Le bouffon tragique ou la tragédie-bouffe

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2260

Le bouffon tragique ou la tragédie-bouffe

20 avril 2016 – Une des circonstances remarquables dans cette étrange époque qui n’en manque pas, qui m’arrête et me laisse sans voix un moment avant de retrouver ma plume vengeresse et tout ce qui va avec, c’est l’extraordinaire proximité dans les évènements entre la bouffonnerie et la tragédie. Vous pouvez basculer de la bouffonnerie (dans le sens des bouffes-parisiennes, d’une autre culture que celle de nos intellectuels de banlieue qui affectionnent le mot) à la tragédie avec une incroyable facilité et une vitesse non moins stupéfiante.

On a certes des exemples historiques de la proximité des bouffes et de la tragédie. Ainsi, le spectacle offert par Paris en 1866-1870 où tout ce qui comptait d’esprit moderne et progressiste avait applaudi à l’écrasement de l’Autriche-Hongrie à Sadowa par la Prusse moderniste et progressiste, avant le retour de bâton de 1870 (et toutes les tragédies qui en découlèrent jusqu’en 1945 et sous l’égide de l’“idéal de puissance” pangermaniste). Voici la chose selon Jacques Bainville, cité dans un texte mis en ligne en 2011 mais sorti, selon ce qui est dit et dont je témoigne le vrai, des “Archives PhG” sous le titre “De Sadowa à Bismarck”, – où je souligne de gras l’observation si bienvenue :

« A Paris, c’est le triomphe de ‘La Grande Duchesse de Gerolstein’, et cela compte plus que Sadowa et les exhortations des autres Européens. Bainville écrit avec une subtile ironie chargée de dérision, et, tout au fond, d’un mépris complet : “La France, en 1866, a crié : ‘bon débarra’ à ce vieux particularisme allemand rossé par la Prusse; nous paierions cher pour le ressusciter aujourd'hui [N.B. : écrit en 1924], et nous saluerions avec plaisir sa renaissance. Mais il avait paru plaisant que ces vestiges d'un autre âge eussent été balayés si énergiquement par le Prussien, champion des ‘idées modernes’. Deux hommes d'esprit saisiront ce comique, et La Grande Duchesse de Gerolstein eut un grand succès de rire. Le général Boum, le baron Grog, l’électeur de Steis-Stein-Steis, tout ce que Bismarck venait de mettre en déroute chanta et dansa, pour le grand amusement de Paris et des provinces, sur la scène des Variétés. Sadowa devenait un opéra-bouffe, tandis que déjà Bismarck avait signé des conventions militaires secrètes avec les États du Sud, battus mais subjugués. La Grande Duchesse de Gerolstein, c’était la circulaire de Lavalette mise en musique par Offenbach. Elle eut beaucoup plus de succès que les nouvelles prophéties de Thiers...” (Thiers, in illo tempore sensible à la fascination prussienne contre l’alliance autrichienne, revenu sur terre en 1866 pour dénoncer l'irrésistible marche prussienne. Dans ‘Cette étrange guerre de 1870’, Henri Guillemin ne lui pardonnera pas cette lucidité tardive, qu’il jugera à la fois tordue, machiavélique, calculatrice et racoleuse. Bref, monsieur Thiers est un sale fusilleur réactionnaire de droite. Tandis que les irresponsables qui applaudissent l’Allemagne bismarckienne triomphant à Sadowa n'ont, eux, que l’encre de leurs colonnes sur les mains. Et ils sont de gauche, on s’en serait douté.) »

