en disant à leurs propres dirigeants : “ah, si vous étiez aussi bons que Poutine”...  Ainsi Aaron David Miller du Wall Street Journal du 15 septembre en arrive, pour pouvoir mieux dire tout le mal que le WSJ républicain pense d’Obama, à une véritable apologie de Poutine, l’homme politique et l’homme d’action, – quoi qu’il ait réellement fait en l’occurrence : « Vladimir Putin’s motives in expanding the Russian military footprint in Syria may, for now, be opaque. But this much is clear: Russia’s actions and boldness contrast sharply with the muddle that U.S. policy on the Middle East has become. Whatever you think of the Russian president’s strategy, Mr. Putin is focused and knows his mind when it comes to what he regards as Russia’s interests–in this case, supporting embattled Syrian PresidentBashar al-Assad. The Syrian regime is weakening and isn’t much as an ally. But when it comes to Syria, Mr. Putin has got Iran in his corner, too. That’s more than Washington can say. »

En plus, bien sûr, il faut le rappeler à nouveau, ce qui est absolument peu ordinaire est que nous ne parlons pas d’une opération de désinformation ou de mésinformation que sais-je, c’est-à-dire de pure communication, mais bien d’opérations militaires bien réelles qui ont lieu ou n’ont pas lieu. On a déjà eu ça avec l’Ukraine, mais là c’était tellement gros de la part du camp de “Kiev-la-folle”, et d’autre part les Russes ne jouaient absolument pas sur les nuances et le jeu de la communication, ils tenaient fermes comme un roc sur leur position, sans bouger d’un pouce (“Nous n’envahissons personne, point final”). Aujourd’hui, c’est complètement différent, on dirait que les Russes sont entrés dans le jeu pour pouvoir l’orienter, le manipuler, trompant même leurs partisans, rencontrant parfois leurs adversaires, en un mot installant la confusion partout. Ils jouent dans la communication avec des déclarations pesées dans un sens ou l’autre, incertaines et pourtant affirmées, comme l’on joue aux échecs ; l’on sait que ce jeu, ça les connaît.

Parce que nous sommes ainsi fait, dans cette époque engluée dans les impuissances, dans les narrative et les répétitions sans fin et désespérantes des mêmes erreurs, que nous ne résistons pas à enfin distinguer quelque chose de dynamique et de conquérant dans l’action stratégique, quelque chose qui marche (même si c’est contre son propre camp !), le résultat est que finalement tout le monde vient finalement à croire que cette manœuvre, faite ou pas faite, est déjà une réussite. Et j’insiste là-dessus, comme on l’a vu avec Aaron David Miller, – même pour ceux qui sont des adversaires déterminés de Poutine, le résultat est que, du point de vue de la communication, tout le monde est favorable à y croire avec le meilleur esprit du monde, et donc que tout le monde finit par y croire. Enfin, qu’ils y soient ou pas, tout se passe comme s’ils y étaient déjà, et solidement installés. Les Russes ont réussi, – l’ont-ils calculé ou pas, mystère, et qu’importe d’ailleurs, –  ils ont réussi à créer ce “bruits de fond” qui est le caractère fondamental de la communication, et un “bruit de fond” favorable en l'occurrence, qui pousse à accréditer finalement les rumeurs suggérant les situations les plus dynamiques et les plus efficaces  pour rattraper les catastrophes courantes qui forment notre quotidien. C’est donc comme s’ils y étaient, et comme s’ils y étaient légitimement, et tout le monde mesure d’ores et déjà l’avantage stratégique considérable qu’ils ont acquis. C’en est au point où si, par extraordinaire quelque chose d’assuré pouvait être constaté et qu’il s’avérait qu’ils n’y sont ou qu’ils n’y sont pas en nombre et matériels suffisants pour la situation que le “bruit de fond” a imposée à notre psychologie, on en viendrait à leur dire : “Alors, messieurs les Russes, qu’attendez-vous pour vous déployer considérablement en Syrie et prendre le jeu stratégique en mains... Un peu de sérieux, s’il vous plaît”.

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