Cinquième Partie: La transversale du technologisme

La grâce de l'histoire

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La grâce de l’Histoire

Le texte ci-dessous est la Cinquième Partie de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire, dont la publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde»), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun»), le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : «Le “rêve américain” et vice-versa»), le 16 mai 2010Du rêve américain à l’American Dream») et le 26 juillet 2010Le pont de la communication»). [Ce texte est accessible dans son entièreté. Une version en pdf est accessible seulement aux personnes ayant souscrit à l'achat de La Grâce de l'Histoire. Après avoir réalisé les formalités de souscription, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]


La transversale du technologisme

Il existe un débat classique et jamais tranché, une sorte de tradition pour les milieux concernés, parcouru de faux-semblants et de parti pris, de soupçons et de sourires en coin, sur la paternité de l’aviation, qui désigne pour l’un Clément Ader, pour l’autre les frères Wright ; un autre, du même genre, de la même époque, dans la même incertitude partisane et les mêmes certitudes patriotiques, Thomas Edison et les frères Lumière, pour la tradition du débat sur la paternité du cinématographe. Vous notez aussitôt que l’aviation est l’activité qui appelle à elle et sert d’incitatif à la fois au développement de toute la puissance des technologies ; que le cinéma, à sa naissance, est l’événement fondateur de la communication telle que nous l’avons définie, lorsque la chose communiquée quitte l’émetteur pour paraître devenir une chose en soi. Vous notez également, après un court temps de réflexion, qu’il s’agit de la France et de l’Amérique dans les deux cas et qu’il y a désaccord, c’est-à-dire concurrence, sur la paternité des choses, que tout cela se met à la croisée des deux siècles, peu avant la Grande Guerre qui tient, dans notre propos, une place centrale de pivot paroxystique du déchaînement de l’“idéal de puissance”. Le symbolisme ne manque pas et l’Histoire fait, à qui sait regarder, des signes qui ont valeur d’explication par l’intuition raisonnée.

…Notre intention, dans cette partie de La grâce de l’Histoire, est d’aller au cœur de la chose ; non pas la plus importante, nécessairement ou bien à première vue, ni la plus lourde de conséquences sans doute, certainement pas la plus élevée ni la plus noble, en elle-même sans nul doute. Notre préoccupation, c’est d’aller au cœur du mécanisme qui, à la fois, anime, explique et semble justifier l’appréciation de cette formidable dynamique historique que nous tentons de décrire, d’identifier et de comprendre pour mieux rendre compte des fondements de la crise qui nous frappe. En présentant comme ouverture de cette partie le rappel de ces “inventions” et les polémiques sur leurs créateurs qui les accompagnent, on veut rappeler à la fois les forces en présence, les acteurs principaux, leurs outils, la nature du phénomène en action ; et l’on veut rappeler également que tout cela se marie à une chronologie historique à mesure. France et USA tiennent une place centrale dans la pièce ; la communication et la technologie sont les composantes mêmes de la modernité, a priori déstructurantes mais avec lesquelles l’on ne manque pas d’avoir des surprises, fondatrices d’une sorte d’idéologie de la force qui caractérise cette même modernité et qui constitue l’arsenal essentiel de l’“idéal de puissance” ; tout cela à la croisée des XIXème et XXème siècles, lorsque tout bascule, à mi-chemin entre le début de notre aventure et ce qui en est le terme à notre sens.

Ce que nous voulons montrer d’une façon décisive dans la description d’une époque qui prétend à l’humanisme, au triomphe de la pensée, à l’élargissement de la morale au rang des vertus fondatrices, à la libération de l’esprit critique, à la parole générale et fort largement distribuée, à la certitude de soi comme l’on est certain de sa virginité face à la dépravation de l’usage, bref qui prétend avoir pris son envol jusqu’à être un modèle, comme une alternative à Dieu s’il le faut – nous voulons montrer combien, dans tout cela, l’esprit est complètement et irrémédiablement tombé sous l’empire de la matière. La description qu’on a faite dans la partie précédente du déploiement de l’“idéal de puissance” par le dernier de ses intermédiaires dans la chronologie de la chose, c’est-à-dire l’Amérique transformée d’autant plus prestement en système de l’américanisme qu’elle l’était presque au départ, c’est au premier chef la description de la puissance de la communication, jusqu’à sa maturation en une sorte d’idéologie d’une part, en une pathologie complète pour la psychologie d’autre part. Il nous manque maintenant le dernier chaînon, le cœur du propos ou bien le ruban de l’emballage final. Le cinéma, dont nous rappelions la naissance plus haut, a enfanté le monstre de la communication, dont, si nous avons la sagacité qui importe, nous pouvons faire un allié décisif. L’aviation, dans notre image symbolique du départ de ce propos précisément puis dans notre rangement des événements et des tendances, représente ce que nous nommons le technologisme. C’est ce phénomène-là, après avoir tenté de décrire celui de la communication, que nous voulons maintenant investir pour le décrire à la lumière de l’approche métahistorique qui nous importe.

Comme toutes ces choses perverties par l’“idéal de puissance”, ou enfantées par lui, l’aviation est un Janus. Elle fut à ses débuts la plus belle des choses et, en même temps, s’ouvrit au destin de la pire des aventures. Elle reste où nous l’avons fixée pour planter le décor, comme un phénomène imprégné de la culture paradoxale de cette époque, à la fois moderniste et antimoderne, où la France a pour nous une place centrale ; l’aviation irradie dans ce sens, et nous restitue ainsi les promesses, les enthousiasmes, les nostalgies et la noblesse d’une époque où l’on avait encore des espérances qui n’exigeaient pas nécessairement de détruire son passé. A côté de cette description à la fois datée et irréfutable, l’aviation est un événement qui fait faire un pas de géant au technologisme, qui va y trouver son expression la plus extrême et la plus décisive du phénomène qui nous importe, dans l’armement qui va devenir sa seconde nature. Nous parlons d’armement, comme le roi disait à Tocqueville, “Monsieur de Tocqueville, parlez-moi d’Amérique” – comme d’un phénomène essentiel, consubstantiel à notre existence et à notre perception du monde.

Nous allons nous attacher à la dernière de nos transversales dans cette étude de ce que nous identifions décidément comme la “deuxième civilisation occidentale” ; cette transversale pourrait être décrite comme “le choc des armes”, comme un auteur (Naomi Klein) parle de La stratégie du choc, ou encore comme “la métahistoire de l’armement” dans la période qui nous occupe. Ce qu’il importe d’observer ici, comme proposition de point de départ mais en assurant que nous aboutirons plus haut tout de même, c’est qu’en vérité l’arme règle tout ; et ce n’est dans ce propos ni forcer le thème ni en attendre des développements décisifs, ce n’est faire que constater.

…Au-delà, je prends la précaution de la répétition en assurant qu’à mesure que nous avancerons nous nous élèverons également. Le débat n’est pas celui de la quincaillerie ni des marchands de mort, ou “marchands de canons” ; justement, il ne l’est pas du tout, de là son originalité extrême, celle de notre époque, celle de notre crise, et, espérons-le, celle de notre propos qui mène la contre-attaque.


Je commence le récit de cette partie en revenant à la source de la chose, du moins la source dans son symbole le plus fort, qui est la paradoxale Révolution française – si paradoxale, puisqu’événement absolument déstructurant de la rupture des civilisations, né de l’entité la plus structurante qu’on puisse imaginer (la France), et contre lequel, aussitôt que l’événement est né, cette entité se battra secrètement mais férocement. La source principale pour alimenter le propos est anonyme, précise dans le détail sans véritable importance historique, peu intéressée par la politique, indifférente en vérité aux débats des idées. La source est la nature même, si l’on veut, la nature humaine, plongée dans la tourmente et n’y entendant rien pour ce qu’on voudrait lui faire entendre dans le chef des analystes et des idéologues, avec du bon sens, le regard vif et acéré, avec des manières et le sens des convenances. Il s’agit d’une jeune femme anglaise, qui publia en 1796 à Londres, fit une réédition aussitôt, une troisième en 1797, avec du succès ; il s’agissait de sa correspondance, essentiellement destinée à son frère, envoyée ou pas selon les circonstances, écrite lors de son séjour agité en France, de 1792 à 1795, dont plusieurs mois sur la fin dans des prisons révolutionnaires. En 1872, notre grand historien Hippolyte Taine, anglophile fameux et connaisseur de la langue autant que du caractère britanniques, traduisit ces lettres et les publia en français. (1) L’Anglaise avait publié anonyme pour ne pas compromettre des amis sur le continent et elle le resta. Finalement, cela nous convient, en écartant l’encombrement de l’identification de la personne ; c’est comme un œil objectif, si vous voulez, qui nous restitue la Révolution par le très petit bout du quotidien, sans considération des idées ni des événements auxquels l’on donne si vite un sens un peu trop construit, et un sens qui sert à la chapelle que l’on fréquente. L’anonymat nous instruira de manière beaucoup plus féconde et cela nous servira décisivement.

L’Anglaise est affreusement sévère pour les Français, impitoyable dans son jugement, et lorsqu’elle laisse échapper une indulgence, c’est par une inadvertance qui lui semblerait vite être une incorrection ; elle destine tout cela bien plus aux victimes, à cette population générale aux classes confondues et sens dessus dessous, qui hait les bandes et les gredins révolutionnaires par le fer desquels elle est tenue dans la terreur et le désordre sanglant les plus infâmes sous couvert de gouvernement révolutionnaire, qu’aux meneurs des bandes révolutionnaires eux-mêmes ; elle fustige la passivité, l’égoïsme, la lâcheté des Français sous le joug révolutionnaire ; elle s’exclame : mais comment peut-on subir tout cela sans broncher ! Ce ne sont jamais les Anglais, dit-elle, qui accepteraient un tel destin qui prend l’allure d’un sort funeste, de la sorte, sans réaction de dignité et de révolte… « En Angleterre, chaque chose est un sujet de débat ou de contestation ; ici on attend en silence le résultat d’une mesure politique ou d’une dispute de partis, et, sans entrer dans les mérites de la cause, on adopte ce qui réussit. […] Je ne connais aucun exemple d’une soumission égale à celle des Français en ce moment… », et cætera.

A ce point de cette correspondance, une pensée me traverse, qui ouvre, elle, une correspondance avec notre temps. Le reproche qu’on ne cesse de faire aux Français, et surtout du côté anglais, depuis deux siècles et cette révolution au moins mais on pourrait aller bien plus loin jusqu’aux origines, c’est bien entendu l’indiscipline, l’absence d’unité, le refus et la mise en cause de l’autorité, la subversion de l’ordre social, l’instabilité chronique, l’individualisme anarchique, que sais-je encore dans ce sens, qui est le sens contraire de celui que nous indique notre Anglaise. Ainsi nous introduit-elle dans un univers français chaotique, inconnu, contradictoire, paradoxal, qui nous est complètement étranger mais qui, au bout du compte, ne nous étonne en rien parce qu’arrivés proche du terme de ce périple, plus rien de ce qui est contradictoire et paradoxal ne peut plus nous étonner. Les lettres de l’Anglaise sont une rengaine sans cesse poursuivie des mêmes horreurs, des mêmes banalités crasseuses et ignobles, du même arbitraire sans le souci du moindre sens et d’ailleurs ricanant presque en se glorifiant de ce manque, sans ordre ni dessein, sans rien du tout… Chemin faisant vous vient une étrange impression ; c’est comme si la terreur s’adaptait au quotidien (plutôt que le contraire) jusqu’à en transformer l’essence par l’intérieur et à la réduire en une substance informe, jusqu’à le déstructurer de l’intérieur tout en faisant que le quotidien semble rester quotidien dans l’apparence et n’ait rien des temps exceptionnels d’une révolution. La banalité elle-même acquiert un autre sens, sans pourtant perdre le sens que nous lui connaissons. Ces lettres de la jeune Anglaise du continent révolutionnaire nous entraînent dans un univers poisseux, ralenti et alangui, comme chloroformé et où les ordures restent éparses là où on les a jetées, où l’acte le plus commun et le plus futile devient le fruit d’une délibération et d’un effort extraordinaires, eux-mêmes, la délibération et l’effort, d’une aussi grande futilité tout en étant d’une intensité extrême, où l’on est sale, indigne et où l’on s’efforce de ne penser à rien, où l’on ne pense pas, où l’on fait une force presque vertueuse, comme un devoir civique, de ne point penser. “Peut-on tomber plus bas ?” fulmine notre Anglaise.

J’insiste sur cette impression de banalité et de quasi uniformité malgré la constance des événements brutaux, arbitraires et insensés, terribles et définitifs, les têtes tombées de la guillotine dans le panier de son, le sang poisseux et puant, presque vicié, les chairs putréfiées, les massacres divers et comme en passant, avec la terreur intégrée dans cette impression de la vie agressée dans sa forme même pour en changer la substance sans en modifier le rythme ni la dimension émolliente. Le chant de la vie semble devenu une litanie presque sans relief, comme une basse continue caricaturale ou jouée tout en faux, un “crincrin” en continu, un couinement sardonique chuinté sans aucun effort excessif, sans aucune intention particulière, toujours sur la même note qui ne peut être que fausse. Le chaos de la terreur, avec ses extensions dans l’arbitraire, dans la cruauté, dans la bêtise et le nihilisme, semble atteindre un tel état de nivellement qu’on parlerait d’une sorte d’entropie révolutionnaire, exposant le paradoxe ultime de l’immobilité absolue comme caractère dynamique final et accompli du mouvement insensé et sans fin. La Révolution, dans toute la force de sa manufacture, semble comme un astre mort, asséché et infécond, une sorte de Terre devenue lunaire, où l’entropie a tout macéré, mélangé, amalgamé en une bouillie caractérisée par la bassesse devenue vertu haute et la médiocrité devenue caractère universel, avec ses ornements sanglants bien sûr, partout présents, son arbitraire constant, sa jactance terrorisée et sa terreur de chaque instant. Tout est immobile dans la tempête révolutionnaire.

Même les noms nous plongent dans la médiocrité qui touche presque à quelque chose de tout à fait nouveau, qui serait une sorte de médiocrité anonyme, qu’on ne peut identifier, comme si elle était devenue à la fois nature et substance des choses. Les chefs terroristes, les brigands du coin ou les gredins dépêchés par Paris, ces révolutionnaires exprimés en dictateurs de province et des départements des régions du Nord et du Pas-de-Calais où évolue essentiellement notre Anglaise, se nomment Dumond et Lebon, comme vous et moi ; même de ce point de vue qu’on conviendra assez accessoire mais qui a sa place dans la paradoxale banalité qu’on décrit, on est loin de la sonorité et de la prestance linguistique des noms connus, des Saint-Just, Fouquier-Thinville, Camille Desmoulins, Robespierre, voire des Danton, Hébert, Marat… Plus elle s’étend dans son quotidien de chaque révolution du soleil, – et où peut-elle mieux le faire qu’en province, où l’on est loin de la capitale qui se croit un soleil d’où rayonne l’histoire du monde, celle qu’on vous contera plus tard pour vous en conter, – plus la Révolution devient incroyablement commune, vulgaire, grossière et sans apprêt ni attrait, presque sans événement sinon qu’elle n’est faite que de ces événements qui font une révolution mais comme si cela était sans heurts particuliers. On dirait que l’existence courante, emportée par une immense dynamique que nul ne distingue et qui est incompréhensible, est devenue immobile elle aussi, et qu’on ne distingue plus la frontière entre la servilité et l’obéissance, entre la servitude et la liberté, entre la vie et la mort. On se dit qu’il s’est agi d’un choc d’une puissance inouïe, venue d’on ne sait où, comme un astéroïde surgi du fond du fond de l’univers, qui a soudain ravagé les lieux, les coutumes, la nature et les êtres, et leurs âmes, les a plongés dans un univers atone et nivelé qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé…

A lire cette correspondance fort bien faite, comme on imagine notre Anglaise, et surtout faite avec dignité et avec une froideur comme s’il s’agissait de prendre ses distances pour nous dire “moi, je ne mange pas de ce pain-là”, on est pris d’un malaise physique. On se sent comme englué dans un univers contraint et inquisiteur, fouineur, sans vergogne ; on se débat dans une toile d’araignée faite d’une mélasse indiscrète, puante et collante ; tout cela, pourtant, insaisissable, et contre quoi il est vain de tenter de se révolter – et cela, peut-être, explique et éclaire le constat de notre Anglaise. La Révolution ressemble à une concierge qui s’arroge tous les droits sur l’immeuble qu’elle prétend garder et sauvegarder, une concierge qui serait à la fois poissarde et poisseuse, poivrote et puante, vicieuse et sournoise, bourreau et intrigante, grossière et cruelle, vieille sorcière sifflante et pute édentée qui fait l’aguicheuse pour mieux vous faire les poches, mais qui pour autant reste dans sa loge puisqu’elle ne songerait pas une seconde à s’élever en quoi que ce soit. Cette lecture bien faite donne la nausée à toute âme bien née, qui doit à l’estomac le respect qui importe.

Il faut une explication, et nous sommes là pour nous y mettre. A la lumière de cette lecture, on ne peut plus supporter la seule approche historiographique de nos conformismes universitaires, même si c’est pour vous opposer à la Révolution, même si c’est pour vous placer dans le camp des contre-révolutionnaires. L’explication doit être à mesure de l’événement. L’impression générale qui vous envahit bientôt, devant cette minutieuse description de cet immense événement historique, où tout se passe, où le tabula rasa est la consigne qui se fait sans effort apparent, c’est justement de n’y ressentir rien d’historique. “Tout se passe”, se dit-on, à ce point qu’on ne distingue plus rien précisément de ce qui se passe ; ce n’est pas le désordre pour autant, non, on semble obéir à certaines choses, d’ailleurs la terreur en soi est une organisation de l’obéissance assez stricte, finalement efficace ; il y a des apparences de hiérarchie, des esquisses de rassemblement, des ébauches d’orientation ; il y a des lois, nécessairement scélérates et évidemment iniques, et des sentiments qui relèvent d’une extrême bassesse. Il n’y a pas de sens mais tout de même une sorte d’organisation. Rien ne les conduit, ces gens qui ne sont plus rien, où l’on ne reconnaît plus les Français, mais quelque chose les mène ou les entraîne.

Mais qui règne sur ce temps historique ? On sait que le Roi est mort, cela est une chose assurée ; on évoque les Girondins, les Jacobins, le Comité de Sûreté Générale, Marat, Danton, Robespierre ; mais tout cela passe, on le sait également, et trépasse chacun son tour, dans l’indignité de la chute toujours recommencée ; les lieux communs sont là pour vous y conduire, “la Révolution dévore ses enfants” et le reste… Puis, aussi vite, une autre certitude vous envahit et vous habite déjà, même si vous ne vous en doutez pas encore. Les idées, les idées révolutionnaires, ne serait-ce pas les idées qui affirment leur règne, comme on vous le proclame ici et là, comme tel gredin baptisé représentant du pouvoir l’affirme avec emphase ? Non, l’hypothèse une fois considérée se désagrège aussitôt. Les idées ne règnent pas plus. Les idées révolutionnaires traînent ici et là, comme des limaces, des ordures éparses, des excréments, des pièces de viande avariées, à qui chacun fait ses dévotions tout en les écrasant du talon, en vache et l’œil torve. Elles ne jouent aucun rôle, sont sans réelle importance, et cette absence fait comprendre en un sens la description de cette situation qui prétend être le produit des idées révolutionnaires. La Révolution, qui se présente, fardée, comme la Mère de toutes les idéologies, est dénoncée comme trompeuse par son quotidien ; nulle part l’idéologie n’apparaît comme force dynamique ; l’idéologie n’est là, d’ailleurs dans sa fonction réelle et profonde, conclut-on, que pour habiller comme on la dissimule une autre force obscure et profonde. Le mot est dit – “une autre force obscure et profonde” – c’est bien elle qui nous intéresse.

A ce point de mes observations qui sont plutôt l’effet de sensations multiples qui me semblent préparer à une intuition, je songe à ces phrases de Joseph de Maistre dont il ne faut pas craindre de faire grand usage (2) : « On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. » Ne peut-on appliquer ces citations aux Français eux-mêmes, à ces victimes dont notre Anglaise nous expose le plus grand mépris où elle les tient, tout autant qu’aux chefs révolutionnaires dont Maistre parle ? Dans ces instants qu’on dit historiques de la Révolution, ne peut-on envisager que ce sont justement tous les hommes et les femmes qui sont emportés, meneurs et victimes, dans ces instants où, comme nous l’expose notre Anglaise, plus rien des structures vitales de la société des hommes autant que de leur psychologie ne semble animé du besoin de vivre, sans parler du désir ? Notre intérêt va alors à la recherche de cette “autre force obscure et profonde” qui détermine le destin.


Certes, j’en suis réduit à une hypothèse mais, en considération de ce qui suit, qui va articuler si justement le récit de cette partie de La grâce de l’Histoire, je préfère y voir la force irrésistible de l’intuition haute – et alors, ce n’est pas “réduit” qu’il faut dire, mais “grandi”. A la lecture de notre Anglaise anonyme, dont nous ne recomposerons jamais le visage ni ne croirons pas plus distinguer le timbre de sa voix, dont nous n’avons que la rigide et sévère observation, l’indignation sans éclat excessif par souci de tenue, l’écriture stricte et anonyme, comme dépersonnalisée, nous croyons soudain tenir une vérité sans fard. La réserve hautaine du récit laisse voir bien mieux la vérité du spectacle qu’elle nous décrit. Elle ne nous montre rien, notre Anglaise, qui puisse figurer une structure quelconque, mais c’est plutôt une sorte d’agitation molle et presque somnambulique, comme une espèce privée de ses sens vitaux. Soudain, nous réalisons, et c’est là le foudroiement de l’intuition haute, qu’il y a une sorte de perfection d’une réalité maudite qui s’est abattue comme une prison sur une nation, comme elle s’abattrait sur un monde ; il s’agit d’une réalité absolument déstructurée, qui s’est elle-même privée de toute mesure humaine dans ce que l’humanité peut avoir de nécessaire prétention spirituelle. Nous réalisons, toujours sur la voie de la fulgurance de l’intuition, que c’est la matière même qui s’est emparée des âmes, des cœurs et des esprits. Comme nous parcourons des espaces et des lieux semés de douleurs cruelles, d’infamies diverses et sans nombre, de sang déversé et poisseux et de chairs martyrisées, de lâchetés et de bassesses contraintes, nous réalisons combien, finalement, la référence générale qui émerge est bien cette étrange silhouette de la guillotine, avec son couperet prêt à filer entre ses deux lattes de bois ; et combien, comme l’évidence nous le suggère, c’est la matière du métal, et du métal aiguisé, du métal composé en arme mortelle, qui définit la réalité maîtresse de ce monde étrange que nous décrit notre Anglaise.

Une fois embrassé par cette intuition haute, vous n’en êtes plus quitte. Les idées révolutionnaires, celles qui déplacent des montagnes, vous paraissent comme autant de bulles de langage promises à éclater et à disparaître, avec leur signification et leur puissance évocatrice à mesure ; les révolutionnaires, des pantins sans importance, des “scélérats” de bien piètre lignée, avec même des aspects inattendus d’humanité qui les exonèrent de cette qualité de monstres qu’on accorde si aisément aux bourreaux, sans rien entendre de la mécanique des choses, et encore plus de sa vertu inspiratrice et de direction. D’ailleurs, l’Anglaise nous confie, – c’est l’une des rares fois où elle s’intéresse aux personnages soi-disant “historiques”, – que tous ces monstres à faire frémir, qu’on croirait capables de détruire des royaumes millénaires à force de cruauté et de vice, dissimulent des trésors de vertus domestiques et personnelles. « Une personne qui était à l’école avec Fouquier-Tinville et qui a eu de fréquentes occasions de l’observer à différentes périodes de sa vie, me dit qu’il lui a toujours paru un homme de mœurs douces et nullement propre à devenir l’instrument de ces atrocités ; mais il était joueur et très embarrassé dans ses affaires ; on lui persuada d’accepter l’office d’accusateur public, et il arriva à se trouver progressivement satisfait de son horrible emploi… […] Couthon, l’exécrable associé de Robespierre, fut la douceur même ; le style des harangues de Robespierre semble empreint d’une sensibilité remarquable. Carrier lui-même, le destructeur de trente mille Nantais, avait, au témoignage de ses camarades d’études, un caractère “aimable”. Je sais un homme dont l’abord est des plus insinuants qui a fourni les moyens de conduire son propre frère à la guillotine… »

Je laisse là notre Anglaise, qui fait ces remarques à propos d’un comportement du caractère français, remarques qui me paraissent mineures sinon sollicitées, dans tous les cas inconvaincantes. Il m’intéresse par contre d’observer combien ces pantins, ces marionnettes, ces “scélérats” qui ne restent en place que parce qu’ils servent un mouvement, une dynamique qui leur est supérieure, le sont vraiment, pantins et “scélérats” sans colonnes vertébrales, jusqu’à les faire paraître autant prisonniers d’une culpabilité que leur impose le destin et à laquelle ils n’entendent rien, qu’effectivement responsables de cette culpabilité.

Mais la matière, le métal froid, le fer de l’arme ont abattu leurs mains glacées sur la terre de France, et tous les incendies du monde ne parviennent pas à réchauffer le Grand Froid qui s’est emparé du monde. Ainsi la Révolution française n’a-t-elle de français que son nom, mais si elle a choisi la terre de France pour son élection c’est en espérant l’emporter du premier coup car elle sait bien qu’elle n’a pas de plus grande ennemie. (On a déjà signalé cette sorte de malaise que nous croyons sous-jacent, cette contradiction implicite dans les réactions et les attitudes des Français vis-à-vis de la Révolution, même des plus fermement et structurellement républicains ; leurs affirmations, faites avec grand civisme, comme c’est le cas par exemple des “souverainistes de gauche”, de la valeur fondamentalement structurante de “la République”, alors que la chose est issue directement, ou serait issue, de l’événement le plus déstructurant que l’on puisse imaginer, qui est la Révolution. Il y a un malaise français depuis la Révolution, qui se traduit par une indiscipline spasmodique vis-à-vis d’une légalité dont la légitimité est parfois mise en doute, avec l’affirmation de nécessités contraires, le panégyrique de la France comme modèle universel d’une part, en légataire des “valeurs” de la Révolution, et comme Grande Nation absolument structurée selon un caractère national si spécifique ; enfin, entre cette France qui poserait à être l’étendard de la révolte déstructurante, mère de tous les déséquilibres et du déchaînement de la matière, et la France qui est l’archétype de l’équilibre, de la “structure du Milieu”, de l’opposition intuitive au déchaînement de la matière par la référence à la haute civilisation latine.)