On observera, dans ce texte qui fait ce rapprochement entre la considération de la politique du monde à la lumière d’un opéra-bouffe, sans voir l’ombre de la tragédie qui se profile, comme une proximité avec notre époque. On pourrait conjecturer que le même phénomène se renouvela avec la Grande Guerre, qui fut précédé de la période dite de la Belle Époque, quoique j’y voie moins de la bouffonnerie que de la légèreté et une sorte d’ivresse, et cela couronné d’une intense activité artistique spécifique à la période et qui la fit très grande d’un certain point de vue. Surtout, il y eut, dans l’immédiat avant-guerre, les quelques mois avant, comme par une sorte de prémonition, un ton soudain devenu extrêmement grave convenant à ces temps extrêmes et ménageant la transition entre La Belle Époque et la tragédie... Bainville encore, dans son Journal, 1914, parlant de la mort de Charles Péguy tué au combat au début de la bataille de la Marne, et comme s’il saluait en une seule remarque l’aspect de “divine surprise” de cette bataille qui devint une victoire : « ...Il était devenu un des mainteneurs et un des exalteurs de la tradition. Il a été de ce mouvement profond, de ce mouvement de l’instinct qui, dans les mois qui ont précédé la guerre, a replié les Français sur eux-mêmes, a conduit l’élite intellectuelle et morale de la nation à des méditations, souvent d’un caractère religieux, sur les origines et l’histoire de la nation... ». (Von Moltke, le grand chef de l’armée allemande, écrivit à propos de La Marne qui résulte de ce changement observé par Bainville : « Que des hommes, après avoir battu en retraite pendant dix jours, couchant sur le sol, épuisé de fatigue, puissent être capables de reprendre le fusil et d’attaquer quand sonnent le clairon, c’est une chose que nous n’avions jamais envisagée, une éventualité que l’on n’étudiait pas dans notre école de guerre. »)

Il y a quelque chose de commun dans ces épisodes qui relève d’un phénomène psychologique normal, même si on peut et doit le déplorer. Ce n’était pas les événements tels qu’ils étaient perçus qui étaient bouffons, puis qui devenaient soudainement tragiques, ou les mêmes événements qui étaient parallèlement bouffons et tragiques, mais l’interprétation qu’en faisait une psychologie plongée dans l’erreur ou ramenée dans une juste mesure des chose selon des circonstances diverses. Je veux dire par là que même si le public se gavait de La Grande Duchesse de Gerolstein, la victoire de la Prusse sur l’Autriche-Hongrie à Sadowa restait un événement tragique et chacun, lorsqu’il y pensait hors de l’ivresse des bouffes-parisiennes et ayant pris ses distances de la chose, reconnaissait ce caractère tragique. En ce sens, la psychologie, si elle cédait parois immodérément à des travers de veulerie, de lâcheté ou d’inconscience, était capable de se retrouver et de retrouver une vérité-de-situation ; elle ne mélangeait pas tout...

Aujourd’hui, ce n’est plus du tout la même chose. La psychologie courante qui accepte l’enchaînement au Système n’a plus un grand rôle à jouer dans l’ordre de la perception, je veux dire un rôle assuré ou décisif, parce qu’elle semble témoigner elle-même d’un chaos complètement incompréhensible : absente ou indifférente, trompée et tronquée, hystériquement optimiste et conquérante, lugubre jusqu’à la vision apocalyptique du monde sans y comprendre rien, etc. En un sens, elle n’est plus capable de déterminer ce qui est bouffonnerie et ce qui est tragédie, elle mélange tout sans même comprendre, non seulement qu’elle est en train de tout mélanger mais surtout qu’il y a des choses qui ne peuvent se mélanger... A cette lumière incertaine, les événements eux-mêmes semblent présenter la caractéristique étrange d’être un accolement de bouffonnerie et de tragique, qui paraissent à la fois inconsistants jusqu’à la bouffonnerie en entretenant les illusions de certains, qui en même temps semblent tragique jusqu’à faire penser à d’autres que l’on se trouve au bord de l’abîme d’une guerre de la fin du monde. (Je parle bien d’“accolement” et nullement, en aucune façon, de “mélange” parce que bouffonnerie et tragédie s’accolent jusqu’à se toucher et se coller l’une à l’autre sans que l’une et l’autre ne changent ni ne se mélangent, chacune restant ce qu’elle est.) C’est pour cette raison que j’ai été tenté par la composition de cette expression de “tragédie-bouffe”, chose à la fois tragique et à la fois bouffonne. (Expression employée à diverses reprises, notamment dans les titres de ces textes du 15 octobre 2012, du 12 décembre 2015, du 19 décembre 2015.)