Non seulement elle n’a de “français” que de nom, mais la Révolution n’est ni l’Idée, ni l’Idéologie, ni le Monde nouveau, – et ceci expliquant cela, certes. La Révolution, c’est l’investissement du monde par la matière soudain transfigurée par la violence de son usage, par le fer, le métal et l’arme. Bien sûr, l’arme, et avec elle le métal, a toujours existé, et toujours le moyen d’horreurs sans fin ; mais je crois qu’avec la Révolution, sa force, sa dynamique, bientôt son emploi, la façon dont on l’utilise avec le moyen indirect de l’armée qui lève en masse, la stratégie révolutionnaire qu’on a vue à propos de Bonaparte en Italie et de Bonaparte expliqué par Ferrero ; je crois qu’à ce point de l’Histoire, et avec cela qui fait que l’on change de civilisation, conjointement avec les deux autres révolutions qui vont plus tard se trouver si actives en ce domaine, la force bascule, et le métal de l’arme que nous dominions, soudain devient notre maître. Bientôt l’arme deviendra une partie de nous-mêmes, devenue armement. La Révolution est le passage obligé, le point de rupture, aussi acérée qu’un rasoir ; par conséquent, aucun doute n’est plus permis, pour le symbole qui dicte les grands entendements de l’Histoire, la Révolution c’est bien entendu la guillotine – la chose qui résume tout, qui est la violence même et sans retour, tranchante, froide, glacée, métallique, pourtant poisseuse des chairs déchirées et du sang encore chaud, dégoulinante des cris des poissardes assoiffées, froid mortel pourtant plein de cette chaleur suspecte qui est celle de la vie en putréfaction, comme la chair macère et devient viscères épandues. La Révolution s’installe définitivement, structurellement si l’on ose dire alors que la chose se comprend comme déstructuration pure, d’une façon institutionnelle, achevée, irrémédiable, – le 21 août 1792. Ce jour-là, l’exécution “du jour” eut lieu en soirée, à dix ou onze heures du soir, – qui s’en souviendrait précisément, entre tous ces témoins qui n’en sont pas vraiment, qui sont plutôt les fantômes d’existences usurpées, dans un temps historique qui ne semble plus être que l’ombre de lui-même ; ce soir-là, le nommé Collenot d’Angremont, citoyen-félon, fut guillotiné pour l’argument de ses opinions politiques encore plus que pour son nom. Sanson, l’opérateur de la chose, qu’on avait sorti de la prison où on le tenait de crainte que la contre-révolution ne l’emportât et ne s’adjoignît ses services avisés, s’apprêtait à démonter son engin lorsque Manuel, procureur de Paris, lui ordonna de le laisser en place... “Citoyen Sanson, lui dit-il sans doute, laisse donc en place cet instrument sacré, car demain nous aurons encore notre cargaison de putains contre-révolutionnaires et de traîtres à la patrie, laisse donc ta guillotine en place…” Et Manuel, procureur de Paris, emporté par l’alliance de l’éloquence et de l’évidence, – c’est ce que je suppose, moi-même dans l’emportement de la chose, – proclama ouverte l’ère de « la guillotine permanente ». Ainsi la Révolution fut-elle portée sur ses fonds baptismaux.

Il est excellent de remarquer à ce point que le métal tout ensemble froid et poisseux du sang chaud, qui a pris le pouvoir, a soigné la mise en scène. Ce n’est nullement coquetterie, même s’il y en a, ou futilité accessoire. La « guillotine permanente », même si elle est dupliquée autant de fois qu’il faut, même si elle est suppléée par autant de méthodes massacreuses qu’il faut, canonnades, noyades, famines, etc., est essentiellement et fondamentalement installée au centre de la grande ville, Place de la Révolution (après deux rapides séjours place de Grève et place du Carroussel), comme si elle était l’unique poigne de l’empire nouveau qui étend son emprise sur le monde. On dirait que tous les massacres de la Révolution sont concentrés dans cette chose, ce qui n’est tout de même pas exact même si elle en a son excellente part. Mais la « guillotine permanente » est si parfaitement à sa place que cette question d’une comptabilité morbide n’importe guère. Il y a du symbolisme, il y a l’unicité, la centralité de la chose qui liquide, le claquement sec du couperet qui tombe, sans bavures oserait-on observer, et la proclamation sacralisée de la nouvelle civilisation. Vous allez Place de la Révolution comme vous iriez à la Cathédrale de Reims assister au sacre du Roi ; la Révolution semble ainsi se résumer, grosse de sang et de massacres certes, mais remarquablement svelte, concentrée en une construction à la fois efficace et symbolique, comme si tout se passait ici et nulle part ailleurs, et comme si, pourtant, il était déjà écrit que nul n’y échappera jamais… La ferraille et la matière, qui ne peuvent mieux s’exprimer que dans l’acier froid de « la guillotine permanente », et bientôt dans la puissance de l’arme qui ne cesse plus d’étendre le poids de sa force et sa capacité de brisance, installent leur empire sur le monde.

Il y a bien un instant du temps historique suspendu dans le temps général du monde, qui concerne cet artefact qu’on croit connaître pour sa cruauté et son rôle symbolique, qui prend peu à peu des dimensions humaines et même “métahumaines”, comme l’on dit métahistorique. La guillotine devient une personne, un demi-Dieu, une sorte de démiurge, un corps vivant ordonnant à la fois une liturgie et paraissant comme le centre inspirateur d’une danse macabre, selon une chorégraphie caractérisée à la fois par l’ivresse du sang et la musique hystérique des idées, jusqu’à imposer une sorte de licence complète du mouvement et de l’esprit, comme on parle de la “licence des mœurs” ; le spectacle devient alors celui d’une farandole, d’une bacchanale, d’un carnaval échevelé… Il apparaît comme une certitude d’une force caractéristique que ce Moment-là de l’Histoire, dans la dérision et la folie des esprits enfiévrés, est quelque chose qui n’a pas son pareil, qu’il ouvre une époque elle-même sans pareille.

Encore quelques mots de notre Anglaise, suivis d’un compte-rendu presque fantasmagorique du Journal des Débats, pour nous faire mieux saisir l’illustration de cette farandole carnavalesque, de ce mouvement déchaîné en une sorte très particulière de folie contrainte, presque ordonnée, presque “comme il faut”, qui semblerait devenue la normalité du monde – et l’on voit que la guillotine est au milieu de tout cela, qu’elle trône (le mot est dit) à l’image d’un souverain des fous : « Aujourd’hui encore, écrit notre Anglaise, on m’a invitée à voir une sorte d’égout, décrit dernièrement à la Convention par Louvet, où le sang des personnes guillotinées était porté chaque jour dans des seaux par des hommes employés à ce service. Certainement, la Révolution a produit des exemples de férocité qui n’ont eu d’égaux dans aucun pays civilisé, et encore moins dans aucun pays sauvage. » A ce point, un appel de note nous renvoie effectivement à cet extrait du Journal des Débats, en date du 1er juin 1795 :

« A Metz, les têtes des guillotinés étaient placées sur le sommet de leur propre maison. La guillotine fut en permanence pendant des mois devant l’Hôtel de ville ; quiconque passait devant elle avec un air de désapprobation était noté comme suspect. A Cahors, le député Taillefer, après avoir fait une entrée triomphale avec plusieurs voitures pleines de gens qu’il avait arrêtés, fait dresser une guillotine sur la place et amener quelques prisonniers habillés dérisoirement en rois, reines et nobles ; puis il les obligea tour à tour à rendre hommage à la guillotine comme si elle était un trône ; cependant le bourreau manœuvrait son instrument. A Laval, la tête de Laroche, député de Constituante, fut exposée par ordre de Lavallée, député alors en mission dans la ville, sur la maison habitée par sa femme. A Auch, un autre député, d’Artigo vte, obligea plusieurs prisonniers à manger comme des chevaux dans une mangeoire. Borie avait coutume de s’amuser, lui et les habitants de Nîmes, en dansant une farandole autour de la guillotine, dans le costume officiel. Le représentant Lejeune amusait ses loisirs en décapitant les animaux avec une guillotine en miniature, dont il mit la dépense au compte de la nation. »

“La ferraille et la matière, qui ne peuvent mieux s’exprimer que dans l’acier froid de la « guillotine permanente », et bientôt dans la puissance de l’arme qui ne cesse plus d’étendre sa puissance et sa capacité de brisance, installent leur empire sur le monde”, écrivions-nous plus haut… La remarque vaut encore mieux et bien plus, et bien plus riche sans aucun doute, à la lumière de cette “machine”, qui n’est pas encore animée d’elle-même, mais qui présage cette animation qui va envahir notre civilisation, lorsqu’elle nous apparaît comme une “personne”, qui semble grosse déjà de tout le reste.

Bientôt la mitraille se fera plus dense, les canons plus gros et plus longs, et la portée à mesure, les obus plus brisants, bientôt les usages et les traditions, même les plus cruels, c’est-à-dire toutes les démarches humaines dans les circonstances du choc de la guerre, s’effaceront devant le diktat de l’arme agissant de plus en plus par la violence, la puissance et la rapidité du choc, toutes ces choses qui déstructurent. L’homme deviendra armé, c’est-à-dire l’être investi de l’armement et investi par l’armement. Nous serons passés de l’époque de l’arme, cet outil extérieur à nous, à celle de l’armement, lorsque nous sommes investis par l’arme, conquis par elle, bientôt habités par elle. Mais tout commence là, pendant que les armées adoptent les stratégies et les tactiques de choc dont le but est de déstructurer l’adversaire pour mieux s’installer en lui-même, pour le confisquer à lui-même, tout commence sous l’ombre écrasante de la « guillotine permanente » qui s’est étendue sur l’Europe entière. Il semble que les armes changent, plus qu’elles ne l’ont jamais fait, la nature de la guerre, mais c’est en réalité l’esprit qu’on y met, comme fascinés par la puissance nouvelle qui nous guide et nous emporte, qui règle tout ; l’esprit est désormais sous la domination de la matière.


Il n’entre nullement dans mes intentions de faire une histoire de l’arme depuis la Révolution ; il m’importe par contre de m’arrêter à ma chronologie propre de l’armement moderne, sinon moderniste, qui fait qu’on transforme avec l’arme celui qui la porte en outil de cet outil qu’était l’arme jusqu’alors ; ce qui fait qu’avec le tout, on contribue à transformer un temps historique en quelque chose de complètement nouveau, en un temps devenu anti-historique, subverti par l’allégeance au diktat de la matière animée de cette dynamique d’une puissance inouïe, matière transmutée elle-même, comme par sa propre volonté, en un outil de puissance irrésistible, – dito, le système du technologisme…

Dans cette vision que nous proposons, tout est emporté à partir de ce temps de la « guillotine permanente », à partir de ce que l’expression nous suggère d’une mobilisation permanente de la force, de l’arme et du métal. Le phénomène est si important, si considérable, si universel sans aucun doute, que nous sommes conduits à l’extraire de son contexte apparemment historique de la Révolution française, comme d’une révolution seulement française. C’est dans la fulgurance dissimulée du destin décrit comme si banalement et horriblement quotidien des hommes et des femmes pendant la Terreur, ou plutôt “sous” la Terreur comme l’on titube sous le joug, que surgit à nouveau cette intuition esquissée auparavant, selon laquelle la Révolution française ne fait pas partie de l’histoire de France, qu’elle lui échappe, qu’elle est pure Histoire comme l’on dit de l’histoire du monde, au moment où, avec elle principalement, avec la Révolution, l’Histoire ouvre une nouvelle civilisation. C’est dans cette dimension, dans cette dynamique qu’il faut inscrire cette perception radicale que nous avons de la Révolution, placée comme un moteur central, grondant, furieux, de l’ouverture de l’ère de l’arme investissant la conscience politique et le destin de l’humanité – l’arme devenant armement de l’homme, comme on l’habille d’une conscience cuirassée – la “deuxième civilisation occidentale” s’ouvrant sous les auspices de ce fracas du fer et du feu. Il faut bien cela, sans aucun doute, pour forger l’outil principal de l’“idéal de puissance” qui prend son envol.

Il est vrai que l’armement va suivre désormais une trajectoire extraordinaire de puissance et de capacité de fracas et de brisance. Il va commencer à peser directement sur la politique des hommes, sur leur perception, sur leur considération du monde et sur l’appréciation de leur propre destin. Nous allons survoler tout ce siècle, le XIXème, que nous avons déjà exploré sous d’autres éclairages (trajectoire allemande avec le cas français, rapports entre la France et l’Amérique), en observant le durcissement constant des conditions de la bataille, l’extension de son champ, l’orientation et la systématisation construite des destructions que sa disposition engendre et même suggère, la “philosophie” qu’elle impose au bout du compte. La Guerre de Sécession américaine, que les Américains préfèrent nommer pudiquement Civil War, est un passage de cette sorte, où la puissance nouvelle de l’armement semble inspirer, indirectement et parfois directement, l’évolution de la guerre vers un systématisme de destruction qui porte un projet de déstructuration du monde pour une recomposition qui soit conforme à de nouvelles normes édictées par l’“idéal de puissance”. Le rythme même de ce projet de déstructuration, à cause de la puissance brisante de l’armement, impose des conditions nouvelles à la politique, à la géographie, à ce qu’on croit être l’Histoire dominée et remodelée, enfin à la psychologie elle-même. Le rythme ouvre la psychologie, en la violant s’il le faut, aux conceptions mécanistes qu’il s’avère nécessaire d’y mettre, en poursuivant et en améliorant la méthode mise au point par la Révolution et pour la première fois appliquée par le général Bonaparte pendant sa campagne d’Italie, sur instruction impérative du Directoire – il est important de garder ce “détail” à l’esprit, pour bien comprendre qu’il s’agit d’une œuvre collective et non de l’“accident” d’un seul homme, fût-il un génie militaire.

A nouveau dans ce cas de la Guerre de Sécession, cette perception, ou plutôt, à ce point et dans ces circonstances, ce renouvellement de la perception dont on nous dit qu’elle est le fait de l’Idée qui mène la bataille révolutionnaire, c’est en fait l’armement qui s’en charge. Les Grandes Idées moralisantes des Nordistes ne viennent que comme des attributs de communication, pour ranimer une unité défaillante (fin 1862, l’Acte d’Emancipation, donnant un lustre moral à la guerre de Lincoln), alors que l’essentiel s’appuie sur les gros bataillons, le réseau de chemin de fer du Nord, les canons, l’industrie du Nord – le Nord respirant avec fureur, comme une bête déchaînée, agitée déjà du rythme de la puissance de la machine, et tout cela transcrit dans la guerre elle-même, suivant la logique de l’armement – d’ailleurs, sur le fond de la vérité économique, à l’image de nombre d’historiens qui font de cette guerre, en vérité, un affrontement entre deux “modèles” économiques. Les instructions de Lincoln à son général en chef U.S. Grant (pour Ulysse Simpson Grant), la “marche de Géorgie” d’Atlanta à Savannah, en 1864, du général nordiste Sherman, qui constitue une destruction délibérée par pillage, incendies, démolitions, etc., d’une culture au sens le plus large et d’une façon de vivre, tout cela nous instruit là-dessus. Qu’Abraham Lincoln soit incontestablement un homme historique, un géant de l’Histoire, ne nous importe pas ni ne nous décourage, non plus d’ailleurs que nous ne songions à mettre en cause de telles qualités chez lui ; plus simplement, nous cherchons et trouvons l’indication qu’il y a, dans la trajectoire que nous décrivons, quelque chose de la destinée, quelque chose de supérieur à l’homme, même s’il s’agit du feu et de la ferraille de la quincaillerie, qui nous semblerait venir d’en dessous… Nous nourrissons tant d’illusions à ce propos, à propos de la place que nous nous assignons à nous-mêmes, les hommes, et à propos de celle que nous assignons à la ferraille, que nous jurons dominer et conduire à notre guise, dans la hiérarchie des choses du monde. Il reste que pour qui sait voir les choses, les effets de l’événement (la Guerre de Sécession) mesurent la réelle nature de cette guerre, dans l’importance contrastée que nous donnons à ces composants. De la matière, de la ferraille, du feu et de l’armement, de la machinerie économique, de l’apparat de l’“idéal de puissance” déjà en développement, il s’ensuit le développement d’un “capitalisme sauvage” d’une puissance inouïe, l’industrialisation des USA à mesure, leur transformation décisive en puissance expansionniste au tournant du siècle, déjà le peaufinage de leur prétention bientôt justifiée à reprendre des mains du pangermanisme défaillant le flambeau de la puissance du technologisme. Cette dimension-là de la guerre est totalement, absolument confirmée. De l’Idée dont on nous fait tant de battage, que reste-t-il ? Plus d’esclaves dans la forme “légale”, mais déjà le Sud réduit et plongé dans la rancœur et l’esprit de revanche ; bientôt (dès les années 1890) le Sud plus impitoyable qu’il n’aurait été s’il était devenu libre et indépendant, et de loin, retrouvant par le biais de lois diverses (les “lois Jim Crow”) au sein de l’Union reconstituée sa domination sur les Noirs, organisant de facto et de jure le système de l’apartheid, avec lynch à la clef selon les périodes, qui durera jusqu’aux années 1950 et 1960 ; société encore plus fractionnée, plus haineuse, plus inféconde que ne l’était le Sud d’avant. De la matière hurlante avec tous ses effets et de l’Idée avec toutes ses prétentions moralisantes qui lui servent de faux-nez, qui sort triomphante du conflit, qui affirme sa réalité et qui apparaît comme la réalité contre la construction de circonstance ? Pire encore, du croisement des deux (triomphe de la matière et de l’armement et déroute de l’Idée derrière son affirmation de forme) sortira une nouvelle catégorie d’“esclaves”, sans distinction de races ni de rien du tout ; asservie au machinisme, avec la distinction émérite de l’être librement, dans une adaptation américaniste du thème si fécond de “la servitude volontaire” de La Boétie ; observant le précepte vertueux, le plus bas et le plus quantitatif possible, le plus indiscriminé, le plus étendu à qui n’a pas l’habileté financière des fortunes vite faites et l’habileté sociale des soumissions qui mènent à l’ascension, – le précepte vertueux, disais-je, de l’Egalité.


Mais l’on comprend que tout cela n’est développé, dans tous les cas pour une partie, que pour nous préparer au premier paroxysme de cette invasion de l’Histoire par la puissance de l’armement. Nous voulons parler de cette étape essentielle et paroxystique qu’est la Grande Guerre.

La Grande Guerre est si exceptionnelle en tant de points qu’elle ne peut manquer de l’être en celui de l’armement également. On en a déjà vu une partie de l’essentiel en nous attachant, notamment, à la spécificité également exceptionnelle de la bataille de Verdun, notamment à son aspect de déstructuration si particulier. Si l’on veut partir du point de vue technique, qui nous suggère une part de la vérité puisque la période que nous observons lui fait, de par l’activité et l’emportement des hommes, la plus grande place, et dans le cas de l’armement encore plus, nous débuterons ce chapitre de la chose en rappelant les constats que nous avions rassemblés pour caractériser les conditions nouvelles de la Grande Guerre, dans un autre écrit déjà cité. (3)

La caractéristique spatiale et psychologique de la Grande Guerre est que le chef, l’esprit qui dirige la bataille, qui donne des ordres, qui jauge et juge la situation, qui force le destin ou lui cède, a perdu tout rapport sensoriel et intellectuel direct avec la réalité de la bataille, sans moyen temporairement de suppléer à cette rupture. Le champ de la bataille s’est démesurément agrandi, bien au-delà du point où il n’est plus question d’observer la bataille avec son œil, même un œil d’aigle aidé d’une lorgnette. De même, la communication établie pour parer à cette rupture sensorielle est elle-même soumise à la tyrannie de la matière brisante et à la destruction quasi assurée dans les premières heures de la bataille. La téléphonie par fil, qui est la suppléance disponible de la communication, est pulvérisée dès les premiers instants de la bataille par les échanges d’artillerie. L’historien militaire John Keegan résume cette situation (4) : « Le rideau de fer de la guerre est descendu entre les commandants, quel que soit leur grade, et leurs hommes, les coupant les uns des autres comme s’ils se trouvaient sur des continents différents. » Cet effet-là est celui de l’isolement des êtres par la technique – dans notre cas, technologisme, mais aussi bien la communication dans le cas précédent –, permettant les manigances de la technique de l’armement et du machinisme de la guerre. Ainsi prend-on le pouvoir, en isolant et en fractionnant les capacités de celui qu’on veut réduire à sa dépendance, et ainsi en fut-il de l’homme, du fait de l’armement et de la “ferraille hurlante”.


Le même phénomène que celui décrit par Keegan entre le chef de la bataille et l’acte de la bataille apparaît pour les armements, durant la Grande Guerre. On écrit bien “apparaît“ car il semble bien que personne ne prévoyait cet effet, tout comme les conditions et la durée de la guerre ; au reste, il semble aussi bien que personne ne s’en soit encore vraiment avisé aujourd’hui, tant la matière paraît de peu d’intérêts à ceux qui n’accordent d’importance qu’à l’Idée investie de toute la noblesse de la pensée humaine, avec l’avantage de satisfaire notre vanité, comme en passant.

Il nous apparaît évident, puis cela est aveuglant lorsqu’on a apprécié le phénomène, que la Grande Guerre, fidèle à la définition de paroxysme qu’on s’est employé à lui donner, apporta une contribution à sa mesure à la transversale des armements (du technologisme) que nous tentons de tracer pour compléter les éléments du tableau que nous avons entrepris de composer. La caractéristique principale de l’armement dans cette guerre, c’est effectivement de sortir de l’univers sensoriel de la perception humaine du monde et, ainsi, en plus des destructions épouvantables causées, d’entrer dans une autre dimension qui va occuper l’essentiel de notre propos dans cette partie de notre récit. Pour la première fois à ce degré d’organisation, de systématisme et d’effet de masse, dans l’espace comme dans le temps, au rythme des préparations d’artillerie avant les attaques, la source de l’armement, l’arme elle-même, n’est plus visible ni audible dans ses préparatifs. Elle déclenche son enfer particulier à partir de 5, 10, 15 kilomètres, au-delà de tout accès et portée des sens humains. Elle fond sur le soldat, sur les tranchées, sur le front, sans identification préalable, comme si elle venait de partout et de nulle part. Certes, l’on sait en général que l’ennemi prépare son attaque mais l’on n’en perçoit rien, ni par anticipation, ni par intuition, avant que l’enfer ne se déchaîne. L’intelligence est informée mais l’âme est solitaire, perdue et si affreusement désorientée.

Nous sommes effectivement, et naturellement conduits à revenir à la bataille de Verdun, dont nous avons proposé l’idée qu’elle rassemble en elle l’essentiel des caractères de la Grande Guerre, qui permet de mieux illustrer notre propos en le plaçant dans la lumière changeante du contraste, dans le contexte achevé du monde clos, dans la structure littéraire et spirituelle d’une histoire propre qui semble échapper à la guerre. Cette échappée aboutit plus à une épure de la Grande Guerre qu’à une évasion, et c’est Verdun. L’exemple de Verdun est ce qu’il nous faut pour notre propos parce que la topographie enfermée de la bataille forme une sorte de condensé et de laboratoire naturel de la Grande Guerre dans ses aspects les plus frappants, mais en y ajoutant des conditions propres, absentes de la Grande Guerre, qui mettent encore mieux en évidence les premiers tout en formant quelque chose de tout à fait spécifique ; avec ses périodes de paroxysme inouï qui semblent faire peser la menace définitive de la rupture de tout ; avec son absence d’idée stratégique alors que son issue a un sens stratégique, qui fait mieux ressortir combien l’usage de l’armement lui-même (et la résistance que lui ont opposée les hommes) a pesé sur le sens de la bataille bien plus que la pensée fort dispersée des chefs. La bataille de Verdun, avec ses chocs de rupture, n’est pas une rupture en soi. Elle est le rassemblement d’une somme d’événements qui ont précédé, qui se concentrent en elle, qui en font un paroxysme. Elle est d’autant plus intéressante pour notre propos qu’elle est, au départ, sans idée précise – cas historiquement reconnu – et qu’elle nous donne donc une vision dépouillée des artifices du calcul ; pas d’ambition révolutionnaire, bien sûr, mais même pas de vision stratégique, les causes de l’offensive allemande extrêmement vagues, sans directive maîtresse et encore aujourd’hui l’objet de débats. Pourtant cette bataille est essentielle pour ce qui n’est pas arrivé à cause d’elle et de son issue : si les Allemands avaient réduit les défenses autour de Verdun dans leur première offensive de février-mars 1916, emportant Verdun et le verrou que forme cette place forte dans l’élan, l’ordre de bataille existant sur tout le front Ouest aurait offert à l’Allemagne une capacité d’enveloppement stratégique décisive, qui aurait pu permettre à l’armée allemande de prendre Paris et les armées alliées par le revers de l’Est et du Sud. Pourtant encore, cette bataille est essentielle parce que, malgré la victoire qu’elle fut (pour les Français), ce sont les instruments et les événements du côté de la défaite (celle des Allemands) qui lui donnèrent sa marque indélébile et qui constituent l’apport principal à notre propos immédiat.