Le problème central est bien entendu la disparition de la réalité qui laisse une situation écartelée entre deux possibilités : soit la narrative, qui est complète invention d’une réalité fabriquée, soit la vérité-de-situation, qu’il faut chercher et savoir distinguer, qui soudain vous éclaire sur la vérité du fait (de l’événement) même si sa réalité est impossible à déterminer dans la plus petite certitude. Cherchez et vous verrez, chaque jour, un ou plusieurs événement(s) répondant à cette disparité, qui est si grande, si rompue par une impossibilité de compromis entre les deux qu’elle ne permet aucune fixation objective et conduit évidemment à cette situation accolant bouffonnerie et tragédie ; ou dit autrement, cette occurrence présentant sur le même sujet, quasiment le même jour, une situation bouffonne et une situation tragique, comme si chacune de ces situations était la vraie, sans la moindre possibilité de les confronter, sans que la raison ne se révolte contre cette absurdité de la perception. Prenez l’exemple classique pour ce site, lorsqu’un rapport du GAO vous annonce un jour (le 14 avril) que l’avion de combat JSF a son “cerveau” (son système électronique) à la fois si malade et si centralisé qu’à tout moment toute la flotte de cet avion ultra-moderne peut être complètement immobilisé, et parfois pour la plus futile des raisons, sinon pour une raison inexistante ; trois jours plus tard, le Pentagone répond au même propos, sur le même sujet et les mêmes remarques : “Tout va bien, cet avion est formidable et il est prêt à dominer tous les cieux du monde”. Pour qui connaît le JSF, son poids stratégique, son histoire, son budget, l’enjeu technologique qu’il constitue, vous comprenez aussitôt qu’il y a dans ces deux présentations de la nouvelle, de l’événement, à la fois de la bouffonnerie et du tragique. Cette accointance du bouffon et du tragique permet aux esprits, outre ceux dont l’essentiel est de défendre les intérêts qui les paient, d’affirme pour la satisfaction de leur démesure intime, c’est-à-dire leur hybris, des “réalités” et des “vérités” (aucun rapport avec une vérité-de-situation) qui leur vont, fussent-elles invraisemblables, alors qu’il serait si préférable d’observer dans les circonstances confuses où il n'ont rien distinguer de ferme un silence quai-religieux  (inconnaissance). (On remarque que les Forum, sur les sites où l’on traite plus ou moins bien des évènements du monde dont je vous parle, sont, comme l’on dirait d’un signe des temps, le lieu d’aisance favoris de cette incontinence assumée comme un rangement de l’intelligence.)

C’est pour cette raison qu’il me paraît paradoxalement rationnel de considérer l’hypothèse qui convient par ailleurs à un caractère renforcé par l’expérience d’une vie, et à une foi (de fides, “confiance”) maintenue malgré l’expérience d’une vie ; il s’agit de l’hypothèse de l’action de “forces extrahumaines”, pour ne pas dire “surhumaines” bien qu’elles le soient évidemment, – et cela désignant bien entendu tout le domaine qui échappe à notre seule Raison et à notre perception réduite au seul champ terrestre et humain. C’est pour cette cause qu’a été constitué sur ce site un arsenal intellectuel permettant de mieux représenter ces hypothèses, avec notamment la métahistoire intervenant directement et manipulant elle-même les évènements. On croirait qu’on nous a privés de l’histoire, celle que je désigne comme “histoire-tout-court” ou “histoire-Système” c’est selon, au vu de la bouillie pour les chats que nous en faisons, avec cette façon de la torturer pour qu’elle justifie ce que nous sommes en train de faire et ce que nous devenons. C’est peu de dire qu’il n’y a pas de passé, ou plutôt c’est mal vu : chaque jour, nous nous inventons un passé de convenance, en déformant comme il faut ce qu’il nous en reste, pour que notre présent soit ainsi justifié par ce qui a soi-disant précédé. Mon hypothèse très-raisonnable est que les “grandes forces extrahumaines & surhumaines” en ont eu assez et ont décidé qu’elles interviendraient directement.

Il en ressort que surviennent des évènements que nous ne pourrions comprendre entièrement que si nous avions tel état de l’esprit qui nous détacherait complètement du chaos terrestre dans lequel nous sommes plongés. Cela est impossible à moins d’être complètement d’une essence supérieure et hors de l’humain. Ce n’est pas le cas, notamment à cause de ce terrible “complètement”, et répété encore, qui dit tout... Pour mon compte, c’est dans cette sorte d’occurrence que je me sers de l’inconnaissance tout en restant vigilant pour parvenir à saisir une vérité-de-situation qui me sort un instant du chaos, tout en restant attentif, c’est-à-dire ouvert à cette intervention qui vous élève soudain, même si pour un instant également, – cette intervention sublime de l’intuition haute.

C’est aussi la raison pour laquelle il y a cet accolement du bouffon et du tragique. Il est vrai que si l’on veut tout comprendre des évènements qui surviennent comme font ceux qui repoussent le refuge puissant et nécessaire de l’inconnaissance, nous sombrons dans le chaos et nous sommes malaxés, massacrés, broyés dans des perceptions qui vont dans l’instant du bouffon au tragique, voire des perceptions qui font en un seul instant d’un seul événement quelque chose de bouffon et quelque chose de tragique à la fois et en une fois. Voilà la “tragédie-bouffe” ; elle ne nous dit rien du vrai des choses, ni rien de la Vérité du monde, et tout de la tempête qui nous emporte, de la dérision extraordinaire où s’abîme notre monde, de l’énorme informité cosmique que nous sommes devenus dans le chef de nos folles et fausses ambitions civilisatrices. Si l’on s’en tient à ce que nous voyons de nous-mêmes sans chercher plus avant, nous sommes devenus une “tragédie-bouffe”.

Ce ne sont pas les évènements qui sont à la fois bouffonnerie et tragique, c’est nous qui sommes ensemble, dans ces circonstances-là lorsque nous les acceptons, bouffons et tragiques, et donc devenus impuissants à saisir l’essence du monde, – alors, la métahistoire, c’est dire ! Imaginez ce qu’ils sont capables d’en comprendre... Ils n’ont plus assez de finesse et de maîtrise de la psychologie, plus assez de force de caractère, celle qui vous tient droit, pour reconnaître le tragique et pour lui rendre le respect qui lui est du. Même le tragique, il faudrait, comme une addiction qui tiendrait l’esprit dans ses rets, que nous l’apprécions avec cette espèce bouffonne qu’ils sont devenus.

Je dirais enfin, comme on l’a senti, que ce “nous” est de pure convenance, pour décrire la chose, car je n’en fais pas tout à fait partie tout en n’en étant pas tout à fait détaché, avec la guerre continuelle que je me fais à moi-même pour ne pas sombrer avec le reste de la tragédie-bouffe et continuer à la considérer pour ce qu’elle est. Alors, le “nous” devient “ils”... Je ne prétends à rien d’autre qu’à vouloir figurer dans cette guerre de moi-même contre moi-même, et ne jamais y renoncer, et ne jamais capituler. J’espère être au moins comme Ulysse, entendant les chants des sirènes car comment y échapper quand l’on veut tout de même écouter le bruit qu’est devenu le chant du monde pour y distinguer les quelques notes harmonieuses qui subsistent, mais avec un lien suffisamment serré pour me tenir droit, le long du mat du navire dans la tempête.

Donations

Nous avons récolté 1425 € sur 3000 €

faites un don