Telle qu’elle s’est déroulée, la bataille de Verdun a vu se déployer, dans un fracas de fin du monde, la panoplie complète de la guerre déstructurante et de l’armement déstructurant. Verdun fut le théâtre d’une offensive de la guerre déstructurante à cause du caractère brisant extrême des armements. Ce sont les armements – la puissance inouïe, surtout initiale, de l’artillerie – qui tendirent à bouleverser, à déstructurer complètement le “pays” (le périmètre de la bataille, si bien clos et délimité), sa géographie, son être même, et les psychologies de ceux qui le défendaient à mesure. L’événement est sans précédent dans l’histoire guerrière par le volume et le poids de la force, par l’intensité de cette force, par son dynamisme destructeur, par son effet déstructurant général. Dans la perspective historique et selon notre approche de la chose, l’Allemagne prenait la relève des armées révolutionnaires de Bonaparte, ce qui est absolument concevable lorsqu’on adopte une vision un peu plus éclairée que les étiquettes banales de nos idéologies courantes, et que l’on embrasse, comme le fait Modris Eksteins dans Le sacre du printemps, le caractère intrinsèquement moderniste et déjà postmoderniste, donc fondamentalement déstructurant, donc fondamentalement révolutionnaire, de l’Empire de Guillaume II. C’est dans ce cadre tout à fait exceptionnel et dans le symbolisme puissant qui s’ensuit de cette bataille que nous pouvons d’autant mieux exposer le caractère le plus fondamental de l’armement devenu technologie, et plus encore, de l’armement utilisé, essentiellement avec l’artillerie, décrit comme « le summum de la modernité dans la technologie ». (5)

Pierre Teilhard de Chardin, infirmier au 6ème Bataillon du 8ème Régiment de Tirailleurs Indigènes, de la 38ème Division d’Infanterie, raconte les longs moments d’angoisse impuissante, d’ennui désespéré sous les bombardements de l’artillerie, contrastant avec l’enthousiasme, l’allant et l’héroïsme de l’attaque. (C’est là justement où le contraste de Verdun est passionnant, puisque la bataille nous donne des instants d’une guerre qui ne semble plus avoir sa place dans la guerre moderne, où l’allant et l’héroïsme humains triomphent, à côté de cette guerre moderne à son paroxysme, où l’humanité est soumise à la ferraille technologique.) Dans deux lettres successives à sa cousine, Teilhard écrit ceci :

« Les coloniaux de ma brigade ont enlevé le fort. Tu vois, nous avons été à l’honneur et cela presque sans pertes, au moins pendant l’attaque elle-même. » […] « Je dois dire que ce n’était pas le meilleur moment. Tout près de la ferme de Thiaumont, dans un trou d’obus, j’ai passé, auprès de mon commandant, une fort vilaine journée, sous un bombardement lent et continu, qui semble méditer de nous tuer “à petit feu”. Ces heures-là sont le revers du triomphe et de l’attaque. »

Entre les deux extraits des deux lettres, un monde bascule, et c’est la guerre qui a complètement basculé sous la dictature du technologisme. Les attaques que décrit Teilhard sont l’exception dans la Grande Guerre en général, paradoxalement propre à certains aspects de la bataille de Verdun ; la règle est le bombardement qui a ceci d’essentiel qu’il vient d’on ne sait où et frappe on ne sait quand. Cette idée de l’impunité et de l’anonymat de l’armement, de son caractère nécessairement inattendu et imprévu, de l’espèce de maîtrise du monde terrestre qu’il exerce à partir de son propre monde, différent, placé au-dessus et dans l’alentour hors de la portée sensorielle, en toute impunité, domine finalement la réflexion après que l’intuition ait suggéré la voie. On retrouve dans ce cas la correspondance avec le phénomène de la communication, lorsqu’on avait signalé précédemment que le principal caractère que ce phénomène avait acquis, justement avec les technologies “modernes”, à partir des années 1920, était d’être devenu une sorte d’être différent, une substance tout à fait nouvelle : “Bientôt, nous n’y pensons plus, et tout se passe comme si, effectivement, la communication était devenue chose en soi, et sa transmission, réalité en elle-même, sans plus de nécessité d’une référence amarrée à un facteur humain qui nous permettrait de faire jouer notre libre arbitre et son esprit critique à ce propos.” (Citation de notre Quatrième Partie, “Le pont de la communication”.)

L’armement dans la Grande Guerre devient effectivement cela, par le biais de l’extension massive de l’artillerie à portée moyenne et longue, c’est-à-dire hors de portée de notre perception. Le canon n’est plus “une bouche à feu”, parce que personne ne voit plus le départ du projectile. Celui-ci, l’obus, devient chose en soi, évoluant dans son univers, choisissant son objectif dans notre univers, mugissant et hurlant en plongeant vers lui sans qu’il ne se garde de rien, et le brisant enfin, l’“objectif” qui est aussi cet homme, le soldat, touché en même temps par le bruit, l’avertissement inutile, la surprise, le regret, la mémoire interrompue et la mort. Involontairement, c’est-à-dire sans intention de s’engager dans les supputations qui nous emportent, Teilhard trouve les mots qui nourrissent de telles supputations, en personnalisant “le bombardement”, en lui prêtant des projets – des supputations, à lui aussi ! – en subissant son bon vouloir, sa dictature de pouvoir autonome et discrétionnaire : « …sous un bombardement lent et continu, qui semble méditer de nous tuer “à petit feu” ».

A partir de là, l’armement n’est plus le même, et s’avance la “deuxième révolution” de la transversale du technologisme (de l’armement) dont le début se trouve dans le fait même de la révolution française à son paroxysme de la Terreur (la « guillotine permanente »), et dans celui de la guerre révolutionnaire de Bonaparte qui s’ensuit. La Grande Guerre a fait son office. Avec son paroxysme, elle a installé cette révolution qui change toute notre perception, notre politique, notre psychologie, qui donne à l’“idéal de puissance” un outil qui va s’avérer être son maître, et dont le mouvement de l’américanisme va prestement s’emparer tandis que le pangermanisme balbutiant et titubant sous les coups reçus, transféré dans la folie hitlérienne, fera de l’armement qu’il entendait utiliser comme instrument de sa maîtrise, le linceul de ses espérances.


Lorsque l’Amérique quitta l’Europe, après l’avoir rejointe pour lui prêter main-forte autant que pour lui signifier l’éveil de sa puissance, elle emporta avec elle quelques nouveaux principes de la guerre moderne, pour s’en faire son idée à elle qui ne serait pareille à nulle autre. C’est vers elle, l’Amérique, que nos regards doivent se tourner pour poursuivre notre transversale du technologisme, qui, par instants, prendra l’allure d’une parabole de l’armement. Pour mieux suivre cette transversale en l’enrichissant de la parabole américaniste, c’est sans hésiter vers l’événement technologique de l’aviation, introductif de cette partie de la réflexion, que nous tournons nos regards. Il faut s’en expliquer avec quelques détails, en demandant au lecteur de ne pas trop craindre l’ennui du détail technique car, dans ce domaine particulier et malgré la pauvreté de son contenu, il arrive qu’il éclaire un instant l’essentiel d’une lumière révélatrice.

Dès 1919-1920 commence, avec des hommes comme l’Italien Douhet et l’Américain Billy Mitchell, la réflexion sur cette activité qui va être connue sous l’expression de “bombardement stratégique”, qui pourrait être définie comme l’achèvement par le plus haut dans la dimension spatiale de l’armement, qui a ainsi complètement acquis son autonomie de la masse humaine et entend pouvoir frapper cette masse partout où bon lui semble. Par définition, nul ne voit le bombardier stratégique ; ce système semble détaché du monde et de notre univers, ses bombes tombent sur nous sans que nous soyons avertis de rien, sans que nous ne voyons rien venir.

Bien que cette problématique du bombardement stratégique soit de l’intérêt de nombreux experts et de nombreuses nations, seule l’Amérique, à côté d’une Angleterre qui fit des efforts méritoires mais ne fut jamais qu’une adjointe de son mentor américaniste, trouva dans ce domaine sa quête essentielle et sa place principale dans la transversale du technologisme. La démarche est d’une ambiguïté qui vaut quelques détails et quelques instants d’appréciation, et l’on verra où va se nicher la vertu humaine, c’est-à-dire la vertu américaniste, qui est sans aucun doute le faux-nez de prédilection de la politique de l’“idéal de puissance”. La référence choisie par nous se nomme America’s Pursuit of Precision Bombing, 1940-1945 (6), et elle est choisie parce qu’il s’agit d’un ouvrage technique, qui décrit avec le souci du détail l’évolution des méthodes et des instruments de visée par l’aviation de bombardement des USA pour gagner toujours, autant que possible, en précision. Même si l’on comprend qu’elles sont considérées comme n’étant que d’inspiration indirecte et n’ayant d’effet qu’indirectement, l’attitude psychologique et la pensée qui en découle, qui soutiennent le développement de ces processus, et par conséquent la grande idée du bombardement stratégique, sont évoquées et rendent compte du débat dans sa plus vaste amplitude possible. Il s’agit d’une de ces tangentes révélatrices pour notre propos ; la liaison indirecte, voire involontaire et presque sans conscience de l’importance de la chose, dans un ouvrage à seule prétention technique, est d’autant plus révélatrice de la puissance du lien qui unit la matière même de l’armement et de la technologie aux profondeurs les plus spécifiques de l’esprit et de l’âme. Les remarques que nous rapportons concernent l’un des instruments fondamentaux, ou l’une des technologies fondamentales, le viseur Norden (du nom de son inventeur, Carl Norden, d’origine norvégienne), qui apporta un progrès décisif aux capacités de bombardement stratégique de l’USAAF durant la Deuxième Guerre mondiale. (Norden ne sut jamais précisément, quoiqu’il aurait pu s’en douter, que son viseur avait été utilisé à Hiroshima et à Nagasaki ; « D’un point de vue religieux, cela l’aurait détruit », expliquait son fils.)

« Le viseur de Norden était la technologie maîtresse du développement du bombardement stratégique diurne de précision aux Etats-Unis. Il a renforcé la perspective de gagner des guerres rapidement et avec des pertes réduites. Bien que la guerre nucléaire fut l’antithèse du bombardement stratégique de précision, le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale suffit à faire croire à des millions d’Américains que l’“American way of war” était la façon la plus humaine qu’on puisse imaginer de faire la guerre, en attaquant la machine de guerre plutôt que les êtres humains qui étaient derrière cette machine de guerre. Le bombardement stratégique combinait l’amour des Américains pour la technologie avec leur désir de réduire les pertes des deux côtés, mais surtout du côté américain, au minimum. Bien que ce ne fut pas son intention, Carl Norden avait déshumanisé la guerre, la rendant impersonnelle et supprimant la culpabilité – faire la guerre contre des masses de métal et de béton froides, inertes et privées de sentiments. Il avait contribué à rendre la guerre plus tolérable… »

Il est bon pour notre propos, à propos d’une matière si technique qu’est le viseur du bombardier, à propos d’une technologie qui est la matière même, qui sous-tend et renforce un domaine fort essentiel de l’armement dans l’époque où la chose est évoquée, de trouver rassemblés tous les facteurs humains, politiques et métahistoriques qui nous importent et donnent toute sa force à notre transversale du technologisme. La liaison entre la technologie, qui est le cœur de l’armement dans cette partie essentielle de la transversale, et la grande stratégie de la guerre est établie, et aussitôt avec la nature de la guerre elle-même ; et aussitôt, avec l’interprétation des Américains de cette guerre, à partir de la perception d’une guerre la plus “humaine” possible alors qu’elle est la plus aveuglément destructrice des structures humaines, la plus systématiquement déstructurante ; perçue comme une guerre qui n’attaque que la matière et nullement l’être humain, ainsi curieusement présentée dans le chef de Norden, décidément bien peu favorisé, comme déshumanisante, dépersonnalisée et pourtant assez arrangeante pour ne pas nous charger de quelque culpabilité ; d’ailleurs guerre de la matière contre la matière… Tout cela concerne certes une précision rêvée, bien à propos puisqu’il est question de viseur, puisque le bombardement stratégique, désigné idéalement comme une guerre de précision destinée à ne frapper que la matière, est au contraire accompli dans les destructions les plus complètes, les plus inhumaines (déshumanisées), jusqu’au “final” wagnérien de l’arme nucléaire et de l’équilibre de la terreur.

Nous tenons notre raccourci, ficelé en plusieurs sens, verrouillé de toutes les façons. L’armement ne se perçoit plus, notamment interdit à la vision et à l’audition sinon d’une façon vaguement effrayante, que par des bruits indistincts et des ombres furtives, et nul, bientôt, ne le perçoit plus du tout. Qui, à Hiroshima, à 07H30 du matin le 6 août 1945, a pu voir et entendre précisément le Boeing B-29 surnommé Enola Gay, du nom de la mère du pilote, Paul Tibbets ? Qui a pu percevoir les signes annonciateurs de la catastrophe à venir dans cet instant, et en deviner intuitivement le sens tragique, le bouleversement historique ? Le bombardement stratégique, qui naît précisément dans les esprits, dans les conceptions et dans les projections immédiatement après la Grande Guerre, constitue dès son apparition puis dans son développement à la fois une tentation et une tentative irrésistible d’achever la transmutation qu’a constituée, dans notre transversale du technologisme perçue comme une parabole de l’armement, le paroxysme de la Grande Guerre. Il est inévitable, pour la double signification du mot, d’observer que le bombardement stratégique survole la période de la Grande Guerre à la Guerre froide, – et peut-être au-delà mais d’une façon différente qui va s’avérer étrangement autodestructrice, – comme pour imposer à ce temps qu’il croit maîtriser une continuité caractérisée par l’expansion combinée, et tout aussi tentante et irrésistible, de la puissance par la brisance du métal et de l’innocence par l’invisibilité des cieux. Ainsi la transversale du technologisme, où nous avons vu le métal et le feu s’allier pour acquérir l’autonomie, semble s’élever à la conquête de la spiritualité au rythme de l’expansion aérienne et stratégique du technologisme.

Puisqu’il nous en faut un pour mieux comprendre le phénomène que nous décrivons, le voici, un homme qui domine la période, né de l’acier et nourri de l’éclair du Strategic Air Command (SAC), grossier, brutal, assuré de sa force et de la vertu de la force, un cigare profilé comme une bombe vissé dans sa bouche aux lèvres serrées. Un homme de fer. (Ou de bronze : quand il marchait sur le béton d’un parking d’une base du SAC, disait-on en matière de plaisanterie, on l’entendait cliqueter de loin car l’on disait qu’il avait les couilles en bronze.) Curtis LeMay écrasa pendant plus de vingt ans tout le monde stratégique des Etats-Unis de sa stature, de ses manigances, de ses insubordinations par rapport au pouvoir civil. Cet homme projeta à lui seul, à plusieurs reprises, par des moyens divers de provocation, de déclencher une attaque nucléaire stratégique contre l’URSS. Il traitait les présidents successifs qu’il servit avec un mépris qui confinait à ce qu’un Mitterrand local aurait pu désigner comme un “coup d’Etat permanent”. De lui et des hommes de cette sorte, sur lesquels il n’exerçait qu’une autorité épisodique, Kennedy confia à son conseiller et ami John K. Galbraith, que « ces types vivent sur une autre planète » ; LeMay envisageait, plein d’un allant mécanique et sans l’ombre d’une interrogation, cette sorte de guerre dont on a su, depuis peu, que les comptables du SAC calculaient qu’elle aurait pu causer autour de 600 millions de morts (7) en URSS et aux divers alentours de l’URSS, dans le cas d’une attaque stratégique générale effectuée par les USA. Lorsqu’il organisait l’offensive contre le Japon en 1944-45, LeMay calculait avec précision comment souffler toutes les maisons par une bonne dose de bombardement à la bombe explosive soufflante, avant de passer aux bombes incendiaires et au phosphore, pour permettre l’embrasement plus efficace de dizaines de kilomètres carrés de zone urbaine avec ses dizaines de milliers d’habitants grillant comme autant de sauterelles ; c’était le raffinement le plus extrême, le plus attentif, de « l’“American way of war” [,…] la façon la plus humaine qu’on puisse imaginer de faire la guerre ». Cet homme avait instillé dans l’esprit de sa bureaucratie, de ses planificateurs, de ses pilotes – ce qu’ils nomment, en langage américaniste une “communauté” – le concept de l’overkill. On peut difficilement traduire ce mot mais si on le fait ce sera plus par un néologisme du type de “sur-tuer” que par l’expression “tuer davantage” ; un peu à la manière des gangsters de Chicago qui liquidaient un concurrent en vidant trois ou quatre chargeurs de pistolets-mitrailleurs dans son corps sans préférence de zone et en n’oubliant pas le “coup de grâce” (?) dans la tête déjà en état de compote de matière cérébrale ; tout cela passant, pour le cas de LeMay et de son Strategic Air Command, par un amoncellement de métal, d’explosifs, de systèmes multipliés sur un seul objectif, les objectifs multipliés par dix, par cent, par rapport au nécessaire, jusqu’à ces comptabilités de morts probables par centaines de millions. Un amiral qui travailla à l’état-major conjoint de détermination des objectifs stratégiques (SIOP), de 1960 à 1963, observa : « The SAC people never seemed to be satisfied that to kill once was enough. They want to kill, overkill, overkill, because all of this has built up the prestige of SAC, it created the need for more forces, for a larger budget. […T]hat’s the way their thinking went. » (8)

Cette singulière soif de tueries, et selon la méthode de tuerie surmultipliée dans sa manufacture, s’accompagna de l’extension jusqu’à l’extrême du phénomène de l’absence de la perception humaine de la tuerie (le contraire du tueur de Chicago dans ce cas) ; phénomène, pour faire plus large, de la perte de contact entre l’outil de la tuerie, l’armement, la technologie, et sa correspondance humaine au nom de laquelle la chose était animée. Comme averti d’une inspiration mystérieuse qui lui suggérait impérativement que sa mission n’était pas du domaine de l’humaine nature et devait en être par conséquent séparée par tous les moyens, Curtis LeMay avait porté à son plus haut degré possible, avec l’avion piloté, le phénomène de la perte de contact de l’armement avec l’humanité terrestre, l’armement devenu chose en soi, chose autonome, avec ses bombardiers B-52 qui tenaient l’air constamment, par roulement, pendant vingt-quatre heures de suite et plus encore avec les ravitaillements en vol, sans plus aucun lien, plus aucun rapport de responsabilité avec l’être qui en était le géniteur, sinon des codes secrets et incompréhensibles assurant l’automatisme d’une liaison dont le seul but, lorsqu’elle était établie, était l’ordre d’aller anéantir un objectif lui-même désigné d’abord par une formule de code. (9) Les engins intercontinentaux qui suivirent, à partir du début des années 1960, portèrent jusqu’aux confins de l’espace cette perte d’identité humaine de l’armement, plus que jamais avancée extrême du technologisme créé par l’espèce humaine et instrument radical de la liquidation éventuelle de l’espèce humaine.

Puis, en 1965, LeMay quitta le service actif non sans avoir donné son dernier conseil pour la guerre du Vietnam, par le bombardement aérien cela va de soi, se résumant à une formule qui fit fortune, servant même à l’invasion de l’Irak : « Bring them back to the Stone Age » (“Ramenez-les à l’âge de pierre”). Son legs était bien le tabula rasa, qui est l’antienne de la “deuxième civilisation occidentale”. Il fit un peu de politique, comme candidat vice-président de la candidature Wallace en 1968 (le candidat raciste bientôt ramené, au grand soulagement des belles consciences libérales, à une chaise roulante après un attentat et une balle dans la moelle épinière). Même à côté de Wallace, LeMay apparut médiocre, emprunté, caricaturalement apocalyptique ; Wallace, excédé et gêné, en venait même à lui imposer silence en public lorsque LeMay, comme on dirait machinalement, promettait qu’on nucléariserait les rouges. L’on découvrit le pot aux roses : ce type était un bon technicien, un bureaucrate achevé, un excellent organisateur des vols de bombardiers et des échantillonnages de bombes à larguer, mais d’une irrémédiable médiocrité, sans talent, la voix et le trait grossiers, d’une éloquence pauvre, bredouillant et bafouillant, sans idées claires sorti de la comptabilité des empilements de morts… LeMay avait fait régner la terreur pendant un quart de siècle, chez les présidents et les équipages du SAC, mais il était irrémédiablement médiocre, valant bien, et en dégaine et en ouverture de l’esprit, un Joe McCarthy noyé dans un océan de Bourbon. Alors, voilà que soudain tout s’éclaire…

Vous retrouvez avec LeMay l’homme de la terreur jacobine, l’homme de la Révolution, l’homme qui n’est rien sans la « guillotine permanente ». Le révolutionnaire n’est qu’un outil, un accident de la quotidienneté projeté dans la révolution mais resté quotidien lui-même, imposant la Terreur sans en prendre ni la mesure, ni la force morale et politique. Il est prisonnier du métal glacé et poisseux de sang, comme LeMay est prisonnier de ses myriades de bombes au phosphore jetées sur Tokyo, et de ses mégatonnes rangées au fond d’une soute. Le bureaucrate est le quotidien du révolutionnaire et le révolutionnaire n’est que le bureaucrate de la dialectique quotidienne de la Révolution. On les retrouve, transmutés en hommes de communication et dans les idéologues du “capitalisme du désastre” de Klein, dans le même état d’esprit et avec les mêmes états de service. Aucun n’a la moindre conscience du fardeau à la charge duquel il participe, ni de l’horreur que ses actes quotidiens contribuent à installer. Leur banalité n’est ni une affaire de caractère, ni une question de choix de conscience mais l’inévitable tribut auquel l’individu est soumis par la force du courant métahistorique où il est emporté. Le révolutionnaire-bureaucrate, de Fouquier-Tinville à LeMay ou aux bureaucrates nazis décrits par Anna Arendt, n’implique aucune réelle responsabilité personnelle, sinon une faiblesse du sens de la responsabilité chez un être ; il est la circonstance humaine typique de ce même courant métahistorique où la matière soumet absolument l’esprit, où, par le tour diabolique, par sa puissance même, agissant avec la prétention d’une transmutation, la matière prétend soudain à la spiritualité et ainsi s’investit elle-même de la gloire d’être un courant effectivement métahistorique.

Tous ces hommes ne sont pas définis par l’idée, le “concept”, la théorie, comme ils veulent parfois s’en faire accroire à eux-mêmes, mais par le métal, la force brisante de l’armement, de la « guillotine permanente » aux mégatonnes que l’on s’emploie ensuite à revêtir d’idées, de “concepts”, de théories pour leur donner l’aspect civil qui importe à notre jactance moralisante… Ainsi doit-on mieux comprendre la définition de notre époque, et approcher effectivement d’en saisir la complète substance. A partir de là, effectivement, la crise systémique qui caractérise notre époque prend absolument tout son sens.


On le comprend et on l’a déjà laissé entendre, tout cela ne s’est pas développé, tel qu’on décrit cette “transversale du technologisme” qui pourrait aussi bien figurer comme “la parabole de l’armement”, sans le cimier de quelques perceptions grossières érigées en idées. Il faut que cette puissance déchaînée, dans la dynamique de laquelle la raison est tout juste la servante de la matière, s’habille, aux yeux de cette raison elle-même, dont la suffisance est un des grands traits, de la parure de la thèse ; la raison ne peut se passer du besoin de se croire, surtout quand elle est emportée dans un emprisonnement qu’elle se force à considérer comme une libération par la puissance. S’il est de peu d’importance en soi, cet habillage joue un rôle important parce qu’il influe fortement sur le comportement des hommes, sur la perception des événements et sur l’interprétation qu’on en a.

Ainsi devons-nous nous arrêter, avec une ambition d’interprétation à mesure, devant le phénomène nommé d’une façon générique “complexe militaro-industriel”. (Il nous arrivera d’employer les initiales CMI, qui impliquent l’emploi de majuscules, qu’effectivement le “Complexe” mérite plus qu’à son tour.) L’expression pourrait d’ailleurs paraître incomplète parce qu’elle ne prend pas en compte les ambitions quasiment métahistoriques que certains des inspirateurs de la chose nourrissaient au fond d’eux-mêmes, avec des aspects esthétiques et une force de communication dont on aurait espéré un effet de transmutation décisif, tout cela rendant compte de la mesure où le CMI s’inscrit effectivement, et en bonne place, dans le courant général lui-même à prétention métahistorique de la “matière déchaînée” qu’on décrit dans ces pages. La paternité de l’expression “complexe militaro-industriel” revient à un général-président des Etats-Unis d’Amérique, Dwight D. Eisenhower, dans son discours d’adieu du 16 janvier 1961. Ces diverses circonstances ont largement pérennisé ce qui semblerait être l’aspect profondément, centralement militaire du phénomène qu’est le CMI. Cela devrait convenir à notre “parabole de l’armement” et cela ne lui convient pourtant pas, parce qu’il est question de la “transversale du technologisme”, que l’armement n’y occupe pas la place centrale, y compris devant la guillotine, à Verdun ou à propos de LeMay, mais qu’il est question du métal combiné au Choix du feu et de l’effet brisant et déstructurant qu’on en obtient, et que la chose militaire n’est que seconde dans l’interprétation métahistorique.

Il se trouve que nous en trouvons paradoxalement la démonstration, justement, avec le CMI, où le “M” n’est venu s’installer que secondairement dans la chronologie, ce qui ajoute l’aspect inappropriée de l’expression à son origine, en plus de son aspect incomplet signalé plus haut. Il s’agit bien du domaine fondamental et originel de la constitution, dans l’historique, dans l’ambition, jusqu’à son essence même, de cette structure formée en système qu’on pourrait effectivement qualifier à son origine d’“anthropotechnologique”, où la dimension militaire ne figura nullement à l’origine, non plus que la production des armements ; c’est effectivement ce que nous nommons le technologisme qui triomphe… La véritable naissance du Complexe, en Californie du Sud dans les années 1935 et 1936, combine des forces dont aucune n’est la chose militaire : la puissance technologique appliquée dans l’industrie aéronautique naissante des USA fortement regroupée dans cette région, le savoir scientifique du plus haut niveau appuyé sur l’organisation universitaire américaniste, la force politique et idéologique trouvant son aliment naturel dans le secteur privé de la finance, de la banque, voire de la simple fortune personnelle – et, en arrière-plan, mais d’une grande puissance psychologique, l’idée d’une sorte de mystique qui est l’étrange confluence d’un ésotérisme influencé par ce que certains nomment l’“hollywoodisme” et du suprématisme racial. Il s’agit alors, encore dans les remous de la Grande Dépression où l’on dénonce les agissements de la “racaille socialiste” rassemblée autour de lui par Roosevelt, de créer un pôle de puissance utilisant le génie scientifique et l’habileté financière, rassemblés dans la dynamique sans égale qu’est le développement technologique. Il y a effectivement, sous-jacente, une dimension s’exprimant par l’espoir fiévreux que cette dynamique est grosse d’une transmutation, effectivement de caractère métahistorique comme nous l’avons signalé plus haut, qui serait capable d’imposer une transformation décisive extrayant l’Amérique des scories de la Grande Dépression pour l’installer au plus haut dans l’humanité, dans une sorte d’envolée supra-humaine. La Californie du Sud et Los Angeles ont été choisis par ce rassemblement de personnalités de renom, parce que les émigrants, les non-WASP (“White Anglo-Saxon Protestant”), y sont encore peu nombreux, parce qu’il y règne effectivement cette atmosphère étrange de mysticisme et d’ésotérisme, où les avancées scientifiques sont considérées selon leurs rapports évidents avec la religion et avec la “race nordique”. Le sociologue, urbaniste et historien de Los Angeles Mike Davies caractérise de la sorte l’orientation de ce mouvement, dont l’une des chevilles ouvrières est le physicien Robert Millikan, venu de la direction de l’université de Chicago pour prendre celle du fameux Institut Technologique de Californie (CalTech) (10) :

« In his rôle as Cal Tech’s chief booster, Millikan increasingly became an idéologue for a specific vision of science in Southern California. Speaking typicaly to luncheon meetings at the élite California Club in Downtown Los Angeles, or to banquets for the Associates at the Huntington mansion, Millikan adumbrated two fundamental points. First, Southern California was a unique scientific frontier where industry and academic research were joining hands to solve such fundamental challenges as the long-distance transmission of power and the génération of energy from sunlight. Secondly ad even more importantly, California is “today, as was England two hundred years ago, the most western outpost of Nordic civilization”, with the “exceptional opportunity of having “a population which is twice as Anglo-Saxon as that existing in New York, Chicago or any of the real cities of this country. »

Ainsi Davies définit l’interprétation que donne Millikan de la science et du business, comme les voies et moyens “recréant la supériorité aryenne” (« …reproducing Aryan supremacy ») dans le Sud de la Californie. Là est le cœur fervent et bouillonnant du Complexe, avec son foyer scientifique de CalTech s’exprimant dans la puissance technologique de l’aéronautique plongée dans sa dynamique d’affirmation de sa puissance industrielle – et ce cœur qui bat est anglo-saxon, c’est-à-dire aryen selon ces théoriciens et idéologues audacieux… (Certes, quelques Juifs s’étaient glissés dans cette vaste entreprise, à CalTech, comme Albert Einstein par exemple, mais passons outre ces détails.) Il faut bien prêter attention à ce fait déjà signalé qu’alors, en 1936, 1937 ou 1938, la dimension militaire n’a nulle place essentielle. L’industrie aéronautique fabrique des produits militaires, mais essentiellement pour l’exportation (la Chine, l’Angleterre et la France) ; l’essence même de la chose dans cette activité est son technologisme. La dimension militaire ne vient qu’après, à partir de 1940-1941, quand la production de guerre est lancée, et elle ne quittera plus le Complexe parce qu’elle est un formidable moyen d’expression et de transmutation de la puissance du technologisme. Mais cette dimension ne forme pas le cœur brûlant et grondant de la mystique qui est née autour de Los Angeles ; cette mystique est la science induisant la puissance née du Choix du feu, le technologisme, l’idéologie clairement connotée non de racisme mais de suprématisme. Millikan se proclamait “scientifique chrétien” et proclamait qu’il n’y avait nulle contradiction entre la science réelle et la religion réelle. Il va sans dire qu’il a son idée de la science et son idée de la religion.

Tout cela ne gênera jamais le Pentagone et sa bureaucratie, ni les stratèges du bombardement stratégique, ni les hagiographes des uns et des autres. Dans son développement, dès ses origines, cette entité massive qu’est le Pentagone ne dissimula pas, à plus d’une occasion, sa fascination pour l’orientation de la science nazie, et notamment pour ses méthodologies, principalement à l’occasion de l’incorporation dans son vaste domaine de scientifiques et chercheurs allemands en 1945-1947 (Operation PaperClip), qui avaient travaillé durant plus d’une décennie dans des structures et selon des orientations contrôlées et déterminées par le parti national-socialiste, et, précisément, la SS. L’historien et journaliste militaire, Nick Cook, spécialisé dans des recherches sur les programmes secrets du Pentagone (“black programs”), expliquait dans une interview, en 2002 (11), – et le propos, débarrassé des prudences de rigueur, est lumineux :

« How did they develop that? What model did they base it on? It is remarkably similar to the system that was operated by the Germans—specifically the SS—for their top-secret weapons programs during the Second World War. Now, did someone, Hans Kammler or anyone else, provide that model lock, stock, and barrel to the U.S. government at the end of the war? I don't know the answer to that, but given the massive recruitment that went on under Paperclip, and given what we see in the black world, it might not be unreasonable to ask those questions. […] What I do mean is that if you follow the trail of Nazi scientists and engineers who were recruited by America at the end of the Second World War, the unfortunate corollary is that by taking on the science, you take on—unwittingly—some of the ideology. The science comes over tainted with something else. And that something else you have to be very careful of. It carries unpleasant side effects with it, in that if you're not careful, you lose sight of what it is you're protecting. »

Pour les observateurs, moralistes, commentateurs idéologiques des bombardements stratégiques, surtout dans ces époques où, à partir du 11 septembre 2001, l’emploi de la violence – la violence préventive, la violence hors des contraintes des lois internationales, – est devenu un sujet exaltant qu’il s’agit de promouvoir à bon escient, la justification de cette pratique conduit à des arguments irréfutables. L’ex-trotskiste Christopher Hitchens, converti à ce bellicisme libéral occidental si spécifique à notre civilisation postmoderniste, qui a soutenu avec constance les entreprises du Pentagone et du système de l’américanisme à l’ombre de formules telles que “les bombardements humanitaires” (Vaclav Havel), expliqua avec une emphase presque théologique ce qu’il jugeait de profondément juste, dans le sens de la plus belle morale possible, dans les bombardements stratégiques de l’Allemagne : « There is something grandly biblical and something dismally utilitarian about this long argument between discrepant schools of historians and strategists. In the Old Testament, God reluctantly considers lenience for the “cities of the plain,” on condition that a bare minimum of good men can be identified as living there. The RAF code name for the first major firestorm raid on Hamburg was “Operation Gomorrah.” And this was a city that had always repudiated the Nazi party. […] And here, atheist though I am, I have to invoke something like the biblical. It was important not just that the Hitler system be defeated, but that it be totally and unsentimentally destroyed. The Nazis had claimed to be invincible and invulnerable: Very well, then, they must be visited by utter humiliation. No more nonsense and delusion, as with the German Right after 1918 and its myth of a stab in the back. Here comes a verdict with which you cannot argue. » (13)

On voit bien, en mettant côte à côte ces deux citations (Cook et Hitchens) et ce qu’elles nous signifient, que l’idéologie n’est pas vraiment en cause, même si les arrière-pensées qui sont déjà présentes chez Millikan survivent et se perpétuent. D’un côté l’on observe une “nazification” des méthodologies du Complexe à ses origines, et cela dans le sens de l’apport du mysticisme ésotérique qui baigna les orientations de la science allemande sous la direction de la SS pendant la période ; de l’autre, on invoque la Bible et ses arguments sans réplique pour sacraliser indirectement le bombardement stratégique et l’emploi massif de sa puissance de fer et de feu qui, seule, peut accomplir ce qui est manifestement une mission divine, c’est-à-dire l’éradication de l’Allemagne coupable de nazisme, tout cela coloré par le sarcasme d’un trotskiste converti en libéral adepte du massacre redresseur de torts. Il n’y a pas de contradiction, contrairement à l’apparence trop vite considérée, mais torsion insistante du même argument dont l’effet est de faire naître une mystique que les Nazis avaient imprudemment caricaturée. Les hordes de bombardiers rasent les villes allemandes comme Dieu détruit Sodome et Gomorrhe, des ruines desquelles, ou des blockhaus qui les protègent disons, sortiront les hordes de savants nazis qui viendront enseigner leur méthodologie à la bureaucratie du Pentagone. Comme on l’a décrit par ailleurs et en plusieurs occasions, l’enchaînement des choses fait que l’on se passe une torche, un flambeau, ou, dit plus platement, le bâton de relais. La messe est différente, ici nazie et là démocratique, mais l’église est bien la même. Hitchens défend la démocratie, les droits de l’homme et la civilisation, et les escadres du Bomber Command britannique et de la VIIIth Air Force américaniste des années 1941-1945 (le premier, utile auxiliaire temporaire, le second, géniteur modeste du futur Strategic Air Command) vrombissent avec zèle au nom de l’“anglo-saxonisme” qui éclatait déjà chez Millikan, et qui prend le relais – suprématisme pour suprématisme – des théories aryennes des Nazis. Ces fous, les Nazis, rejetons monstrueux d’une Allemagne qui n’avait su conduire à son terme l’“idéal de puissance”, n’avaient naturellement pas pris les précautions qui s’imposent d’un habillage décent pour présenter et imposer leurs ambitions. Les nouveaux venus, réunis autour de l’américanisme, savent y faire, en matière d’habillage des choses. L’islamisme, éventuellement “fasciste” pour l’exotisme du propos, dont Hitchens souhaite la liquidation selon la ligne directrice de la rédaction du Weekly Standard qui réunit les commentateurs du mouvement néo-conservateur, vaut bien les non-WASP dont Millikan se réjouissait qu’ils soient si peu nombreux sur la terre promise de la Californie du Sud. La démarche est tellement similaire qu’on croirait rajeunir.

Mais trêves de vaticinations autour de ces doctrines viriles, plus ou moins élégamment parées. Elles nous ont permis de mieux distinguer, dans notre siècle comme dans celui qui précède, dans une continuité significative, la constance dans l’application des peines appliquées par la transversale du technologisme lorsqu’elle se pare de l’armure de la parabole des armements. L’important est effectivement de distinguer cette aura de mysticisme ésotérique qui grandit le propos et justifie notre enquête, qui est au cœur de la toute-puissance du technologisme… Si c’est une affaire de quincaillerie, il faut se convaincre que cette quincaillerie se hausse jusqu’à l’esprit pour lui dicter sa voie, au nom d’une voix qui a parfois les accents tonnants du Tout-Puissant. Que tout cela se passe dans le cadre si arrangeant pour nos consciences de ce que nous percevons comme la démocratie, que nous parons presque par réflexe pavlovien, de la vertu de la laïcité, – non, tout cela ne doit pas nous étonner. Nous avançons dans une cathédrale de faux semblants, dans le château fantastique d’un conte de fée qui a des aspects terrifiants, encombré de galerie de glaces déformantes. Notre âme n’est pas trop embarrassée, et notre vertu est satisfaite… Pour le reste, la transversale du technologisme poursuit sa course folle, et elle se trouve bien dans cet Ether étrange d’un mysticisme sans mesure, bien que d’une qualité contestable.


Dès l’origine, le langage ne dissimule rien de l’esprit… Il s’agit effectivement de baigner de la grandeur de l’esprit jusqu’aux bornes du mystique un mouvement d’une puissance unique, que nous avons baptisé “la transversale du technologisme”, qui nous impose une dictature de la matière après Le choix du feu, et qui parcourt, qui oriente, qui transmute littéralement notre équipée jusqu’à faire de la période une “deuxième civilisation occidentale”. Ainsi le métal lui-même, la matière qui nous soumet, semblent être élevés, presque comme sur un offertoire par la mystique qu’on a succinctement décrite. Cette histoire de l’origine du Complexe est historiquement importante, mais elle est au-delà, avec une dimension métahistorique qui ne doit pas manquer de nous happer pour susciter notre réflexion. Elle caractérise “la transversale du technologisme” alors que nous croyions qu’elle était devenue “la parabole de l’armement”, pour nous rappeler que l’armement n’est que second dans la hiérarchie des choses, qu’il n’est que la création de la matière hurlante, du métal, que notre histoire est aussi apurée que les rapports de la matière et de l’esprit ; l’armement, la guerre, la Révolution également, ne sont que des moyens, des outils, des événements de translation et d’utilité momentanée, qui mettent en évidence notre “transversale”, tandis que le technologisme est l’expression organisée même, ou la tentative d’organisation de la matière dans ce mouvement général que nous décrivons. Le technologisme reste notre structure centrale, comment on parlerait d’une anti-structure selon le langage des physiciens et des astronomes ; l’armement en est l’expression fracassante et déstructurante (Verdun), qui s’habille de mysticisme avec la naissance du Complexe telle qu’on l’a évoquée. Tout cela est nluminé de descriptions et de visions exaltées qui finissent par faire de la chose, de l’ensemble du phénomène, avec le sérieux apparent que donne le poids terrible de la quincaillerie déchaînée, un monde différent plutôt qu’un monde à part, un monde construit selon ce qui serait plus une idéologie qu’une technique. Le technologisme est également l’une des tendances qui nourrissent le virtualisme, cette idéologie de fabrication d’un monde différent du monde de la réalité.

Lorsque Hitchens avance l’explication qu’on a lue, lui l’athée qui se prend d’estime zélée pour les recettes apocalyptiques de la Bible, il nous assène un coup de massue en fait d’argument final (« Here comes a verdict with which you cannot argue ») ; mais la massue est un peu frelatée et se nommerait aussi bien, nous autres redescendant sur terre – “sophisme”. L’argument de la colère de Dieu déchaînée sur l’Allemagne pour la punir de ses inexpiables péchés, par le moyen du bombardement stratégique ainsi adoubé, est sophisme pur à moins de considérer les promoteurs de l’offensive stratégique comme chargés d’une mission divine, sinon d’une vision divine – ce qui nous conduirait vers un tout autre débat – ce qui nous y conduira peut-être, ou nous y prépare dans tous les cas, c’est à voir. Lorsque l’offensive sur l’Allemagne est lancée, certes, nul n’a encore l’idée de la dimension maléfique de la chose, ni que l’Allemagne mérite amplement le châtiment que le Dieu de la colère des escadres de bombardiers lui réserve ; et l’on peut se demander si, en baptisant l’attaque et la destruction de Hambourg “Operation Gomorrah”, la RAF, ou le général Harris, ne nous signifiait pas, plus simplement que ne le suggèrent les paraboles évangéliques de Hitchens, que la destruction de la ville serait semblable à ce qu’avait dû être la destruction de Gomorrhe, et nullement que la ville fût nécessairement Gomorrhe. Le général Harris, chef du Bomber Command et finement surnommé “Bomber” Harris, s’explique de la sorte, sans fioritures ni finasseries d’intellectuel exalté, le ton un peu pataud comme le poids des bombes de ses Lancaster et de ses Halifax, à propos de son acharnement à ne cesser de renforcer encore et toujours les attaques contre tout ce qui existe d’Allemagne et d’Allemand : « Je ne le fais pas parce que je le dois, je le fais parce que je le peux. » Cette phrase simple, d’un homme simple, de la simplicité dont on fait les Curtis LeMay, qui rend plus grâce à la disposition de la matière brisante qu’au regard immanent de l’esprit, achève de nous conduire vers un nouveau degré de l’argument. Effectivement, c’est parce qu’il a sous ses ordres des escadres regroupant des centaines, voire des milliers de Lancaster et de Halifax, et les Américains la même chose avec leurs B-17 et leurs B-24, que le bombardement stratégique prend cette tournure apocalyptique que Hitchens justifie par la référence divine. Nous retrouvons la même ligne de pensée qu’avec Verdun, lorsque nous remarquions qu’il suffit d’ôter l’artillerie, c’est-à-dire l’avancée la plus remarquable de la technologie, donc du Progrès, pour orienter la bataille d’une façon complètement différente, pour la réduire à la proportion d’escarmouches sans grande importance, peut-être même pour lui ôter sa substance de bataille en la privant de cette dimension quantitative, ôtant aussitôt et pareillement la substance, qui est absolument quantitative et faite de matière, de tous les grands débats moraux dont nous enrobons et transmutons notre appréciation de ces événements, comme si nous voulions les parer d’une essence qu’ils n’ont manifestement pas.

En dessous, en bas, là où dégringolent les cargaisons de bombes du Jugement Dernier à-la-Hitchens, exécuté par anticipation de la connaissance de la plénitude du péché – démarche typiquement postmoderniste, néoconservatrice de l’ex-trotskiste – en bas s’activait la machine infernale nazie. Le professeur Richard L. Rubinstein publia en 1974 La perfidie de l’histoireLa Shoah et l’avenir de l’Amérique (13). Il y décrivit le système nazi de l’Holocauste comme une organisation utilisant toutes les méthodes, les logiques et les procédures de la civilisation moderniste, du capitalisme, de la bureaucratie, de la rationalisation, toutes ces choses nées dans le cours foudroyant de la “transversale du technologisme” – et là aussi, dans ce sens, la matière maîtresse de l’événement, inspiratrice de lui, qui donne le sens même – sens absolument moderniste, du type « Les Lumières, c’est désormais l’industrie », où tous les moyens de la chose vous sont donnés par le Progrès matériel…

« Tout au contraire, écrit Rubinstein, nous sommes vraisemblablement plus à même de comprendre l’Holocauste comme l’expression des plus profondes impulsions de la civilisation occidentale du vingtième siècle… » [P.47] « Avec le temps il devient évident que les atrocités perpétrées par les nazis dans leur société de domination totale, comme les mutilations et expériences médicales meurtrières sur des êtres humains, ainsi que l’utilisation des esclaves dans les camps de la mort, ne sont que la logique extrême des procédures et conduites prédominantes dans les entreprises modernes et le travail bureaucratique. » [P.102]

Enfin, c’en était fini. Les bombardements stratégiques n’avaient servi à rien pour l’efficacité de la guerre, sinon à renforcer la volonté de résistance de la population civile. La chose est connue jusqu’à la nausée, tant elle est répétée, parce que, comme le dit placidement “Bomber” Harris, “on faisait parce qu’on pouvait”, ainsi conduit par la disposition des moyens fournis par la technologie. Ou bien est-ce que les bombardements stratégiques rencontraient d’une façon inattendue, imprévue, sans autre explication qu’une logique supérieure, l’incompréhensible décision de Franklin Delano Roosevelt (voir notre Quatrième Partie) d’exiger, en janvier 1943, la capitulation sans conditions ? Au bout de tout cela, encore plus que l’Allemagne punie et détruite par le Dieu de la colère, il y eut, au centre du monde, les USA triomphants comme jamais aucune puissance ne triompha sur le reste, ennemis, amis ou pays indifférents perdus loin des grands axes de la plus grande guerre de tous les temps. Peut-être certains esprits un peu labyrinthiques y verraient un rapport de cause à effet ; ils auraient sans doute presque tout à fait tort mais ils n’auraient sans doute pas complètement tort – disons, accidentellement, comme l’on dit “en passant”.

…Bien entendu, l’américanisme est au centre des choses car il ne peut plus en être autrement dès lors que nous avons quitté le cycle paroxystique de la Grande Guerre. Mais dans ce cas, à la différence de notre point de vue développée dans la partie précédente, nous entendons par “américanisme” quelque chose qui dépasse complètement l’Amérique, comme le système lui-même, finalement, est l’Amérique, et, en même temps, dépasse complètement l’Amérique. De même doit-il être compris que le Complexe, désormais installé au centre de tout et de tous, comme une matrice monstrueuse, est la nouvelle frontière du monde, la nouvelle référence de l’époque du fer et du feu universels, après l’éclair “plus clair que mille soleils” dans le ciel d’Hiroshima… De même doit-il être ressenti jusqu’aux tréfonds de soi que nous sommes bien dans le domaine du spirituel, même s’il s’agit d’une spiritualité au rabais, fabriquée pour la transversale du technologisme. C’est ce que suggère avec force le général-président, le 16 janvier 1961, employant ces mots à propos du Complexe : «[Its] total influence – economic, political, even spiritual – is felt in every city, every state house, every office of the Federal government. » Ainsi nous est-il annoncé que personne n’y échapperait, qu’aucune psychologie ne serait épargnée par cette chose, que personne n’échapperait à son influence venue du cœur de la matière, et pourtant transformée – « …even spiritual ».


“MAD” fut l’acronyme venu naturellement, comme le mot lui-même (“mad” pour “fou” en anglais), comme le don d’une sémantique ésotérique, inspirée du Ciel, pour caractériser cette étrange stratégie nommée Mutual Assured Destruction (“Destruction Mutuelle Assurée”). On croirait, parce qu’elle semble faite pour écarter la guerre comme si cela était un choix détestable, qu’elle définit un domaine qui est exactement contraire à celui que Curtis LeMay comptait explorer (attaque stratégique nucléaire massive contre l’URSS et ses alentours, 600 millions de morts, victoire sur le communisme et éradication du mal, “Back to the Stone Age”, etc.) ; on se tromperait. Il s’agit du même domaine, c’est-à-dire d’une même situation : le degré ultime de l’emprisonnement de l’esprit par la matière, car avec MAD la guerre est moins écartée, – comme l’on ferait de ce choix détestable de faire la guerre, – qu’interdite parce qu’il n’y a pas de choix humainement acceptable et concevable qui mènerait d’une façon ou l’autre à ce type d’anéantissement. La différence est dans ceci, qu’il faut bien reconnaître d’importance et d’ampleur considérables, entre l’esprit de LeMay et celui de McNamara (14). Le secrétaire américain à la défense (de 1961 à 1968) Robert McNamara est incontestablement l’homme qui recueille la notion abstraite de la “destruction mutuelle assurée” pour lui donner la forme d’une doctrine stratégique, laquelle offrira une explication acceptable de la situation d’une sorte de quasi équilibre stratégique de facto entre les deux forces principales qui se font face. Pour cet esprit rationnel qui a assez le sens de la nécessité de la hauteur pour prendre en compte l’argument moral et mesurer l’absurdité catastrophique de certaines situations, la recette LeMay, la victoire au prix de 600 millions de morts russes et alentour, l’anéantissement probable d’un univers entier, la recette LeMay qu’on n’ose qualifier d’“option”, effectivement, “n’est pas une option”, – et, effectivement, ce “n’est pas une option” pour McNamara, et là est la différence, qui n’est pas mince certes, entre les deux esprits. Atteint un certain seuil où vos pas vous ont mené avec sang-froid et avec mesure, sans céder à la fièvre glacée de la détermination bureaucratique qui aveugle le regard à distance, la perspective en arrive au point où elle doit être qualifiée d’insupportable. C’est ce que pensa Robert McNamara, qui n’eut finalement qu’à observer la situation en la saupoudrant d’une représentation humaine de ses effets possibles, pour en déduire la doctrine MAD. Il s’agissait de rendre impossible la guerre devenue “impensable”. Pour le reste qui est le principal, et malgré la différence qu’on a mise en évidence, les esprits, celui de LeMay comme celui de McNamara, sont dans la même prison, qui est la prison de la comptabilité de la puissance de la matière déchaînée dans l’extrême de la menace de l’anéantissement nucléaire.

Malgré toute la considération qu’il faut avoir pour la puissance conceptuelle et rationalisatrice d’un McNamara, pour son évidente supériorité d’esprit sur LeMay, il reste le constat que sa situation et, par conséquent, sa philosophie et sa conception du monde, ne valaient guère mieux que celles de LeMay ; lui aussi, comme LeMay, il est prisonnier de l’armement, de sa puissance brisante, de sa perspective apocalyptique qui glace le sang (ou qui l’excite dans le cas de LeMay) ; le “poids des armes” formait une masse qui conditionnait toute sa pensée et restreignait la liberté de cette pensée d’autant. L’on peut étendre ces remarques aux “autres”, aux adversaires idéologiques, à ceux “d’en face” dont on a dit longtemps et dont il arrive qu’on dise encore qu’ils se fichaient comme d’une guigne de ce que les McNamara et compagnie leur proposaient comme stratégie de la paralysie de l’esprit par la terreur des armes, qu’au contraire ils ne songeaient qu’à l’idéologie ; qu’en son nom, ils étaient prêts à tout sacrifier, et notamment la vision spécifique des armes nucléaires qu’entretenaient les Américains, et, par conséquent, avec l’idée de les voir comme des armes “comme les autres”, ce qui les aurait effectivement différenciés des Américains, y compris d’un McNamara et d’un Le May. Cela ne paraît nullement le cas, confirmant que la prison les enfermait tous. Des enquêtes plus récentes, après la fin de la Guerre froide, auprès d’anciens chefs militaires du temps de l’Union Soviétique, ont montré combien nos évaluations du temps de la Guerre froide étaient sollicitées ; qu’eux aussi, les chefs militaires soviétiques, étaient des prisonniers à leur façon, d’une façon qui ne diffère guère, pour l’esprit de la chose, de la situation qui régnait à l’Ouest. Après nombre d’entretiens, les commentateurs occidentaux tirèrent la conclusion suivante, montrant que l’armement en général régnait à l’Est aussi bien qu’à l’Ouest, avec tous les moyens et voies possibles, façonnant les esprits et contrôlant les volontés :

« [The Western direction] “serious[ly] misunderstanding … the Soviet decision-making proces [by underestimating the] decisive influence exercised by the defense industry. [The defense industrial complex, not the Soviet high command], played a key role in driving the quantitative arms buildup... » (15)

Ainsi observe-t-on une sorte d’homogénéisation de la psychologie. L’évolution constatée de la psychologie nous éloigne de plus en plus du modèle LeMay, qui fait certes partie de la “famille nucléaire” mais plutôt à ses débuts dans sa période troglodyte ; l’évolution implique des risques perçus comme de plus en plus grands, et bientôt insupportables, à mesure que les armements nucléaires se développent et se structurent. Ces armements introduisent le concept d’“arme absolue”, qui concerne certains systèmes d’arme spécifiques mais qui nous servirait aussi bien pour désigner l’ensemble du système qui règne alors. L’époque est passée au stade de l’“armement absolu”, d’autant plus puissant, d’autant plus envahissant, jusqu’à être totalement ceci et cela, qui semble alors poser une chape de plomb d’un hermétisme également absolu sur les rapports stratégiques et politiques, comme sur les psychologies elles-mêmes. Nous identifions alors ce phénomène extraordinaire de voir s’établir un ordre extraordinairement tendu et extraordinairement puissant, potentiellement destructeur de tout et dans la pratique d’une impitoyable exigence ; il s’agit d’une structure d’une contrainte extrême, constituée par l’artefact déstructurant “absolu”, l’armement le plus extrême qu’on puisse imaginer puisqu’il introduit la notion de la destruction apocalyptique avec comme effet potentiel extrême la fin de l’espèce humaine. La menace de cet armement, qui ne concerne plus dans sa logique extrême un adversaire quelconque mais le fait seul de son emploi, qui implique impérativement d’éviter cet emploi, énonce le diktat également absolu d’une structure qui ne peut en aucun cas être défaite. L’artefact déstructurant absolu qu’est l’armement, dans sa technologie destructrice la plus avancée, engendre l’architecture structurante la plus impérative, la plus verrouillée, que la science de la stratégie et l’“art” de la guerre aient jamais pu concevoir : la science et l’“art” étaient devenues urbanisme foisonnant et sans la moindre cohérence, servi et justifié par les pressions de l’“équilibre de la terreur”, avec les invraisemblables édifices militaires, technologiques, spatiaux, bureaucratiques qu’on croirait conçus par des esprits dérangés par une fièvre maligne.

C’est la situation qui domine durant la période, pour l’essentiel, malgré les grouillements, les mises en cause, les réflexions, etc. Toute pensée et tout acte sont exécutés pour eux-mêmes, pour leur valeur et pour leur rapport, mais également en fonction des contraintes de cette structure.

Je me demande si cette période, considérée d’un peu plus loin, un peu plus largement, n’a pas constitué, en un certain sens, le “point Oméga” où se sont rencontrés dans une occurrence de quasi-perfection l’“idéal de la puissance” et la transversale du technologisme, où l’“idéal de la puissance” s’est trouvé établi dans toute sa plénitude grâce à l’outil de la transversale du technologisme. Sans doute fut-ce Henry Kissinger, qui représenta l’homme politique parfait de l’“idéal de la puissance” bien qu’il prétendît professer quelque admiration pour des méthodes alternatives (comme la soi-disant diplomatie metternichienne), qui exprima le plus fameusement cette situation de notre “point Oméga”, en 1974, avec cette exclamation qui s’adressait à des interlocuteurs du Joint Chiefs of Staff lui parlant du déséquilibre des forces entre les USA et l’URSS : « What, in the name of God, is strategic superiority ? » (L’exclamation se poursuit ainsi : « What is the significance of it, politically, militarily, operationnally, at this level or number ?What do you do with it ? ») C’était reconnaître assez justement que la dynamique était parvenue à son terme – que les militaires, eux, considéraient plutôt comme une impasse ou une menace, parce qu’ils sont à la fois boutiquiers et armuriers de ces choses, avec l’esprit comptable qui va avec, et que rien ne les justifie plus dans leur existence que l’expansion des choses dont ils ont la gestion, donc l’entretien de la dynamique de ces choses.

A côté des aléas de la politique, des manœuvres d’intimidation, des coups fourrés, des pressions et des jeux habituels des concurrences de puissance, s’était développée effectivement cette psychologie propre à l’“idéal de puissance”, dans toute sa plénitude. La pensée produite, et les idées qui vont avec, voire les idéologies que prétendent animer ces idées, se trouvaient figées dans une situation d’asservissement complet à la puissance de la ferraille déstructurante parvenue à son point Oméga d’immobilisme structuré. Il s’agissait en un sens d’une variante mise à jour, transformée conformément à la postmodernité, ou, mieux dit, conformément à la “deuxième civilisation occidentale”, de la fameuse “servilité volontaire” de La Boétie. Jamais depuis l’explosion de la dynamique historique née au tournant des XVIIIème et XIXème siècles la hiérarchie de l’“idéal de puissance” ne s’était aussi clairement montrée dans son rangement le plus strict, comme une sorte d’ébénisterie céleste, ou bien disons une plomberie transcendantale. On pouvait croire les choses fixées dans une Histoire arrêtée, avec l’homme enfin parvenu à la maîtrise de l’univers en le cédant complètement à sa créature infernale de la matière déchaînée – les choses fixées pour une sorte d’empire universel pour mille ans, ou bien mille fois mille ans – tout de même, pour se distinguer de l’autre, l’ancien peintre en bâtiment moustachu et diabolique devenu grand mage de l’apocalypse, après avoir cru à ses propres sornettes d’un Reich également pour mille ans…


Mais non, tout s’est brisé… Cette description presque lyrique qui semblerait être celle de la conquête du Temps pour en faire sa chose dans une presque éternité n’a pas duré très longtemps ; la chronologie apparaît, au décompte, presque dérisoire ; une, deux, trois décennies, quatre au plus, en élargissant le propos avec l’indulgence des théoriciens qui veulent asseoir leur trouvaille sur quelques faits un peu contraints – comme si l’éternité devenait elle-même dérisoire… La question de la cause s’impose aussitôt, après une description que nous avions été tenté de porter jusqu’à l’extrême d’une sorte d’“empire pour mille fois mille ans”. Sans doute est-il temps de constater que l’“idéal de puissance” ne résout pas tout, qu’il ne résout même rien et aggrave constamment son cas en faisant naître d’immenses problèmes et des questions existentielles insolubles, en affirmant de facto l’application jusqu’au-delà de l’éternité de ses recettes de contrainte de fer. L’“idéal de puissance” porte en son cœur une marque d’infamie qui nous conduit à l’essentiel ; on comprend enfin que c’est l’argument essentiel du propos, de ce récit, sur lequel on reviendra évidemment.

Comme on l’a dit plus haut, l’énorme chape structurée que la ferraille nucléaire fait peser sur le monde n’empêche pas les agitations subalternes mais néanmoins conséquentes. Les manigances humaines poursuivent leur cours, les ambitions, les théories et la vanité, toute la volaille et la valetaille du personnel de service, en plus débarrassées de la charge de la responsabilité essentielle du gouvernement du monde. (L’idée de cette charge d’un Président qui a, seul, la capacité d’ordonner les tirs nucléaires est l’idée d’une fausse charge, de celle qui fait le délice des intellectuels fascinés par les soi-disant dilemme du pouvoir. C’est une charge psychologique et une image symbolique mais, politiquement et stratégiquement, sinon d’une façon systémique en référence au système général qui est l’objet de notre attention, la perspective est celle d’en engrenage catastrophique où le doigt du président n’est qu’une étape parmi d’autres, obligée et réglée d’avance.)

Dans le sens général des habitudes humaines acquises à la fréquentation d’une situation exceptionnelle devenue banalité même, l’installation verrouillée et d’apparence définitive du système de l’“idéal de puissance” si exceptionnel à l’origine réduisait d’autant les exigences des qualités du personnel commis à son service. C’est bien là son défaut central, lorsque la matière hurlante a assuré définitivement son pouvoir, qu’elle s’y installe dans des quartiers appelés à durer, qu’elle en arrive à juger qu’elle peut désormais se passer des exigences habituelles de qualité de son personnel humain. Dans cette occurrence, les accidents deviennent possibles parce que la médiocrité vous réserve toujours des surprises. Porté au pinacle des ambitions de circonstance et de fortune de bureaucrates de la comptabilité des armements (les tenants de la fameuse “supériorité stratégique” ridiculisée par Henry Kissinger) et des théoriciens de l’hypothèse impériale (pour les USA), un esprit court à la psychologie pauvre se fraya un chemin jusqu’au pouvoir suprême. Il faisait l’affaire, comme une poupée de son ou une marionnette au sourire ravageur semble rencontrer les projets des bateleurs de la stratégie en chambre. On aura reconnu, au portrait-robot, l’acteur de série B d’Hollywood devenu président des Etats-Unis d’Amérique en janvier 1981. Son nom était Ronald Reagan et son ambition, lui qui ne doutait de rien, était de faire “renaître l’Amérique”.

Dans certaines circonstances, “un esprit court à la psychologie pauvre” peut jouer le rôle de la sentinelle qui découvre soudain que le roi est nu, et qui, sans souci des usages, le clame à la cantonade. L’“esprit court à la psychologie pauvre” intervient, d’une façon décisive et d’une façon complètement ingénue, dans ces moments où tout va paraître pouvoir basculer, parce que les jugements trop élaborés ne disent mot et ne jouent plus leur rôle de frein des audaces incontinentes, enchaînés qu’ils sont à la tentation du stéréotype sophistiqué comme à la clef de leurs certitudes. Ronald Reagan jugea qu’il était absurde que la sécurité nationale et la sécurité collective à la fois dépendissent, pour l’étage le plus élevé de la force nucléaire stratégique, d’un automatisme de suicide réciproque. Il jugea fort à propos que c’était “fou” (MAD) et s’en tint à cette conclusion. Les voies extérieures sont impénétrables, même dans leur dessein, et il y a une ironie de bon aloi à prendre un esprit aussi court pour l’un des deux véhicules d’une entreprise aussi ambitieuse que celle de détruire l’ordre imposé par la ferraille nucléaire pendant la Guerre froide ; notre conviction est sans la moindre réserve, et elle est que Reagan tint effectivement ce rôle, qui le changea des séries B hollywoodiennes.

Son complice est d’une toute autre trempe. On a déjà dit quelques mots de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, et notre conviction, dans ce cas, est que cet homme avait sans aucun doute une forte intuition du rôle historique qui lui était assigné (sans qu’il soit nécessairement question d’une “conscience claire” de ce rôle). On ne peut dire en aucun cas, selon l’expression vulgaire, que “les deux font la paire”, ni qu’ils se correspondissent de quelque façon, ni même que leurs relations aient été marquées par une amitié particulière, ni même quelque estime que ce soit. Leurs sourires et leurs accolades étaient de façade, dans une époque attentive à entretenir les façades. Leur association sentait le factice, comme on hume les vieilles poussières dans les cagibis et les remises de vêtements usagés des vieux théâtres servant au remontage de pièces déjà mille fois montées. Qu’importent ici notre dédain, le peu de considération pour une paire si dépareillée – alors que nous ne ménageons pas une seconde notre estime chaleureuse, voire notre admiration pour l’un des deux compères – le Russe, bien sûr ; il reste qu’ils allèrent côte-à-côte, souvent contre l’avis de leurs conseillers, les barrages des bureaucraties, les humeurs de leurs alliés, les complots des inévitables chroniqueurs du genre, et ils déstructurèrent la prison nucléaire du monde. La chose, cet étrange attelage de pieds nickelés à deux, provoqua un effet dont le tonnerre résonne encore. Chacun pour des motifs bien différents, chacun pour des ambitions sans communauté, chacun selon des conceptions complètement différentes sinon antagonistes, ils avaient été réunis par l’Histoire pour un but commun dont seul le Russe approcha, par intuition sans aucun doute, la grandeur.

Le résultat ne fut donc pas de faire “rentrer le diable nucléaire dans sa bouteille” car “on ne peut désinventer le nucléaire” (ces expressions furent les lieux communs qui furent inlassablement opposés à leur démarche sans jamais les arrêter ni les décourager). Ils avaient brisé la carapace de ferraille qui tenait le monde sous sa coupe implacable. Ils avaient brisé MAD, non pas la doctrine elle-même qui avait une rationalité certaine dans l’irrationalité imposée par la carapace nucléaire, mais MAD comme quelque chose qui désignait une situation de dictature du technologisme sur la civilisation entière ; sur sa politique, sur sa culture et, surtout, sur sa psychologie. Ils avaient réussi la contre-révolution parfaite, à l’image du Congrès de Vienne brisant l’élan déstructurant de la Révolution prolongé par l’aventure napoléonienne.

Puis le président Reagan, parvenu en fin de mandat, se retira et fut encensé d’une gloire massive dont le système le chargea aux plus mauvais des propos (outre l’économisme déstructurant que fut cet ultralibéralisme délesté de toutes contraintes préludant aux catastrophes qui nous guettaient, sa soi-disant “fermeté” face à la menace soviétique et le blanc-seing qu’il avait donné à la production d’armements, ceci et cela en complète contradiction avec l’apport historique qu’on lui a vu fournir). Puis on commença à l’oublier car cet homme, Reagan, est de ces spectres qui ne marquent pas la grande mémoire de l’Histoire. Gorbatchev tomba, victime des complots divers inspirés par le système de l’américanisme, et il sembla aussitôt complètement pulvérisé politiquement par une impopularité qui devint presque, sur le terme, comme une marque paradoxale de sa grandeur ; car il survécut enfin, il fit entendre encore sa voix, et hautement, et il fut ainsi installé dans la grande mémoire de l’Histoire. Des deux, cet homme était celui qui portait pour les deux la conscience de l’acte accompli, qui avait avec lui la force de la responsabilité, qui put enfin parler le plus clairement de l’acte essentiel de la période considérée. Gorbatchev est l’un des très rares hommes d’Etat de la période considérée, qui fut capable, au travers de l’un ou l’autre de ses mots, de nous suggérer le caractère exceptionnel du temps historique des deux siècles que nous nous employons à décrire. Gorbatchev fut un homme qui manifesta une intuition de l’ordre de la métahistoire dans un temps encombré d’esprits pressés et assez bas, de consciences conformes et vite satisfaites d’elles-mêmes. Les autres, quand c’est le cas, réussissent en politique ; lui, il est de ces rares élus dont on peut dire qu’“il a mérité de l’Histoire”.


Mais la bataille semble sans fin parce qu’elle l’est et le sera jusqu’à ce que l’affrontement soit privé de toute nécessité par la disparition de sa cause essentielle, et alors l’univers basculant dans une phase entièrement nouvelle de sa métahistoire. L’“idéal de puissance” n’est pas une force qu’on vainc si aisément, c’est-à-dire par des mesures tactiques, voire par des manœuvres stratégiques, tant il possède d’élan et de dynamique ; il n’est pas au bout du compte une force qu’on peut vaincre partiellement, avant d’en disposer par un arrangement. Lui-même impose pour qu’on le réduise décisivement la doctrine de “la capitulation sans condition” qu’il emploie contre ses adversaires, comme les USA ont coutume de faire. Il ne fait aucun doute que le coup porté à l’“idéal de puissance” durant les événements des années 1980 selon l’interprétation que nous en donnons, comme celui qui lui fut porté à Verdun, est de la sorte qui met à bas le projet en cours de cette dynamique générale alors qu’elle croit être parvenue à son terme, mais qui ne détruit en rien ses forces vitales, qui peut même leur donner un élan nouveau. En faisant ces observations, on est conduit à l’hypothèse qu’il y a là une nécessité de temporalité limitée des défaites qu’on lui inflige, dans une chronologie qui s’impose, avant l’attaque renouvelée, comme s’il fallait que l’“idéal de puissance” aille jusqu’à son terme, qui serait d’être vidé de sa substance, comme lui-même impose sans hésiter à ses adversaires, et que ces attaques temporaires et temporairement victorieuses seraient nécessaires pour préparer le coup de grâce, comme des coups de taille avant l’estoc final.

Ainsi l’“idéal de puissance” subit-il des défaites qui semblent capitales, sinon décisives, ainsi s’en relève-t-il pour à nouveau partir à l’assaut, mais chaque fois ces défaites affaiblissent un peu plus la cohérence apparente de sa substance. Nous sommes en effet à une période du récit où, par rapport à l’observatoire où nous nous sommes installés pour décrire et tenter de comprendre cet affrontement au cœur d’une civilisation et dont le terme est aussi celui d’une civilisation, les fils sont en train de se nouer pour l’affrontement final. Cette succession de poussées triomphales et de chutes inattendues, de renaissances vigoureuses et ainsi de suite paraît nécessaire pour imprimer à l’“idéal de puissance” la marque, pour son compte, de la grande force dynamique que l’Histoire a fait se lever pour inaugurer la “deuxième civilisation occidentale”, et de l’affrontement gigantesque qui s’ensuit avec ce que Guglielmo Ferrero nomme “l’idéal de perfection” en l’opposant à l’“idéal de puissance”. Arrivés à ce point de l’affrontement, il nous apparaît avec la plus grande clarté du monde que la chose ne peut se conclure ni par un arrangement, ni par une négociation. Ce que les hommes nommèrent en 1989 “la fin de l’Histoire”, peut-être le firent-ils sous le coup d’une dérision inconsciente, inspirés contre leur gré par quelque force extérieure, puisque ce serait exactement le contraire qu’il faudrait dire s’il fallait en dire quelque chose de cette forme-là. Nous savons bien que l’Histoire n’a pas disparu puisque c’est tout notre propos de dire qu’elle est la grande ordonnatrice de l’immense affrontement né avec la “deuxième civilisation occidentale” ; mais la période que nous examinons présentement de la fin de la Guerre froide, à la lumière de ce que nous nommons “la transversale du technologisme” qui est l’instrument de force par excellence de l’“idéal de la puissance”, est décisive en ce sens qu’effectivement les conditions de l’affrontement et la puissance de son enjeu éclatent soudain devant nos regards brutalement décillés, même si nos consciences perverties nous soufflent le contraire ; et, en disant “la fin de l’Histoire”, nous savons bien que nous disons “le retour de l’Histoire” dans le sens de la restauration devant nos yeux de son empire (le mot est à peine ironique), c’est-à-dire sa restauration visible pour ceux qui avaient perdu le sens et la perspective de la profondeur des choses. Nous savons bien alors que l’affrontement dont nous parlons, que nous a imposé la course apparemment irrésistible de l’“idéal de la puissance” qui a pris tout son élan en prétendant fonder pour longtemps une “deuxième civilisation occidentale”, doit être mené à son terme, et que le terme approche. L’enjeu est qu’enfin soit accompli le cycle de l’affrontement, inévitable jusqu’au terme effectivement, et que plus rien ne subsiste des ambitions qui le suscitèrent. C’est dans ce cadre grandiose et terrible qu’il faut décidément installer l’épisode de ces années de la fin de la Guerre froide, avec l’étrange duo Reagan-Gorbatchev, comme nous l’avons fait pour Verdun, ou encore, un siècle avant, avec la convergence et la simultanéité des grandes Révolutions qui installent la “deuxième civilisation occidentale”.

En même temps que “l’étrange duo Reagan-Gorbatchev” menait à terme son œuvre impie, sans en mesurer également ou précisément les conséquences, selon l’esprit différent que l’on a vu pour l’un et pour l’autre, des forces étaient à l’œuvre pour préparer une narrative qui en détournerait aussitôt le sens pour le conduire à leur avantage. A la défaite de l’“idéal de puissance” que personne ne distinguait précisément, serait substituée une victoire indirecte de l’“idéal de puissance” qui serait proclamée en pleine lumière. Il s’agirait d’une sorte de ruse primaire qui aurait d’abord l’avantage des croyances tranchées, la vertu confortable de la netteté du renversement des valeurs qui ne sollicite pas trop le jugement, le truc de l’interprétation a contrario qui a pour elle la grossièreté du propos. La démarche ne réserve nulle surprise tant elle répond à la nature de ceux qui la suscitent, presque comme fait un réflexe ou une mécanique. Elle investirait avec une dérisoire facilité des esprits inclinés à une telle présentation, où l’on ne fait appel qu’à des notions aptes au rangement instinctif des visions qui prennent le poids de la ferraille pour une forme presque subtile du progrès des valeurs morales de l’ère de la dictature de la ferraille.

Le procédé est simple. Il y avait donc d’abord l’idée de “la fin de l’Histoire”, telle qu’on l’a détaillée dans sa piètre mécanique politique, qui impliquait la victoire du libéralisme, le faux-nez de l’américanisme, lui-même faux-nez de l’“idéal de puissance” et du système du déchaînement de la matière, – la victoire sur le communisme qui ouvrait la voie au chemin verdoyant de la dictature essentiellement psychologique de ce système, sans la moindre place pour le doute et avec l’argument de l’évidence, avec cette non moins évidente vertu qui exsudait d’une équation aussi complètement équilibrée. Il s’agit deuxièmement, pour notre propos sur la transformation de l’interprétation des événements des années 1980, du même artifice mais considéré d’un point de vue différent, appuyé sur une autre machinerie bien qu’il s’agisse de la même famille, avec d’autres nuances, avec des raisonnements pleins de retentissements d’éclats et de fureurs, des roulements de tambour, des experts et des publicistes qui jouent aux foudres de guerre et aux défenseurs de la liberté. Ainsi naquit l’idée que ces années de la décennie 1980, dont on a tenté de faire une description qui rendît compte de la puissante inspiration du courant historique dont nous suivons le cours majestueux et furieux, loin d’être la manufacture de la déstructuration d’une dictature de la ferraille à la fois technologique, nucléaire, et bien entendu armée jusqu’aux dents, en étaient exactement le contraire. Les années 1980 devinrent, dans le chef de cette narrative dont la grossièreté fascinait les esprits les plus complexes, le triomphe recommencé de la quincaillerie, de la ferraille, du “poids des armes”, encore plus complètement que pendant la Guerre froide puisque rassemblant et résumant en une période nouvelle toutes les avancées civilisatrices du système du technologisme. Les “dividendes de la paix”, dont on faisait nombreuses gorges chaudes dans les salons, n’étaient nullement de saison, contrairement aux conclusions un peu hâtives des esprits trop pressés… L’on peut mesurer à cette occasion combien l’esprit complexe dans le sens de la sophistication et de l’appréciation des nuances, qu’a semblé enfanter l’époque des mesures des tueries nucléaires et des équations de leurs équilibres réciproques, tombe avec un délice presque irréel dans quelque chose qui ressemble presque à une sorte de plaisir des sens, lorsque lui sont offertes des explications simples jusqu’au simplisme pleines d’une chaleur presque intime, caractérisées par le poids, la force, l’argument du publiciste. Il fut par conséquent décrété – et c’est le terme du propos sur ce point – que les années 1980 avaient été en réalité un affrontement, que les USA en étaient sortis vainqueurs, qu’ils avaient étouffé sous le poids de leur propre ferraille, frétillante, bondissante, sophistiquée et vertueuse, la ferraille pourrie et rouillée qu’était devenue l’Union Soviétique. La ferraille la plus méritante, et de loin, l’avait emporté ; c’est dire que la ferraille restait la référence suprême, la valeur qui faisait et ferait référence. Le raisonnement pouvait alors se poursuivre, et on s’y activa ; puisque la ferraille, la quincaillerie militaire, par le fait même de son existence, avaient eu raison de l’ignominie communiste, pourquoi ne pas poursuivre sur cette voie, poursuivre la production et notre prédilection pour elle, et ainsi débarrasser le monde des autres diables que l’ombre terrifiante du communisme nous avait dissimulés tandis que sa puissance les nourrissait subrepticement. Il était entendu, dans ce vaste plan qui n’entendait rien d’autre que de renouveler la dictature de la ferraille un moment ébranlée par le couple incertain Reagan-Gorbatchev, que l’Amérique aurait la charge de ce flambeau.

De vastes plans furent tracés, dont certains eurent leur heure de célébrité, dont on fit le filon d’ambitions terribles. (16) Ne parlons pas de complots divers dans ces pérégrinations, bien qu’il en fut largement question, parce que nous sommes au-dessus des manigances humaines. Il est assuré, par contre, que l’esprit était enivré. L’esprit et son ivresse facile sont le talon d’Achille de ce terrible courant historique de domination de la ferraille transformée en technologisme que nous suivons et décrivons – nous parlons, certes, des esprits qui sont les serviteurs de la matière ainsi animée, dotée d’une chose qui va jusqu’à la spiritualité, de leurs grand’prêtres et de leurs adeptes sans contestation. Nous retrouvons, fort logiquement, dans ce phénomène psychologique, la branche fraternelle, jumelle jusqu’à l’identique, du même état de l’esprit que nous avons décrit dans la Partie précédente sur le “pont de la communication”, de cette Amérique où l’un disait que l’économie était “sortie de l’Histoire” (“beyond history”) ; simplement, nos lascars prétendirent que c’était la puissance américaniste, et précisément sa puissance ferrailleuse et technologique transmutée en une armée sans exemple, qui était désormais “beyond history”. Même Rome, qu’on consentait encore à convoquer comme référence impériale, apparaissait comme la pâle morasse d’une construction que les publicistes du régime américaniste conduisaient à son terme, dont seule la grandiose beauté, elle aussi sans nul précédent dans l’Histoire, pouvait prétendre le disputer à sa terrible puissance. Le nouvel Empire avait tout, la puissance, la beauté, par conséquent la grandeur et la gloire, et la certitude de soi, la suffisance au-delà de tout ce qui est imaginable.


Pour une mémoire plus systématique de la chose, on mentionnera qu’on trouvait dans les divers cercles de l’ivresse américaniste, organisés en “centres de pensée” (doit-on traduire think tanks de cette façons ?), en agences de publicité, en organisations de lobbying, tous les mouvements – dont le plus fameux est celui des neocons, habile en arrangement promotionnels – et tous les noms fameux qui allaient illustrer l’aventure également américaniste, et rapidement catastrophique, qui suivrait l’attaque du 11 septembre 2001, presque instantanément, comme si la Grande République n’attendait que cela, – l’occasion de précipiter sa propre catastrophe. Pendant ce temps, les usines se restructuraient, se fusionnaient, se forcissaient comme un “body builder” fait œuvre de gonflette, pour gonfler ses muscles plutôt que les bander, comme on gonfle la chambre à air d’un pneumatique. La dimension industrielle du Complexe ne fut donc pas en reste et répandit sa manne comme le semeur son grain, sur tous ces esprits enflammés forgeant l’argument irrésistible en faveur de l’instrument qui allait justifier a posteriori les proclamations de l’empire de l’Amérique sur ce qui allait être, incessamment, l’Empire du monde.

L’opération fut rondement menée, reconnaissons-lui cet entregent. En l’espace de quelques années, disons les années 1990 après la tromperie de l’interprétation des années 1980, l’état de l’esprit et la forme de la psychologie furent modifiés. Cela permit, comme on l’a vu également dans la Partie précédente, de faire basculer comme en un instant une crise d’identité américaniste qui menaçait de se transformer en un méchant tædium vitae postmoderniste, en une ivresse collective et exubérante qui nous confirmait cette pathologie de la psychologie qui est le soutien nécessaire à la dictature de la ferraille devenue artefact investi d’une dimension spirituelle. L’infantilisme de la pensée qui conduisit cette transformation générale, pour ne rien dire de ses caractères atone et autiste, une pensée aussi rudimentaire qu’une projection de jet de peinture sur une toile pour annoncer un art nouveau, mesure combien il s’agissait d’un simple relais de cette irrésistible dictature de la ferraille et du technologisme, et surtout de sa spiritualité. Nous n’avions pas affaire, avec les neocons et leurs comparses, à des docteurs de la foi ni à de nouveaux Saint-Thomas d’Aquin nous apportant une nouvelle dimension philosophique de ce qu’est une “guerre juste”, mais à des zélotes armés d’une culture fermée comme une forteresse, à des croyants d’un culte verrouillé par ses incantations tonitruantes, les uns et les autres aussi rudimentaires et aussi puissants dans l’affirmation que vides dans l’objet de cette affirmation. Pour la décoration, on citait l’un ou l’autre philosophe (Leo Strauss en fut la star incontestée), ce qui se faisait pâmer d’aise dans les salons et dans les colonnes des organes bienpensants du système. C’est, si l’on veut, “la philosophie au marteau” de Nietzsche, sans la philosophie et sans Nietzsche. L’attaque du 11 septembre 2001 permit enfin de passer à l’application pratique de la chose, exactement comme si elle avait été provoquée pour cela, sinon convoquée sans possibilité d’échappatoire. On ne se priva pas d’évoquer cette possibilité d’une organisation comploteuse de l’événement, éventuellement de la démontrer avec bien des arguments, provoquant le bouleversement et la suffocation des vierges diverses qui assurent la défense de la vertu inaltérable du système. Il fallut passer des sels pour en ranimer quelques-unes, d’avoir découvert que certains pouvaient supposer et affirmer de telles manigances de la part du système. Au regard des tragédies de l’Histoire et de la dimension tragique de l’Histoire, ce passage fait plutôt enfantin.


La question s’est posée, dans ma conception de ce vaste projet qu’abrite La grâce de l’Histoire, de savoir dans quel cadre je placerais la référence un peu explicitée, qui m’avait paru être nécessaire, au “capitalisme de la catastrophe”, à La stratégie du choc selon le titre même de son ouvrage (17), que Naomi Klein a étudiés en détails pour nous dans son livre imposant de 2008. Il paraît inévitable de s’attacher également à ce phénomène parce qu’il s’insère évidemment dans la manifestation de cette force historique puissante que nous décrivons ; et il s’est avéré plus logique, plus cohérent, de placer ce phénomène dans la logique du développement sur le technologisme, et “la parabole de l’armement” qui va avec. L’intérêt passionné, voire obsessionnel, de tous les courants de pensée qui nous démontrèrent la grandeur impériale de l’Amérique, pour l’outil de la “destruction créatrice” ou “chaos créateur”, leur fascination en vérité pour la force de la déstructuration, nous suggèrent effectivement ce rangement.

Comme on l’a déjà signalé, Klein démontre avec attention, précision et un luxe de détails la mécanique de cette formidable offensive d’un capitalisme radical, né de l’“école de Chicago”, dont le principal but est d’abord la déstructuration. Qu’elle discerne dans l’ensemble une logique ou une cohérence que nous ne voyons pas si intenses – le système est très loin d’être sous contrôle – n’est pas ce qui nous importe. L’“expérience”, ou l’“aventure”, commence avec le Chili, avec le coup d’Etat du 11 septembre 1973. L’armée, ou la force armée, tous les moyens de coercition, la terreur, les pressions psychologiques impliquant des approches nouvelles de la torture dont nous avons déjà fait mention, tout cela rejoint le même courant dont on trouve sous une forme différente un précédent dans la “guerre révolutionnaire” de Bonaparte en Italie, dont on a vu combien elle relève du choc déstructurant de la ferraille et des armes qui ouvre la porte aux idées ; autant qu’un autre précédent dans la description interprétative de la Révolution donnée au début de cette Partie, où ce sont la « guillotine permanente » elle-même, l’acier glacé et poisseux de sang, qui servent d’idées, qui fabriquent les idées, qui plantent les idées, qui les enfoncent, qui les forcent dans les esprits comme on marque le bétail au fer rouge et comme on plante un pieu dans la terre rendue meuble. L’importance spécifique et particulière qu’on trouve dans ce cas dans l’événement décrit par Klein se réfère à la chronologie de l’aventure et à l’importance respective des acteurs selon un rangement qu’on voudrait nouveau ; la stratégie du choc devient un outil qui a sa place dans la grande dynamique historique que nous décrivons, avec un lien avec ce qui a précédé ; elle s’impose comme un complément nécessaire du vaste mouvement de sauvegarde de la dictature de la ferraille menacée par l’intempestif couple Reagan-Gorbatchev, en accentuant décisivement la tendance à la déstructuration qui réclame à tout moment la puissance des armes et le poids de la ferraille et du technologisme comme moyen d’action décisif autant que comme très haut inspirateur. (Que l’insaisissable Reagan, à l’instar de sa pensée voyageant dans les pôles opposés, ait également un pied dans le courant de la stratégie du choc par son rôle essentiel dans le rétablissement, dans les années 1980, de la puissance privée et dérégulée aux USA, ne doit pas nous surprendre. On a vu ce qu’on peut penser de Reagan. Sa médiocrité assure qu’il peut être de tous les vents et de toutes les aventures, sans vraiment comprendre la portée du geste, sans qu’il y ait geste volontaire en aucune façon.)

Les thèses exposées plus tard dans La stratégie du choc eurent une vogue extraordinaire dans les milieux qui préparaient dans les années 1990 l’investissement de l’empire du monde. Elles furent de toutes les aventures, que ce soit pour figurer comme principal but de guerre explicite, que ce soit pour “privatiser” les structures et les procédures, autant que le personnel du système de sécurité nationale, que ce soit pour tenter de soumettre les alliés récalcitrants et tout le reste. Elles relevaient de cette dérégulation, condition enthousiaste de toutes les révolutions libérales définitives, déterminées à faire le vide de toutes traces d’autre chose qui fût organisé, qui assurât une certaine stabilité, une certaine équité, qui rappelât que quelque chose d’autre avait existé auparavant. La consigne de la déstructuration comme fondement du monde, cette étonnante proposition contradictoire dans ses termes, est le refrain entraînant de la modernité, du trotskisme à l’ultralibéralisme…

Dans l’ordre de bataille du système, dans la hiérarchie de la dictature de la ferraille et du technologisme rétablie dans toutes ses prérogatives à l’occasion de l’attaque du 11 septembre 2001, une place est assignée comme membre de plein droit à ce phénomène. Le schéma général est ainsi tracé et la stratégie du choc du “capitalisme de la catastrophe”, de l’exigence économique du tabula rasa, est au premier rang de l’offensive.


Ce passage sur la stratégie du choc clôt la description de l’ordre de bataille de la transversale du technologisme lancée dans ce qu’elle juge être implicitement sa bataille finale, ce que les esprits qu’on pourrait qualifier d’“ultimistes” nomment “Armageddon” ; on penserait alors, dans la logique aussi bien enchaînée qu’un scénario de cinématographie hollywoodienne, que l’attaque du 11 septembre 2001, avec son fardeau écrasant de symbolisme, de représentation communicationnelle, de larmoiement pathologique, représente le “badaboum” effectivement cinématographique du coup de départ du sprint final. On doit ressentir, dans ces lignes autant que dans une remémoration inspirée de cette histoire rapprochée et frelatée, la résolution et la conviction guerrières, et que les appointés du système ont à l’esprit la certitude qu’il ne manque ni un bouton de guêtre ni un mégabit d’ordinateur. Il s’agit de l’offensive finale du système du technologisme, toute incertitude bue et tout enseignement tourné à son avantage, même s’il faut le tordre.

C’est alors que se glissa cette sorte de dysfonctionnement du mécanisme imperceptible à l’origine ; négligeable, marginal, objet de dédain et d’une considération pleine de mépris, dont on se demande la raison d’être ; cette sorte de grain de sable qui fait basculer les ambitions les plus calculées et les plus structurées, les forces les plus colossales et les plus assurées d’elles-mêmes ; le germe du qualitatif subrepticement placé sur la route du déferlement quantitatif…


L’exception française et la G4G

Il importe, à ce point du récit, d’effectuer un retour en arrière pour décrire précisément, et dans sa racine la plus féconde et la plus substantielle, le phénomène contraire à tout ce qu’on a décrit précédemment, et qui justifie qu’on considère la situation, à la fin de cette première décennie du XXIème siècle, comme singulière, paradoxale et décisive à la fois. Il s’agit de cette situation du temps historique présent que nous décrivons comme transmutée dans ce qui est devenu d’abord ce qu’on a désigné comme la “structure crisique” du système ; ce qui fait que chaque événement devient presque mécaniquement une crise inhérente au système et ce processus transformant le système en une “spirale crisique” ; ce qui fait que la structure crisique s’anime et prend un sens, épouse une dynamique et entraîne les crises qu’elle forme dans un mouvement de spirale de plus en plus rapide, comme se forme un tourbillon mortel, vers le bas, vers le trou noir, vers le fond des choses qui serait aussi leur fondement. C’est alors que l’on pourra observer la grandeur, la sublimité et la puissance de notre situation transformée par l’Histoire en une tragédie transcendantale.

C’est la grâce de l’Histoire – nous reviendrons avec empressement sur l’interprétation de notre titre – de nous avoir conduits à cette situation, pourtant terrible et tragique à la fois, où le regard décillé dispose enfin, s’il sait s’en saisir, de la vertu ultime de la lucidité, où les seuls enjeux de l’histoire du monde nous sont exposés dans leur plus fulgurante simplicité, dans leur évidence la plus incontestable. Ce renversement complet de situation, alors qu’un Dieu trompeur pourrait nous avoir fait croire la partie jouée dans l’autre sens au soir du 11 septembre 2001, plonge ses racines dans un événement qu’on jugerait à première vue bien étranger à notre propos, à ce point où nous a conduits ce propos. Nous ne faisons que parcourir la spirale du destin de l’Histoire, y retrouvant, à chaque passage essentiel mais à un niveau différent, qu’on peut croire plus haut, chaque acteur essentiel. Il est à nouveau question de la France et le retour en arrière qui nous importe nous ramène au cœur de la Guerre froide que nous avons survolée précédemment.

Je me rappelle ma jeunesse, venue des rives nord-africaines, de l’Algérie, d’Alger précisément – on parlait alors plutôt des “pieds-noirs” que du devoir de repentance de la France – où, peut-être, un lecteur ou l’autre serait surpris d’apprendre que mon cœur et mon esprit battaient à l’unisson sur le rythme de la dénonciation terrible du général de Gaulle. C’était notre démon, notre traître, notre fossoyeur de l’Empire et de notre patrie d’outre-Méditerranée, le massacreur de nos vies courantes et de ma précieuse jeunesse, et nous ne rêvions que de sa disparition dans le tonnerre de la proclamation publique de l’infamie des actes qu’il avait fomentés à notre encontre. L’attaque était constante, sans mesure et sans esprit de mesure, et sans la moindre distinction dans la hiérarchie des objets de notre excommunication générale. Ainsi nommait-on cela “faire de la politique”. Je rappelle ces souvenirs de jeunesse pour signaler la topographie tortueuse que prend l’esprit avant d’atteindre à ses espaces d’expansion, et combien la remise en question des choses acquises est une nécessité, y compris lorsque la chose acquise dissimule sa fragilité qui est la prémisse de la remise en question de soi-même, c’est-à-dire celui qui n’est pas encore “soi-même” avant cette remise en question. J’ai appris dans les incertaines douleurs d’une adolescence confrontée à une tragédie de l’histoire habituelle combien l’objet des condamnations des esprits installés varie selon les caprices de la mode des esprits, et combien les thèses de salon, qui font les grands procès ordonnés par les idéologies du temps courant, sont plus attentives à leurs effets de mode qu’aux constats de la réalité du monde. Je fus donc un antigaulliste forcené, un colonialiste infâme sans savoir pourquoi ni avoir agi dans ce sens, avant d’atteindre ma majorité et de m’interroger à propos de ces condamnations sans nécessité de procès, et en même temps un spécialiste précoce des matières les plus diverses qui marquaient l’activité du Général – pour les conchier, sans autre forme de procès, là aussi. Ainsi en fut-il de la “bombinette”.

Effectivement, parmi d’autres qui faisaient le délice des caricaturistes et des polémistes, il y avait l’un des thèmes favoris de l’attaque contre le Général dans ceci que nous dénoncions comme la “bombinette”, qui désignait le vaste projet de formation d’une force nucléaire française indépendante ; c’était la prétention ridicule de sa France à lui de se faire “aussi grosse que les bœufs” en fabriquant une bombe atomique qui serait naturellement d’une aussi complète vanité que celle qu’on lui prêtait, à lui personnellement. J’ai connu cette situation où l’honneur devient d’œuvrer à l’abaissement de sa propre patrie, où la grandeur consiste à applaudir les ennemis de sa patrie dans l’entreprise qu’ils font de la réduire à la taille la plus négligeable, où l’intelligence semble devoir s’exprimer de la façon la plus éclatante en s’attachant à montrer le moins possible d’intelligence de la situation. Je dois à la vérité de rapporter combien cette attitude que je juge aujourd’hui indigne, comme je juge indigne certaines attitudes équivalentes du temps présent, fut assumée et développée, de ma part, dans la plus complète bonne foi et sans le moindre doute sur ma sincérité ; cela laisse à penser pour d’autres cas, pour des attitudes générales, pour la réalité du machiavélisme et de la tromperie qu’on prête si aisément aux autres.

Je fus de ceux qui ridiculisaient la “bombinette”, et je me rappelle avec précision la vigueur de la polémique et le mépris qui accompagnait l’appréciation qu’on pouvait avoir à l’endroit de l’objet de cette polémique. Je n’imaginais pas une seconde l’importance de la chose, encore moins bien entendu dans le sens où je vais tenter de l’exposer ici, mais la vigueur de la calomnie et de l’incompréhension, ou de la volonté de n’en rien comprendre, donne peut-être, par indication paradoxale et à cette époque évidemment dissimulée, une mesure de cette importance, comme si le destin vous faisait un signe. Il y a, même dans certaines calomnies et dans la fermeture plus réflexive que volontaire de l’esprit, dans l’intensité qu’on peut y mettre quand les circonstances vous y poussent et sans que vous dussiez en porter tout le poids de la responsabilité pour autant, une indication précieuse de la grandeur de l’objet considéré, avec son constat réservé pour le temps où votre regard aura décillé, où votre esprit aura décidé de faire sauter ses verrous.

Le temps passant et l’esprit changeant, j’en vins à peser l’objet de ma vindicte qui commençait à rancir à l’aune des valeurs dont je découvrais la puissance, et comment cet objet contribuait, dans notre temps historique, à assurer la maîtrise de la politique à laquelle il était associé. Je compris que la possession de l’arme nucléaire était bien plus importante que l’arme elle-même, puisque le but de plus en plus explicite de l’arme, à mesure que se développait la doctrine MAD et que son schéma atteignait le public, était de ne point servir. Sa possession seule vous mettait dans une classe à part, dans une situation hors des séries. Elle vous conférait un statut d’exception, dépassant largement celui que vous réservent les chiffres habituels que l’on consulte pour prendre la mesure de la force. Plus encore, les systèmes français furent développés dans deux sens qui ont chacun leur valeur propre, et une valeur fondatrice. L’un était celui d’un développement technologique d’une grande qualité et aux capacités multiples, ce qui donnait un crédit considérable à la possibilité de l’usage d’une arme dont il n’était pas question que vous usassiez ; plus il était évident que vous pourriez en user, et en user efficacement, plus il était évident que vous n’en useriez pas parce que personne n’oserait user de la sienne contre vous de crainte que vous usiez de la vôtre contre lui… Peu importaient, dans ce cas, le poids réel des choses, et leur nombre ; seule l’existence importait. Les Français nommaient cela “la dissuasion du faible au fort” : si vous avez assez de crédit pour faire croire au plus fort que votre riposte le blessera d’une manière intolérable, il reculera devant l’usage de sa propre force qui vous anéantirait pourtant sans coup férir.

Le deuxième sens, complémentaire du premier, mais complémentaire dans le degré le plus haut, ouvre d’autres horizons. Il s’agit du principe d’indépendance nationale assuré par l’autonomie des moyens, et celle des moyens de fabrication de ces moyens ; l’ensemble, assuré par ces mécanismes, aboutit à la situation de souveraineté nationale, à la légitimité du cadre de cette souveraineté et des forces qui l’affirment. Par la disposition des outils qu’on a dite, dans le sens qu’on a dit et avec la vertu dissuasive qu’on a dite, la nation est souveraine ; sa puissance est légitime ; le pouvoir qui en découle exsude une autorité naturelle. Sur ce trinôme presque magique en ce qu’il constitue une structure des vertus transcendantales de la nation, se bâtit peu à peu un argument nouveau, qui quitte le domaine de la stratégie, du jeu pratiqué selon les règles établies par le règne de la ferraille hurlante et nucléaire de la Guerre froide et de la doctrine MAD ; on dirait, avec le goût du paradoxe, que l’argument, bien qu’il soit fondé sur le fait nucléaire comme on l’a détaillé, se dénucléarise comme on se désolidarise. Ainsi devient-on un “dissident”, en rompant avec les règles du système et en niant ainsi sa dictature totalitaire. (“Le rebelle” dit l’historien Jean Lacouture du général de Gaulle, de sa période londonienne, dans son livre L’éternel enjeu – mais beaucoup plus encore qu’il ne croit, je dirais plutôt “l’éternel rebelle” – car “rebelle” ni de l’idéologie, ni des alignements, mais de la conception même de “la deuxième révolution occidentale” – donc “rebelle” même lorsqu’il semble entré dans le rang des plus grands, “rebelle” de l’ordre dont il prend quelques-uns des fils en main.)

De Gaulle a-t-il compris ce qu’il faisait, jusqu’où portait son acte, lorsqu’il fit la force nucléaire indépendante française, d’ailleurs à partir d’une dynamique déjà largement animée par ses prédécesseurs – bien qu’il méprisât ses prédécesseurs ? J’en doute grandement. De Gaulle était de cette trempe qui se doute qu’investi des pouvoirs suprêmes, il ne les maîtrise pas ni ne les conduit, mais tout au plus les sert sans en connaître le dessein ultime, et d’ailleurs sans préoccupation ni angoisse particulières à cet égard. Ces hommes-là, où se glissent des femmes à la place qui est la leur, sont du parti des “grands hommes”. Pour notre propos, j’y mettrais aussi bien une Jeanne qu’un Richelieu ou qu’un Talleyrand, à côté de De Gaulle ; leur conception du pouvoir est celle du “pouvoir suprême”, qui est indéfini et qui s’ouvre à bien des interprétations, qu’ils n’assurent pas mais dont ils doivent d’en mériter la charge autant à la grandeur de la conception qu’ils s’en font qu’à leur humilité de le servir et de le servir bien, notamment grâce aux moyens dont la politique leur a donnés la disposition ; cela implique, et nous revenons à de Gaulle et à sa force nucléaire, que ces “grands hommes” prennent certaines décisions en en mesurant le poids général, en en connaissant quelques effets immédiats qu’ils recherchent mais en en ignorant certains autres, à plus long terme. De Gaulle savait parfaitement ce qu’il faisait pour l’immédiat en développant la force nucléaire française. Il assurait la “dissuasion du faible au fort” qui fait qu’on vous respecte comme si vous étiez fort, bien que vous soyez faible ; il assurait également, par ce moyen central de la puissance et de l’indépendance nationales sur lequel d’autres moyens se greffèrent accessoirement, la réaffirmation de la souveraineté française et de la légitimité de sa puissance ; d’une façon plus contournée et moins évidente, mais plus en profondeur nous semble-t-il, ce moyen de la force nucléaire et ses conséquences sur le statut de la France assurèrent et réaffirmèrent l’identité française.


C’est à ces mots et expressions que nous voulons conduire le lecteur – “souveraineté nationale”, “légitimité”, “identité”… On observe aussitôt combien ils renvoient, les uns et les autres, à cette catégorie qui se place dans notre rangement des choses, qui est celle des valeurs structurantes. Il s’agit ici du domaine purement de l’esprit et du concept mais l’on observe aussitôt qu’il découle directement de l’appréciation de la matière, de la ferraille nucléaire, dans les conditions spécifiques de l’approche gaullienne ; on observe également que l’affrontement entre les valeurs structurantes et les forces de déstructuration, qui est l’expression dynamique du rangement de l’affrontement général que nous décrivons, s’exprime également tout au long de notre récit de cette “deuxième civilisation occidentale”, et précisément dans la partie où nous nous trouvons de “la transversale du technologisme”, comme dans l’exemple de la bataille de Verdun où l’affrontement est caractérisé par une attaque déstructurante de la ferraille furieuse de la technologie militaire et guerrière la plus avancée de l’époque, qui était l’artillerie allemande.

L’équivalence avec la bataille de Verdun n’est pourtant pas sans mystère, parce qu’elle est singulièrement et absolument paradoxale. Ces valeurs structurantes – “souveraineté nationale”, “légitimité”, “identité” – sont restaurées, dans le cas qui nous occupe de la France et de De Gaulle, au moyen de la ferraille nucléaire, laquelle est par ailleurs présentée tout au long du récit qui précède, comme absolument déstructurante, atteignant le point Oméga de la déstructuration du monde lorsqu’elle impose à l’esprit la dictature de la doctrine de la “destruction mutuelle assurée”, impliquant que l’esprit ne peut plus désormais faire passer sa pensée que par le filtre de la ferraille nucléaire, que cette pensée est totalement dépendante de la technologie, enfin que sa spiritualité est manipulée et indirectement mais très fortement inspirée par la matière. L’équivalence est paradoxale à cause du fait nucléaire qui est, dans l’esprit de la chose, un fait paralysant (une dictature absolue), par sa puissance certes, mais qui est aussi, et nécessairement, un fait lui-même paralysé. Le fait nucléaire n’est une dictature paralysante que s’il est lui-même un dictateur paralysé ; il ne terrorise les esprits que dans la mesure où les esprits existent encore, c’est-à-dire dans la mesure où il n’est pas accompli dans sa globalité, qui est au point terminal la destruction de l’espèce ; c’est pourquoi, à l’emploi de l’expression de “feu nucléaire”, qui recouvre une hypothèse d’emploi absolument improbable durant la Guerre froide, nous avons préféré l’expression “ferraille nucléaire” qui implique le non-emploi nucléaire. Du coup, les données “principes structurants versus attaque déstructurante” que nous avons employées pour les autres situations, dont la bataille de Verdun, n’ont plus leur place ici puisque la situation est privée de l’emploi de la chose. Nous atteignons en fait le cœur du phénomène que nous voulons décrire, dans la position qu’il occupa durant la Guerre froide, et dans le rôle que joua la France avec la force nucléaire mise en place par le général de Gaulle.

Le fait est que notre général se fiche de la guerre comme d’une guigne. Il lui importe que la France, devenue puissance nucléaire, soit reconnue et respectée comme telle. Le nucléaire est, dans les mains de ce de Gaulle, un instrument quasiment institutionnel, une ruse régalienne, pour restituer à la France la position qu’elle doit avoir. Le contre-pied est prodigieux. De Gaulle est totalement étranger au langage d’un LeMay ou d’un McNamara. Il réussit le prodige de faire de cette ferraille absolument déstructurante, sa complète antithèse, une “ferraille” absolument structurante. Là où la dictature du nucléaire impose une loi déstructurante de fer parce qu’on raisonne vis-à-vis de l’arme en termes militaires, c’est-à-dire en termes d’emploi (et de non-emploi, qu’importe), de Gaulle et la France se nimbent du nucléaire pour affirmer la structuration fondamentale de la souveraineté et de la légitimité, parce que la France pense en termes politiques, c’est-à-dire en termes d’existence ou de non-existence de la chose (l’emploi étant un aspect complètement secondaire, qui est réglé depuis longtemps par la raison à moins qu’une folie extérieure oblige à en user, modifiant par l’anéantissement tous les concepts, toutes les pensées, voire la pensée elle-même). Les Français furent les premiers, et sans doute les seuls en matière de nucléaire, à créer cette arme d’abord pour son existence politique propre, parce que politiquement on parle à une nation nucléaire sur un ton tout autre, bien différent et nécessairement déférent, que celui qu’on emploie pour le tout-venant.

Il s’agit là d’un point essentiel permettant de donner quelques précisions également essentielles sur les notions, empruntées à Guglielmo Ferrero et dont nous faisons grand usage tout au long de cet ouvrage, d’“idéal de puissance” et d’“idéal de perfection”. Ces deux idéaux sont des créations de l’esprit et doivent être interprétés effectivement en termes spirituels. Les moyens, de ce point de vue, ne sont qu’accessoires et peuvent être tordus à la fortune de la pensée, si cette pensée est ferme et légitime ; de Gaulle peut parfaitement user du moyen presque absolu de l’“idéal de puissance” qu’est l’arme nucléaire pour manifester une démarche relevant absolument de l’“idéal de perfection” ; il use donc d’un moyen absolument déstructurant, et utilisé comme tel par l’“idéal de puissance”, pour le but absolument structurant de l’“idéal de perfection”. Tout est dans l’esprit, certes, et parce que l’esprit ruse magnifiquement avec les contraintes absurdes de la ferraille nucléaire auxquelles parvient l’“idéal de la puissance”. L’immense différence est que l’“idéal de puissance”, victime de sa propre ambition, de son impitoyable vanité, devient prisonnier des moyens qu’il se donne pour s’affirmer tandis que l’“idéal de perfection” en use au contraire, avec une habileté imparable, pour s’en libérer complètement lorsqu’il s’en trouve menacé, pour le tenir à distance tout en le gardant à bonne distance, pour poursuivre sa lutte contre la déstructuration conduite par l’“idéal de puissance” ; en bon stratège (Sun-tzi), il use des moyens de l’adversaire pour assurer sa propre position contre la pression de l’adversaire, alors qu’il sait par ailleurs que nul ne se risquera, à moins de l’hypothèse de la folie, à l’usage du moyen jusque dans son apocalypse de la destruction absolue de l’entropie de l’univers carbonisé. Au bout du compte, comme on le comprend bien, on ne s’étonnerait pas de constater que l’“idéal de puissance”, que l’homme croit avoir enfanté, constitue en fait le piège que la matière brisante a tendu à l’homme pour en faire sa chose ; il impose le pacte faustien, dans ce que l’homme, en proclamant l’“idéal de puissance”, nimbe la ferraille hurlante d’une spiritualité qui peut lui permettre, à lui l’homme, de prétendre étendre son empire sur le monde, mais qui hausse effectivement cette ferraille à un niveau qui assure son propre pouvoir.

Le général de Gaulle échappe à ce piège et, utilisant avec une grâce étrange et une impudence à couper le souffle l’arme principale de son adversaire, et la retourne contre lui. Le général de Gaulle est effectivement et évidemment un adepte, conscient ou pas qu’importe, de ce Sun Zi et de son Art de la guerre, lequel recommande au sage de s’adapter à la stratégie de l’adversaire, de se servir de la force de l’adversaire contre l’adversaire, de se servir des armes de l’adversaire contre l’adversaire, pour toujours l’emporter au moindre prix. De Gaulle se saisit de l’arme nucléaire déstructurante et en fait une force structurante sans exemple qui installe autant la souveraineté que la légitimité, que l’identité elle-même, de la nation – de la France – et, ainsi, service rendu comme il faut, et chapeau bas pour conclure... En ce sens, la force nucléaire française est l’événement stratégique et métahistorique le plus important de la deuxième partie du XXème siècle.

Mais nous devons aller plus loin, au-delà de ce que de Gaulle lui-même imagine et conçoit. C’est à ce point que nous retrouvons ce que nous évoquions plus haut, qui disait que les décisions des “grands hommes” portent autant sur des matières, avec des effets, parfaitement compris d’eux-mêmes et envisagés dans ce sens par eux-mêmes, que sur d’autres éléments, à plus long terme. Ces effets vont ensemble et sont parfaitement inconnus de leurs auteurs (“ces ‘grands hommes’ prennent certaines décisions en en mesurant le poids général, en en connaissant quelques effets immédiats qu’ils recherchent mais en en ignorant certains autres, à plus long terme”)… Ainsi en venons-nous à la G4G, ou “Guerre de 4ème Génération”.

L’expression “G4G” va de soi puisque, selon les théoriciens (essentiellement américains), il y eut d’abord une guerre de première génération, puis de seconde génération, puis de troisième génération… Il est inutile de s’attarder à la nomenclature technique et diverse de cette classification, qui ne nous concerne pas et prendrait trop de notre temps, et sans beaucoup d’utilité, pour en venir directement à la G4G. Il nous suffit de savoir que la conception de la G4G comme d’une nouvelle “génération” de la guerre, apparue à la fin des années 1980, notamment chez des théoriciens comme William S. Lind, dispose l’idée au départ assez vague et, du reste au fondement assez compréhensible par des références historiques nombreuses, d’une efficacité pouvant aller jusqu’à la décision favorable en leur faveur de forces non dotées des armes les plus avancées, de forces non conventionnelles, de forces en apparence faibles et mal organisées, contre des armées conventionnelles, fortement organisées et puissamment armées, dès lors qu’interviennent des facteurs de type qualitatif qu’on a beaucoup de difficultés à mesurer et à transmuter en termes quantitatifs de “quincaillerie” de guerre, de stratégie et de tactique ; des facteurs tels que souveraineté nationale, indépendance nationale, sens patriotique, effet de la puissance régalienne de l’Etat, etc., qui s’expriment aussi bien, dans les cas envisagés de la G4G, par des vertus opérationnelles et paradoxales pour les conceptions modernistes que ruse, rusticité, simplicité, refus des réseaux. Encore ai-je conscience, en évoquant des définitions encore bien incomplètes, d’évoluer presque hors des normes fixées par les théoriciens de la G4G qui tendraient à s’en tenir aux seuls aspects militaires. Mais c’est bien le cas ! Il faut se dégager de ce modèle unique et, une fois constatés l’imprécision de la chose et son caractère d’une dynamique en constante évolution pour ce qui est de sa compréhension et de son identification, en venir à explorer les voies qui nous intéressent plus précisément. On verra rapidement combien cela est justifié, à la mesure du champ de la réflexion ainsi ouvert.

L’idée centrale de la G4G est, à notre sens, d’aller bien au-delà de la guerre alors que l’acronyme prétend désigner une nouvelle “génération” de guerre. “Au-delà”, dans ce cas, prétend moins signifier “en avant de” qu’“ailleurs”, et si possible “plus haut” – et c’est ce qui nous importe. La G4G a fait entrer “la guerre” dans un monde qui n’entend plus “la guerre” comme on l’entendait précédemment ; c’est-à-dire qu’elle est née, dans sa grandeur et sa valeur courantes, à partir d’un monde si différent, qui n’entend plus “la guerre” comme on l’entendait précédemment. Il doit apparaître clairement au lecteur que le terme de “G4G”, employé ici aussi bien pour l’opportunité du discours que pour la signification très spécifique qu’on veut lui donner, s’éloigne autant que possible de la chose militaire tout en maintenant le lien qui convient pour rester dans la dialectique générale de “la transversale du technologisme”. Pour expliciter pleinement cette “G4G”-là – la G4G et son origine gaulliste, avec son caractère structurant parce que d’origine gaulliste – il faut d’abord se coltiner, à nouveau pour ce qui est de notre récit, avec 9/11…


9/11… Que n’a-t-on répété cet étrange assemblage de chiffres et d’un signe, presque cabalistique, tout cela qui prétend symboliser pour nous, dans le langage à la fois du technologisme et du postmodernisme, ce qui serait une tragédie à l’égal des plus grandes que l’Histoire ait connues, sinon la plus grande en vérité. Cette pantomime de sentiments exacerbés au-delà du concevable et du raisonnable, cette lamentation considérable qui accompagnèrent les pertes humaines de cet événement, qui auraient tenues à peu près dans trois jours de la bataille de 300 jours que fut Verdun, prétendirent en vérité marquer une époque nouvelle, quelque chose devant quoi l’Histoire elle-même doit s’incliner. Eh bien, réflexion faite et bien faite, et en écartant la remarque morbide de la comptabilité quantitative, prenons le cas pour ce qu’il nous en est présenté et voyons de quelle “époque nouvelle” il s’agit.

L’on comprendra que nous ne nous attardons ni au nombre des victimes, ni à la destruction des bâtiments, ni au mode d’“attaque” employé, ni aux polémiques autour des complots et montages divers, toutes ces choses étant classiques et sans rien d’exceptionnel. Envisager le contraire, c’est-à-dire tenir en elles-mêmes ces choses comme exceptionnelles et considérer cet événement en soi comme un bouleversement de l’Histoire, comme le monde entier le fit sans retenue ni mesure, ne fait que démontrer une sensiblerie de midinette, une inculture profonde à propos de la tragédie qu’est l’Histoire, une pensée réduite au sentimentalisme servile, un goût du symbolisme poussé jusqu’à la proximité de la pathologie et ainsi de suite. L’affaire aussitôt faite, la guerre fut aussitôt proclamée ; mais quelle guerre enfin, car nul ne savait rien, ou prétendait ne rien savoir des agresseurs, sinon que l’on parlait de ce groupe nommé al Qaïda, qui n’était ni un pays, ni un entité constituée ni rien de semblable ? C’est là, par contre, qu’apparaît la chose… Cette “époque nouvelle”. La guerre fut proclamée, contre le terrorisme, pire encore ou plus encore, ou mieux si l’on veut, – la Guerre contre la Terreur, pompeusement et diversement chargée de majuscules.

L’anomalie apparut aussitôt et certains objectèrent qu’on ne fait pas la guerre à un mode d’action, à une façon de se battre, à une tactique même si elle est détestable ; que cela est absurde, et même doublement absurde puisqu’on combat une méthode et qu’il s’agit d’une méthode qui refuse, par son mode de fonctionnement lui-même, une approche méthodologique de son action. La proposition de la guerre contre le terrorisme devenue la Guerre contre la Terreur effectuait effectivement une translation qui en changeait la substance et rendait compte effectivement d’une double absurdité ; c’est comme s’il s’agissait de combattre le “désordre en soi” (le terrorisme), comme si ce désordre était un “ordre en soi” (la Terreur), comme si cet “ordre en soi” qui n’en était pas un, était un ennemi effectivement identifié, humainement, géographiquement et historiquement. La critique semblait si évidente que nulle raison mesurée ne semblait pouvoir contredire le jugement qu’on en devrait tirer. La chose, aurait aussitôt conclu un esprit éclairé, ne durera pas un mois. J’écris cela huit ans et cinq mois après le 11 septembre 2001 et le monde entier résonne toujours d’appels épisodiques à la Guerre contre la Terreur, et personne, de guerre lasse si l’on veut, ne s’occupe à user de sa rhétorique pour montrer l’inanité de la chose. La Guerre contre la Terreur, cette absurdité de la raison saluée par la raison elle-même, ou disons la raison officielle et conformiste qui règne sur nos destins, est devenue le menu de nos jours sans fin tels que les envisage le système général de cette “seconde civilisation occidentale”.

On peut s’en désoler et, une fois de plus, dresser le bilan sempiternel du discours politique qui semble conduire la raison, ou ce qui fait figure de raison, sur les chemins de la folie. On se doute aussitôt que cela n’est pas notre propos, que nous parlons de la double absurdité de la Guerre contre la Terreur pour au contraire proposer l’idée qu’elle se trouve parfaitement à sa place pour nous permettre de poursuivre notre récit, et celui-ci proche de son terme à ce point. L’idée centrale que nous proposons ici est, en effet, que la Guerre contre la Terreur est l’aboutissement de l’idée générale accouchée par le déchaînement de la puissance de la matière, lorsque cette idée atteint le Grand Rien en croyant vous présenter le Grand Tout. On a vu que la matière soudain déchaînée, avec la puissance qui va avec, puissance du métal et de la ferraille brisante, du Choix du feu, de la technologie et des armements, avait enfanté les idées justifiant cette violence, et même l’explicitant, la sollicitant a posteriori. Il en est ainsi de la Révolution ; il en est ainsi de la guerre depuis ce tournant de la naissance de la “deuxième civilisation occidentale” – la guerre qui se définit et se structure d’une façon de plus en plus radicale à mesure qu’augmentent les pressions de la matière déchaînée et du technologisme. La Guerre froide installe l’idée de la guerre dans l’impasse à cause de l’évolution des armements et de la situation figée dans la “destruction mutuelle assurée” habillée pour la convenance d’un affrontement idéologique total, c’est-à-dire la guerre verrouillée dans une sorte de prison qui prétendrait être finalement bienheureuse, qui nous fait tous prisonniers de l’armement hissé au niveau de l’anéantissement de l’espèce. Mais l’illusion ne dure pas et il devient très vite manifeste que la matière humaine, que les communistes notamment, ou disons les Russes forcés d’être communistes, refusent de rester dans cet état (Gorbatchev). Ainsi apparaît-il très vite évident que le verrou est sur le point de sauter, qu’il saute, que rien ne peut empêcher cette malheureuse issue sinon la guerre d’anéantissement total. Que faire alors ? Changer l’idée de la guerre définitivement, en viennent-ils à concevoir selon un raisonnement d’automaticité, selon une démarche que je juge d’intuition absolument inconsciente. Nous sommes en vue du “concept” de la Guerre contre la Terreur, qui pourrait se décliner, en fait, comme l’idée totale de la Guerre, le Grand Rien – par conséquent le Grand Tout de la guerre, et l’univers, et notre destin d’espèce, résumés dans le concept de “guerre” ainsi modifié et arrangé sur mesure. L’idée, enfantée par les nécessités de la puissance déchaînée de la matière, du métal et du feu de la Révolution qu’il s’agissait d’habiller convenablement, atteint l’équivalent conceptuel de cette même matière en offrant une représentation absolument informe et surréelle de la guerre, dont la caractéristique essentielle est qu’elle correspond dans son uniformité, dans son absence d’identité, dans la réduction à la seule substance, effectivement à la matière déchaînée depuis la Révolution. Enfantée par la Révolution née de la matière pour habiller cette matière des atours du concept, l’idée a rejoint le stade zéro, le stade entropique de la représentation du monde avec la représentation d’une guerre doublement absurde, à la fois Grand Rien et Grand Tout… La Guerre contre la Terreur. De même, et comme dans un symbole à l’exceptionnelle puissance, la Révolution française qui a installé l’une de ses périodes les plus fameuses sous le nom de Terreur (“la Terreur”), est-elle la génitrice lointaine mais assurée de la Guerre contre la Terreur. Quelle différence entre la Terreur et la Guerre contre la Terreur ? Quelle différence entre le Grand Rien et le Grand Tout ? (Nous sommes, dirait-on, au cœur de l’ambivalence inquiète du monde moderne et postmoderne, entre la modernité achevée enfantant son double d’un anéantissement des ambitions utopiques cette modernité dans l’absurdité du développement de la chose poussée à son extrême.)

L’achèvement de la pensée, de l’idée enfantée par le déchaînement de la ferraille et de la guerre qui va avec pour lui servir de faux masque, ou de cache-sexe après tout, se fait alors dans une construction de l’esprit fondamentalement caractérisée par son absence totale de sens, par une géographie de la nuance aussi lisse qu’une pièce de métal alésée au micromillimètre près, ou qu’un désert des confins inexplorés du monde, dans une sorte de désert des Tartares qui se passerait même des Tartares. La perfection du phénomène n’empêche pas qu’apparaissent des risques qui sont à mesure, pour le moins ; on dirait qu’au contraire, elle les favorise. C’est à ce point qu’apparaît la G4G selon notre définition, chargée de la prémonition française de la manipulation du technologisme, ou de la matière en général, contre la dictature de la matière que représentait le triomphe du technologisme du temps de la Guerre froide. 9/11, après la chute de l’URSS, a achevé la déchirure fondamentale de cette dictature, en croyant au contraire nous imposer le verrou conceptuel de la Guerre contre la Terreur.


La différence entre les deux ou trois premières années d’ivresse qui suivirent 9/11 et les années de calvaire qui lui succèdent marque un tournant radical, peut-être le tournant final dans cet affrontement dont l’“idéal de puissance” croyait avoir conquis la maîtrise décisive. En vérité, le plus grand succès de 9/11, le véritable “complot” au cœur de cette attaque dont aucun des protagonistes n’a la moindre idée lorsqu’elle se déroule, c’est que ce 9/11 déchaîne – au sens d’“ôter leurs chaînes” – les structures de la pensée enfermées dans l’immense camp de concentration de la modernité, qui a commencé son installation avec le début de la “deuxième civilisation occidentale”. La première appréciation qui vient à l’esprit est qu’il s’agit d’une orientation conforme à l’esprit de la chose (de la modernité), tel qu’on l’observe dans ce récit, depuis son origine dans la séquence de cette “deuxième civilisation occidentale”, puisque le déchaînement de la pensée se fait tout de même à l’intérieur de ce même immense camp de concentration de la modernité, donc au bénéfice final de la version du monde que protègent les gardiens et que détaille l’esprit qui y règne. (De ce point de vue, ce serait conclure que le déchaînement de la pensée permet d’accoucher de concepts aussi radicaux et audacieux que la Guerre contre la Terreur et tout ce qui s’ensuit, qui conviennent à merveille à la modernité en radicalisant les vices et les malédictions des conceptions qui lui sont les plus abhorrées.) Mais l’observation des événements nous impose aussitôt des réserves. Ce déchaînement des structures de la pensée qui se fait, répétons-le, à l’intérieur du camp de concentration, qui semblerait avoir pour effet logique de donner un supplément de pensée aux thèses en vogue tout en restant conforme aux normes de fonctionnement de la villégiature, a eu aussi et, bientôt, comme effet subtil et inattendu, et bientôt fondamental, d’alléger la surveillance de l’enfermement et, bientôt encore, de ménager des voies d’évasion. Ainsi en est-il lorsqu’on croit que le Ciel vous sanctifie, vous et vos croyances, par les événements du monde, même si l’on a un peu aidé à la provocation de ces événements ; on se croit assuré de tout, et quitte des dissidences inconvenantes ; on se croit comme les maîtres du monde, avec le troupeau qui suit…

L’une des premières conséquences de l’attaque 9/11 fut effectivement de déchaîner une ivresse de puissance qui rejoignit, dans l’esprit de la chose, le phénomène de “sortie de l’Histoire” (“beyond history”) déjà mentionné et rappelé ci-dessus à propos de l’économie. La comparaison des deux enthousiasmes est si impressionnante et convaincante qu’elle ne laisse pas le moindre doute. Cette fois, il s’agit de la matière stratégique au plus haut niveau, de la matière impériale même, voire de la manière tout simplement historique dans la mesure où cette manière se rend quitte des contraintes historiques. (Cela, aussi, serait un événement “historique”.). Cette “sortie de l’Histoire” se conduirait, d’une façon classique, par la fabrication d’une autre histoire, d’une autre réalité, dans une dynamique que nous avons déjà désignée comme du “virtualisme”, pour laquelle les Américains, notamment les gens de l’administration GW Bush, trouvèrent le terme de “faith-based”. Il ne s’agit nullement d’une spéculation de notre part. Le journaliste et auteur Ron Suskind dévoila le pot aux roses dans un article du New York Times, le 17 octobre 2004 (nous avons déjà cité une partie de son propos mais, ici, toute la citation a sa place) :

« In the summer of 2002, after I had written an article in Esquire that the White House didn't like about Bush's former communications director, Karen Hughes, I had a meeting with a senior adviser to Bush. He expressed the White House's displeasure, and then he told me something that at the time I didn't fully comprehend – but which I now believe gets to the very heart of the Bush presidency.

» The aide said that guys like me were “in what we call the reality-based community,” which he defined as people who “believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.” I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. “That's not the way the world really works anymore,” he continued. “We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality – judiciously, as you will – we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors… and you, all of you, will be left to just study what we do.” »

…Plutôt qu’“history’s actors”, qui sonne modeste et inadéquat en l’espèce, nous aurions dit “créateurs de l’Histoire”, certes, cela bien entendu en conséquence évidente de l’affirmation précédente du chroniqueur consulté selon laquelle “[ils créent leur] propre réalité”. Enfin, l’on comprend bien l’idée, le sentiment, l’élévation de l’ivresse et le déchaînement de l’esprit. Ce phénomène de quasi lévitation de la pensée et de sculpture progressiste et postmoderniste de la perception du monde eut effectivement comme premier effet d’ouvrir les portes du camp de concentration de la postmodernité ; quand le gardien-en-chef commence à s’évader dans une poésie si complètement possessive, quand les consignes deviennent à mesure, le camp est parcouru d’un flottement et les commissaires politiques ne savent plus quoi penser, et encore moins quoi enseigner. Effectivement, à partir de la fin de ces deux années qui suivirent 9/11, où l’on vit ce déchaînement de l’ivresse, surgit le contrecoup de la réalité. L’alignement servile sur l’américanisme qui constituait notre politique et notre façon d’être montra des signes de désarroi. L’esprit, évadé du camp de concentration après que son déchaînement eut été accompli par 9/11, se préparait inconsciemment à des révélations surprenantes.

Mais suivons, un moment encore, la logique du système qui constitue le terme de “la transversale du technologisme”. Placé dans la situation radicale de l’accomplissement de l’état espéré, du Grand Rien ou du Grand Tout, notamment avec cette Guerre contre la Terreur, la psychologie excitée par le fonctionnement du faith-based, le système ne peut envisager d’être autre chose que le Grand Tout. Pour l’être parfaitement, Grand Tout, il faut éliminer le double insupportable de cette image, il faut réduire le Grand Rien, et il faut que le Grand Rien soit identifié à tout ce qui semblerait devoir encore résister à l’ivresse des conquêtes ultimes. Tout ce qui est autre que cette communauté du Grand Tout, bien installée dans sa conception faith-based, tout cela doit être réduit – y compris, note-t-on au passage, les esprits déchaînés qui se sont évadés du camp de concentration. Ainsi se fomente, pendant ces deux ou trois années fébriles à partir de 9/11, une attaque générale qui, pour affirmer des objectifs géographiques ou géopolitiques, ne doit pas moins en être une attaque générale contre tout ce qui est Autre. L’attaque retrouve naturellement les termes qu’on a déjà utilisés ; l’attaque est, selon les lignes de “la transversale du technologisme”, absolument déstructurante, et tout ce qui est structurant, qui est l’Autre à détruire, se trouvera en position d’antagonisme dans laquelle il sera conduit, sous peine de succomber, à organiser une résistance. Comme on l’a déjà vu, il n’est de principes et de conceptions plus structurants que l’identité, la légitimité, la souveraineté nationale, toutes ces choses caractérisant le gaullisme et qui forment l’âme de la résistance, qui devient l’outil même du combat. Ainsi s’agit-il d’une résistance au sens le plus noble du terme et cette résistance prendra-t-elle souvent la forme d’un combat armé, mais également de toute autre forme possible de combat ; ainsi s’inscrit-elle dans le concept de G4G tel que nous l’avons proposé, avec sa puissante matrice gaulliste. C’est effectivement une guerre, la G4G, et la résistance structurante s’appuiera évidemment sur les valeurs structurantes que le gaullisme a fait renaître dans le cas français. De cette façon, on en arrive à considérer que 9/11 a ouvert effectivement la phase finale de cette guerre qu’est “la transversale du technologisme”, et l’événement l’a fait, fort heureusement, dans des termes qu’il devient à la fois aisé et urgent d’identifier, de comprendre et d’installer à la place qui leur convient.

Les attaques les plus spectaculaires se sont faites contre ce que les Anglo-Saxons nomment des “rogue states” ou des “failed states” – des “Etats-voyous” ou des “Etats en faillite”, ainsi jugés selon des normes occidentalistes que certains pourraient juger, avec nombre d’arguments, biaisées ou orientées, jusqu’à observer que souvent l’action occidentaliste et anglo-saxonne contribue elle-même, avec parfois une grande insistance, à ce destin funeste du voyou ou de la faillite. D’autre part, il est également vrai que ces “Etats”, certains d’entre eux dans tous les cas, présentent ces caractères de désordre et d’instabilité – certains d’entre tous, mais pas tous nécessairement. Il subsiste une ambiguïté à cet égard, qui permet à diverses formes de raisonnements concernant ces interventions de s’exprimer, certaines favorables et d’autres nullement. Les Occidentaux, les Anglo-Saxons principalement, ont choisi le raisonnement favorable à leur cause. On comprend la raison de ce choix. Ils ont alors élaboré le concept de l’intervention justifiée, soit par des normes humanitaires (l’“interventionnisme humanitaire”), soit, d’une façon plus affirmée et, somme toute, plus honnête mais tout de même dans le même ordre de l’idée centrale de la civilisation occidentaliste (anglo-saxonne) comme magister du reste du monde, par le “néo-impérialisme” ou par le “néo-interventionnisme”, ces deux néologismes étant accompagnés, implicitement ou explicitement, du qualificatif inévitable d’“humanitaire”. La chose a été mise en théorie, notamment, par le Britannique, fonctionnaire du Foreign Office puis fonctionnaire européen, Robert Cooper. (17)

L’ambiguïté est évidemment le résultat de l’exposé de ces situations, de la façon de les “traiter”, des explications qui sont données de ces “traitements”. Cette ambiguïté s’exprime essentiellement sinon exclusivement dans le seul concept d’“Etat” employé dans les situations citées plus haut (“rogue states” ou “failed states”), et quoi qu’on dise ou pense de l’état de ces “Etats”, si l’on ose dire. Dans ce cas, l’accusation générale de “colonialisme” qui est portée par les adversaires de cette tendance, qui se réfère au colonialisme de nos remords complaisants et de nos souvenirs chancelants, qui est chargée de tout son poids de soufre et d’opprobre dans cette époque où la repentance occidentale pour le passé de l’Occident semble aussi présente que l’air qu’on respire, cette accusation n’a aucun sens du point de vue de la forme comme du point de vue de la référence aux principes de la chose, même si elle a bien des arguments politiques et moraux pour elle. Le “colonialisme” honni du passé ne s’est pas exercé en général contre des Etats tels qu’on en entend le sens aujourd’hui, dans le cadre de notre système et de notre civilisation, avec la référence nationale, avec les références des principes de la souveraineté, de la légitimité, voire de l’identité. Ce n’est pas l’absoudre, ce n’est pas lui trouver du charme ni en aucun cas débattre à son propos, c’est simplement écarter cette référence du colonialisme de nos exercices de repentance pour notre propos. Le “néo-impérialisme” actuel, qui assure cette fonction colonialiste new age à l’ombre vertueuse de l’argument humanitaire et qui trébuche bien plus qu’à son tour dans l’un ou l’autre nid de poule de sombres desseins et des arrière-pensées, s’attaque, lui, à des Etats – qu’ils soient “voyous” ou “faillis”, ici, ne nous importe pas – seuls les principes énoncés nous attachent. Il heurte des conceptions qui sont aussi les nôtres, puisque nous avions déjà “civilisé” et re-forgé à notre image ces territoires incertains devenus colonies puis Etats indépendants avec la décolonisation. L’on ne peut ignorer que ces Etats “voyous” ou “faillis” le sont le plus souvent à cause de nos moyens et de nos méthodes, de nos dérégulations, de nos privatisations, de nos doctrines économiques, de nos armements, de notre méthodologie propre de la corruption, de nos conceptions dites “des droits de l’homme”, avec leur envers qui introduit leur condamnation là où ils ne voient que leurs traditions ; cela achève d’en faire des “Etats” comme les nôtres, inscrits aux mêmes références et les trahissant à leur manière, comme nous avons les nôtres. Le triste tour est joué lorsqu’on constate, ce qui est le fardeau de tous les constats de chaque jour de cette triste époque, que l’attaque se fait selon des moyens, des intentions, jusqu’au moindre détail de la description, du caractère et de l’équipement de ces forces, selon une logique et une trajectoire qui sont baignées à la fois dans le technologisme et dans la dynamique de la déstructuration. Leurs soldats sont déshumanisés et isolés dans une sorte d’habillage de robots, comme si l’on voulait les isoler du contact de ces contrées qu’ils investissent ; leurs méthodes sont brutales, illégales et avec comme but essentiel d’extirper leur identité à ceux qui tombent sous leur coupe ; leurs équipements sont invisibles, impitoyables, aveugles aux réalités une fois que la machinerie technologique a déterminé les objectifs de l’agression. Ceux qui leur résistent sont “la terreur” elle-même, selon un étonnant tour de passe-passe qui fait du terrorisé originel notre terroriste incompréhensible.

Les conséquences de cet état des choses, des plus ambitieuses aux plus minutieuses, se comprennent aussitôt. Leurs interventions “néo-coloniales”, loin d’être une répétition du premier colonialisme où les colonisateurs investissaient le plus souvent des territoires déstructurés sans risquer de voir utilisés contre eux leurs propres principes, selon leurs propres références, au contraire déclenchent aussitôt la sollicitation de ces principes et de ces références. Les interventions cristallisent une résistance nationale, raffermissent une identité vacillante, sollicitent une légitimité dans cette même résistance contre l’intervention, redéfinissent la souveraineté à la lumière de l’intervention puisqu’elle se fait en résistance à l’intervention. C’est alors à l’évidence structurante de la résistance nationale qu’il faut se référer, dont le gaullisme est l’une des représentations les plus fortes et les plus répandues entre les nations, pour l’époque de la Deuxième Guerre et d’après la Deuxième Guerre mondiale mais avec la grâce d’avoir ainsi rétabli un lien avec les forces structurantes qui se manifestèrent auparavant, notamment avec la Grande Guerre telle que nous l’avons explorée. A la lumière de cette référence selon laquelle la résistance a effectivement abouti à la refondation de l’identité, de la légitimité et de la souveraineté, les guerres causées par ces interventions devenues des agressions, et qui relèvent effectivement de la G4G, font des combattants de la résistance à l’intérieur de ce cadre et de cette dynamique, des défenseurs de l’identité, de la légitimité et de la souveraineté. Les combattants devenus résistants se réfèrent implicitement au gaullisme dans son acception universelle, dans la mesure où le gaullisme est effectivement la référence la plus puissante, et elle-même la plus structurante, et encore plus à la lumière de son expérience extrême de l’indépendance de sa force nucléaire contre la dictature du technologisme. Que ces combattants le sachent ou non ne nous importe pas, du moment que nous le savons pour eux ; qu’ils se réfèrent à diverses forces telles que des idéologies ou des religions que nous nous empressons de détester et de dénoncer pour sauvegarder nos idéologies et nos religions ne nous importe pas davantage, du moment que nous avons identifié leur référence pour leur compte. Dès lors que nous avons été conduits nous-mêmes à cette grâce de les “penser” en acteurs d’une dynamique structurante, avec de si puissants arguments, un habillage aussi convaincant que la G4G, dès lors ils le sont. Il n’importe pas qu’ils soient cruels, illégaux, assassins et le reste, puisque c’est nous qui les qualifions ainsi, et étant nous-mêmes tout ce que nous les accusons d’être ; il n’importe pas qu’ils satisfassent notre besoin à la fois morbide et vaniteux de jugement moral parce que notre morale n’est plus qu’un poison déguisé pour briser tout ce qui se rapproche d’une structuration que le grand courant historique déstructurant qui nous emporte nous a appris à haïr, sans réaliser qu’ainsi nous nous haïrions nous-mêmes autant que les autres. Le reclassement des vertus, dans cette période si complètement brisée, est un exercice impossible tant que nous n’aurons pas conclu sur l’essentiel, dont nous sommes fort proches…

Au bout de tout cela, par voie de conséquence directe et dévastatrice qui nous ramène à la banalité triviale de nos horreurs quotidiennes, l’on comprend que les interventions dont nous parlons, occidentalistes et américanistes, postmodernistes et libérales, sont des agressions qui ressortent de l’“idéal de puissance”, et leurs auteurs, concepteurs et réalisateurs, des acteurs particulièrement actifs de la déstructuration du monde ; ils sont les héritiers directs et incontestables, – même s’ils se disent, bien sûr, innocents de cette lignée, – de la Révolution et des origines du système du technologisme. Ils ont partie liée avec le Malin, dont ils ont eux-mêmes proclamé l’existence en identifiant de la sorte leurs adversaires, par le processus de “diabolisation” ; et leurs adversaires, par la grâce de cette G4G plus chargée de spiritualité que ne le croient les stratèges, leur retournent cette alliance, et ce sont eux, les occidentalistes et américanistes, qui ont partie liée avec le Malin.

Ainsi le cercle se referme-t-il… Nul n’ignore que ceux qui conduisent ces agressions sont eux-mêmes des acteurs de l’anglo-saxonisme, de l’américanisme, de l’occidentalisme et du libéralisme ; c’est-à-dire tous les rejetons divers de la matrice originelle du technologisme dont nous avons suivi la transversale. Nous avons fait nos comptes et le compte est bon.


Parallèlement, une autre flèche de la transversale du technologisme atteint la fin de sa course, qui est la puissance de soutien des expressions les plus violentes du technologisme. Ces remarques, à ce moment du propos, peuvent en paraître une rupture alors qu’elles en sont le complément qui achève de donner son universalité à ce même propos ; elles peuvent paraître accessoires parce qu’elles abordent un domaine plus spécifique, alors qu’elles sont la pointe la plus avancée de la situation, qu’elles décrivent du fait de l’avancement de ce domaine dans notre civilisation. Je veux parler ici d’un domaine qui introduisait cette partie sur la transversale du technologisme, – et mon attirance personnelle pour lui justifie que j’en fasse une intervention plus personnelle ; il s’agit de l’état des choses dans ce domaine de la puissance de l’industrie aéronautique dont on a rappelé la naissance au début du XXème siècle, effectivement comme point de départ de la réflexion de cette partie du propos.

Entretemps, on a vu les rôles divers que l’aéronautique a tenus. Elle constitue l’un des facteurs essentiels de ce qui peut être représenté comme l’“aventure”, voire l’héroïsme, dans le premier gros tiers du siècle. Les noms qui illustrent cette période, de Santos Dumont à Roland Garros, de Charles Lindbergh à Jean Mermoz, à Antoine de Saint-Exupéry et à Amelia Earhart, sollicitent plus les emportements de l’imagination et la chaleur du cœur qu’ils ne font penser à la rigueur de l’ingénieur et à la puissance mécanique de la technologie. Au cœur des années trente, aux USA, l’aviation devint, au cœur du symbole de l’américanisme triomphant malgré la Grande Dépression, le nœud central d’application de ce qui fut connu plus tard comme le complexe militaro-industriel ; l’aventure était alors bien éloignée des normes militaires, dans la région bien spécifique de la Californie du Sud, dans un climat d’idéologie marquée de mysticisme et de spiritualisme de bazar, jusqu’à des façons qui plaisent tant à Hollywood (dito, la vogue de la scientologie) ; et du reste, Hollywood avec ses rêves et ses symboles, dont la sensibilité aux choses de l’aviation est l’un des traits dominants dans sa représentation du monde. Après qu’elle fût devenue vraiment militaire, à l’image de ce qu’on a vu dans les immenses forges de l’Amérique en guerre, l’aviation fut à nouveau, comme un événement tout à fait naturel, au cœur de tous les grands phénomènes que nous avons choisis pour caractériser la fulgurance et la puissance de la transversale du technologisme, qu’il s’agisse du bombardement stratégique ou de l’arme nucléaire à laquelle elle fournit les principaux vecteurs. Ainsi constitue-t-elle un grand et puissant axe, autant symbolique que spirituel, de cette transversale.

Dans le temps d’un siècle marqué par tant d’excès, de bruits et de fureurs, l’aviation est devenue “industrie aéronautique”. Ce terme rend bien mal compte de son évolution vers la puissance, vers son importance politique et stratégique, vers son exaltation par la communication, vers cette situation d’une activité éclaireuse de la modernité la plus avancée du fait de sa situation comme activité créatrice, réceptacle et intégratrice de nombre des technologies les plus avancées, – une industrie, certes, mais bien plus qu’une industrie, à moins qu’on ne cite à son propos le mot si lourd de sens du nommé Gouhier, déjà rapporté dans cet essai : « Les Lumières c’est l’industrie. » L’industrie aéronautique embrasse pour la transmuter, et nous la restituer, la quintessence de l’adaptation à nos activités les plus ambitieuses de toute la puissance que le technologisme peut fournir à l’homme. C’est l’activité qui recherche par définition l’utilisation des technologies les plus avancées, qui les crée au besoin, et qui doit en même temps faire l’effort le plus considérable pour en réaliser l’intégration à cause des conditions très extrêmes dans lesquelles les produits qu’elle fabrique évoluent ; tout cela, multiplié dans le cas de la branche militaire, comme on le comprend aisément. L’industrie aéronautique (militaire) doit rassembler le plus avancé dans les technologies, – ce qu’il y a de plus délicat dans la plus grande avancée dans la production du technologisme, – et l’intégrer pour son utilisation dans les conditions les plus pressantes, les plus rudes et les plus insaisissables du monde (les quatre dimensions de l’espace, les conditions atmosphériques changeantes, la très grande vitesse d’évolution qui n’empêche pas la manœuvre la plus violente, la recherche, pour l’éviter ou l’affronter, de l’ennemi pour un objectif de destruction). L’industrie aéronautique militaire est donc l’activité archétypique du progrès dans sa situation la plus conséquente en ceci qu’elle représente la rencontre obligée des technologies les plus avancées du progrès et la confrontation la plus exigeante de ces technologies avec la réalité du monde. Elle fixe l’état décisif du Progrès par rapport à son activité dans le monde que ce Progrès est censé maîtriser. Elle est la façon et la mesure extrême de la transversale du technologisme, et l’application extrême de sa puissance dans la confrontation de cette puissance avec le monde qu’elle a pour but de maîtriser.

La mesure de ces vingt dernières années, à peu près depuis la fin de l’URSS et de certaines des assurances qui accompagnèrent la confrontation des ennemis de ce temps, est celle d’une bifurcation accélérée du sens du développement, et de la question de la maîtrise de ces systèmes immensément complexes et porteurs des ambitions de structuration progressiste de la transversale du technologisme. Là où le programme, ne parlons même pas d’ambition tant la chose paraissait acquise, prévoyait l’ordre triomphant et la puissance confirmée dans sa maîtrise du monde, soudain s’ouvre une étrange perspective qu’on nommerait terra incognita et qui pourrait s’avérer être un turbo incognito. Passons à la concrétisation du propos, passons à l’exemple même du phénomène.

…Les Américains, l’industrie aéronautique et le Pentagone avaient mis en chantier, en 1993-1994, le Joint Strike Fighter (JSF), qui semblait devoir s’imposer comme le plus haut Dieu de l’Olympe, Jupiter lui-même, – mais cet incomparable Jupiter, postmoderniste selon l’“idéal de puissance” et la transversale du technologisme, décisivement améliorée par la stealth technology(ou “technologie de la furtivité”, rassemblant des capacités techniques diverses devant donner comme effet de rendre le porteur de celles-ci quasiment invisible aux radars). Le programme coûterait peut-être bien mille milliards de dollars, fabriqué à, – combien, 5.000 ? 6.000 exemplaires ? Plus encore, certes, bien plus… Toutes les forces aériennes sérieuses en seraient équipées, pendant un demi-siècle, trois-quarts de siècle, c’est-à-dire que tout le XXIème siècle vivrait sous le diktat bienheureux et technologique du JSF, de l’américanisme, du technologisme, du Pentagone (“Les Lumières c’est le Pentagone”, dirait un postmoderne Gouhier). Le JSF devait figurer comme la pointe ultime mais massive de cette flèche triomphante de la transversale du technologisme qu’est l’industrie aéronautique.

Quinze ans plus tard, le JSF est devenu le centre, le moteur et l’affirmation angoissante d’une crise de fonctionnement de tout un système, de tout le système du monde de l’“idéal de la puissance”. L’afflux de technologies, de moyens, de processus de gestion, tout ce tissu qui structure la transversale du technologisme, se conjugue et s’additionne pour produire un effet massif de blocage, de dysfonctionnements, de moqueries impudentes de tous les gestionnaires et bureaucrates qui font la gloire des avancements du technologisme conduisant la politique de l’“idéal de la puissance”. Le JSF n’est pas un accident, il est un exemple, il est un archétype, il est en passe de devenir la référence même dirait-on si l’on ne craignait que le lecteur ne distinguât dans ce mot une marque d’ironie. Il est le reflet, le miroir, dans les bureaux d’études, les couloirs de la bureaucratie et les hangars qui protègent la puissance sophistiquée de la civilisation occidentale de la déroute que les puissantes phalanges militaires occidentales subissent des mains pouilleuses des combattants de la G4G, sans s’apercevoir qu’il est effectivement question d’une déroute. Tous les composants de notre système de technologisme semblent lancés dans une infernale sarabande, pour trouver de nouvelles places, de nouvelles connexions, de nouvelles proximités, dont l’ensemble tend à former un immense réceptacle où bouillonne un poison irrémédiable, un trou noir sans fond tant la chute est profonde, toutes ces choses où s’entassent nos espoirs perdus et nos ambitions ridiculisées, jusqu’à la paralysie achevée de cette hyperpuissance transformée presque mimétiquement en une hyper-impuissance.

Bientôt, le JSF trouvera son caveau luxueux où il reposera, dans le cimetière des rêves massacrés de notre puissance. Il se pourrait que l’on chuchotât, – certains le font, – que nous ayons atteint le stade ultime de la bataille de la déstructuration contre la structuration et que, enfin, la seconde ait résisté plus victorieusement qu’on aurait pu le croire, et que la première se soit perdue dans le labyrinthe de sa puissance. Ainsi, diront plus tard les oracles revenus à la raison, vécut et mourut le technologisme.


Ainsi en venons-nous au terme sans quitter notre époque, au contraire en nous y retrouvant. Nous retrouvons également, épars, les indices que cette époque est bien un temps historique décisif jusqu’à devoir être décrit comme métahistorique. La transversale du technologisme achève la description générale de la crise de notre civilisation en ce début du XXIème siècle, ce terrible obscurcissement du monde qui mériterait le pinceau d’un Breughel pour bien représenter cette crise pour ce qu’elle est, qui inspirerait ce peintre bien plus qu’il ne fut en son temps, par les tempêtes de son temps. La transversale du technologisme enrobe cette crise, elle l’enserre, elle lui donne toute sa force, tout son sens ; elle l’anime, elle la presse, elle la contraint à s’abîmer dans une politique de force qui génère une puissance désormais paradoxalement productrice d’une impuissance terrifiante ; elle semble ainsi paralyser le monde dans l’immobilisation brutale et presque obscène d’un mouvement jusqu’alors conquérant et imposant sa volonté d’une main de fer, désormais comme stoppé net, dans le processus d’une implacable destruction de lui-même. Il se passe quelque chose de terrible. En un mot qui dit tout et accable l’esprit autant qu’il l’éclaire, la transversale du technologisme commence à nous révéler l’ampleur de notre crise en même temps qu’elle révèle la profondeur de la sienne, et l’une et l’autre qui se confondent. Cette révélation est si rapide, si puissante, si impitoyable !

Au travers de son développement, de son affirmation de puissance, de son invasion de tant de domaines de nos activités, mais surtout de son annexion brutale de notre psychologie, comme on s’ouvre la voie à coups de hache, le technologisme et sa course transversale ont réalisé cette chose insensée et formidable de la transmutation de la violence. C’est la marque terrible de le “seconde civilisation occidentale”. Avant l’avènement de cette “seconde civilisation occidentale”, la violence était un phénomène subjectif et relatif. Il dépendait de la sauvagerie et de la barbarie, du crime et du désordre, du pouvoir absolu et de son arbitraire, de la religion et de ses excès, de l’homme lorsqu’il est un loup pour l’homme et qu’il a peur, et seul le nom de Dieu l’absolvait au regard de tous ceux qui pouvaient en être les outils. Même si elle régnait sur le monde, la violence n’en était ni le juge ni le maître. Elle ne prétendait pas être juste, sinon pour prétendre à la Justice de Dieu, ce qui dispensait l’homme et sa pensée de prétendre s’arroger une responsabilité sans issue.

Dans ces époques que nous avons résolument congédiées de notre mémoire pour ce qu’elles furent, parce que nous ne supportons plus certaines vérités, la violence n’avait pas nécessairement un rapport avec la morale humaine, c’est-à-dire la morale que s’est forgée l’humaine nature pour agencer et ranger ses comportements au gré d’appréciations qui prétendent rendre compte du “bien” et du “mal” débarrassés des encombrantes majuscules. Là où la violence apparaissait dans une posture objective évidente, là était le domaine de Dieu, qui est le domaine qui ne se négocie pas, qui ne change rien par lui-même de l’ordre du monde, qui laisse à d’autres cette tâche indigne, – le domaine qu’on accepte pour s’y soumettre absolument, sans marchandage, – ou qu’on rejette absolument, si le choix de l’esprit est celui-là, sans s’inquiéter en rien des régions qu’il a abordées. La violence était absolument humaine et relative, et réduite à elle seule, ou bien partie du domaine de Dieu, – et entre les deux, rien, c’est-à-dire un espace pour une évolution possible, où l’on pouvait espérer, pour le mieux de la chose, que mesure et sagesse pussent s’exercer et, de là, étendre leur empire d’apaisement sur les domaines de la violence. Ces considérations ne sont pas seulement théoriques, faites pour tenter de conforter ce qui prétend être à peine une thèse tant cela nous semble, à nous, une évidence. Notre ami par l’esprit et au-delà du temps passé Guglielmo Ferrero notait, dans Aventure, combien le XVIIIème siècle, avec sa “guerre en dentelles”, avait esquissé une avancée dans cette espace du rien où pouvait naître une évolution nouvelle, qui eût été celle qui tend vers la sagesse. Il l’écrit en décrivant, par contraste, l’aspect déstructurant de la guerre révolutionnaire lancée par le Directoire et exécutée par Bonaparte en Italie…

« En Italie d’abord, en Allemagne un peu plus tard, l’Ancien Régime a été démoli par Guibert et ses disciples, beaucoup plus que Voltaire ou Rousseau, et leurs écoles ; par la guerre sans règles plus que par les idées et les principes de la Révolution. A l’origine du dix-neuvième siècle, il n’y a non pas la révélation d’une doctrine nouvelle, mais un acte de force déréglé. C’est ce qui justifie le dix-huitième siècle d’avoir voulu régler la guerre. Il avait découvert que la guerre sans règle est la subversion totale de l’ordre social, un cataclysme de la civilisation. La révolution d’abord, le dix-neuvième siècle après, ont méconnu cette grande découverte, et le monde expie depuis vingt ans l’erreur mortelle. » (18)

Ainsi ces époques d’avant présentaient-elles un schéma sans ambiguïté, et suivant un rangement qui avait pour lui la logique des choses, qui suivait la hiérarchie des positions et des influences, qui épousait la légitimité de l’ordre du monde lorsqu’il s’accorde avec son Créateur. La violence d’avant notre grande rupture de la fin du XVIIIème siècle et de l’avènement de la transversale du technologisme, la violence humaine d’alors était subjective. Seule la violence de Dieu, ou sanctifiée par Dieu, pouvait prétendre à l’objectivité. De même, et pour suivre le même entraînement de la logique, la violence subjective, cette violence nécessairement humaine, était le désordre même et ressortait d’une dynamique déstructurante de l’architecture du monde. Sa puissance et sa cruauté faisaient qu’il fallait souvent subir son empire mais on n’en devait pas accepter la loi, c’est-à-dire la légitimité. Puis tout changea, comme on l’a vu se faire, comme on a cherché à en décrire les causes, la justification, la mécanique, comme on a tenté d’en identifier les soubresauts terribles et les avatars épouvantables... Cette situation, que nous avons voulu schématiser selon ses forces symboliques essentielles pour mieux suggérer la puissance du changement qui s’est effectué, a été effectivement brisée, pulvérisée, dans ce cas encore, avec une violence inouïe qui, d’accident de notre destin est devenue maîtresse de notre destin. Du point de vue politique, nous dirions que la violence, de phénomène relatif et consécutif de la politique, dans ses meilleures et ses pires inspirations, devint un phénomène absolu constitutif de la politique.

La rupture qui ouvre notre transversale du technologisme, en même temps que tant d’autres événements que nous jugeons fondamentaux éclatent et changent le cours du monde, s’inscrit, dans cette spécificité de la violence dont nous suivons la trace, par le passage de la violence humaine de la subjectivité à l’objectivité. On admettra aussitôt qu’il n’y a rien de plus naturel dans cette rupture, dans la logique générale de la situation que nous avons observée. On pourrait finalement clore le dossier en observant que Dieu, s’il n’est pas encore mort à cette époque, est pour le moins agonisant et que l’homme reçoit naturellement, presque par mérite et par évidence de sa très haute valeur comme il le prouve avec les trois grands événements du tournant du XVIIIème au XIXème siècles, la dimension objective dont il va parer la violence. Même si c’est séduisant et même puissant, cette idée, c’est un peu court, c’est-à-dire que c’est bien une “idée”… Nous allons explorer la chose différemment.

Il y a eu une transmutation de la violence par la matière elle-même, intermédiaire de la violence alors qu’elle n’était pas un outil pour cela, devenue productrice puis créatrice de violence, et bientôt inspiratrice de la violence dans le processus du courant métahistorique qu’on décrit. L’image de la « guillotine permanente » est d’une force irrésistible, pour symboliser et substantiver cette rupture. Soudain se trouvent rassemblés, en un événement qui se représente d’une façon satisfaisante dans cette France du XVIIIème siècle, événement devenu fondamental par le fait, en ce lieu et en ce moment de l’Histoire, les composants fondamentaux de la rupture qu’on veut décrire : la fin d’une civilisation, sa liquidation et son saccage insensés justifiés par des idées hautes dont on comprend qu’elles pourraient bien être plus la justification a posteriori de ce désordre déstructurant que sa cause, la pénétration de la psychologie d’une situation où la violence acquiert effectivement un pouvoir de création per se ; et là-dessus, ou au-dessus de tout cela et pour rassembler tout cela, la mise en place symbolique, au centre de ce monde qui s’écroule, à la vue de tous et pour l’usage que tous savent, et dans le but explicite d’animer la création de ce grand mouvement général jusqu’à faire penser, c’est-à-dire réaliser, qu’il en est le créateur, de l’outil qui semble animé d’une vie propre dans le chef de cette pièce de fer qui tombe, rompt et tranche, et fait jaillir le sang poisseux…

Le symbole rejoint l’Histoire avec une force telle qu’il déclenche l’Histoire, qu’il fait une Histoire complètement différente. A partir de cet instant symbolique, la violence a changé de nature ; elle dispose qu’il existe quelque part en elle une matière objective qui recèle un acte fondamental, qui n’est pas loin d’être également une vertu suprême. La violence humaine est passée de son ère subjective à son temps objectif. La transversale du technologisme commence, et tout ce brouhaha d’une puissance formidable de la matière déchaînée, va donner aux hommes, va leur intimer avec une pression d’une force peu commune, le conseil, non, l’ordre impératif de faire jaillir des idées qui vont donner à cette rupture et à ce phénomène un habillage conceptuel, moral, politique et le reste. La violence n’a pas changé d’âme, dirais-je enfin ; en changeant de nature, elle acquiert une âme.

…La violence nous révèle, pour l’essentiel, la situation de ce phénomène central de notre destin qu’est la grande politique du monde dans l’époque moderniste. Ainsi pouvons-nous compléter la définition de la politique de l’“idéal de la puissance” d’une façon décisive, en en faisant le moteur de la problématique de la violence et l’outil du déchainement de la violence. Depuis le début du XIXème siècle, le problème de la violence n’a cessé de grandir pour envahir tous les domaines de la pensée politique, qu’ils soient opérationnels, moraux ou transcendantaux. Au XXème siècle, ce phénomène s’est encore accéléré, tant la violence a semblé devenir l’axe de la définition de la politique, le sel du jugement d’une politique. L’intensité des massacres, la force inouïe des guerres, les effets terrifiants des régimes totalitaires dans cette activité, ont contraint la pensée à effectivement penser la politique selon cette référence de la violence. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c’était un problème fondamental (Sartre, Camus, en débattaient), et la Guerre froide, avec ses menaces potentielles d’anéantissement au niveau de l’espèce du monde, a poussé le même problème jusqu’à l’extrême oscillant entre l’absurde et la folie.

C’est à ce point du temps, où la transversale du technologisme entame sa course vers son apogée, qu’il importe de renforcer le propos pour le faire sortir de la seule problématique guerrière jusqu’à l’universalité de notre civilisation tout entière ; c’est à ce point du temps qu’il importe d’observer combien la violence que la transversale du technologisme produit avec tant de puissance, emportée par sa propre dynamique irrésistible, si elle est évidente au travers des progrès de l’armement, s’est répandue vers d’autres domaines, s’est installée décisivement sous bien d’autres formes, sous toutes les autres formes d’activité de la dynamique, jusqu’aux plus enfouies comme la psychologie elle-même, montrant par là que c’est tout un système, toute une civilisation qui a pris son élan pour la production de la violence comme principal produit de la chose. Les domaines économiques, sociaux, culturels, tous les aspects de la “vie courante” devenue une vie tendue et emportée par cette dynamique, sont devenus les champs d’expansion de la chose ; s’y exerce sans cesse et sans pitié, et sans cesser de se renforcer, la pression des machines, des processus mécanistes et bureaucratiques, des cadres économiques impératifs, du conformisme de la pensée développée sous cette influence écrasante et orientant toutes les activités de l’esprit. La cible universelle de la chose, après la mort physique qui frappe les corps, c’est la psychologie collective qui subit la violence du technologisme, que ce soit celle de l’arme, de la machine, des moyens de transport, du rythme de travail, de la délocalisation, des arts qualifiés de “modernes” qui sont déformateurs de l’équilibre du monde, de la compétitivité et de la compétition… La violence vient de loin et va bien plus loin encore, nous conduisant sur des territoires désormais inconnus où l’équilibre du monde est désormais soumis à l’inspiration sans fin du système. La “deuxième civilisation occidentale” atteint son apogée. La violence, par ces transmutations diverses, par ces avancées sans nombre, est définitivement devenue “progressiste”, donc vertueuse, quelles qu’en soient les scories et les épluchures malheureuses comme sont Verdun et Hiroshima. Voici un film récent, dont nous comparerions le “climat” dans ce qu’il a de significatif du cas exposé à celui du Troisième homme évoqué dans la Partie précédente ; il s’agit de La folie des hommes, tourné en 2000, à propos de la construction du barrage de Fogia, en Italie, à la fin des années 1950 et au début des années 1960. On y voit l’affrontement direct de la violence du technologisme avec la force majestueuse de la nature, la première représentant évidemment la vertu du Progrès, la seconde une émanation de ce que nos “idées” pourraient juger être, selon certains raisonnements évidents, une émanation de la violence de Dieu. Mais, dans ce cas, cette vertu est fortement mise en question, voire fondamentalement contestée par le récit mais aussi par l’aspect formel du film qui ne dissimule pas ce qui devient la vertu de la beauté de la nature dans la description implicite de ce que sa force a de majesté, – cette orientation correspondant à l’évolution de notre époque et à la maturation de la crise, – également, comme justification du parallèle avec Le troisième homme. Il s’agit sans aucun doute d’un affrontement de puissances et de forces, donc d’une certaine façon selon des raisonnements humains signalés précédemment un affrontement de violences, avec les hommes (l’équipe qui dirige la construction du barrage) à la fois enivrés par la puissance du Progrès et, en même temps, conscients par instants d’en être les prisonniers jusqu’à être complices de ce qui serait, de ce qui fut effectivement la catastrophe couronnant cette entreprise, – et qui apparaît être, en même temps, vis-à-vis de cette nature, une sorte de sacrilège. La représentation formelle nous rend d’ailleurs comptables du rangement de cet affrontement : d’un côté, la puissance du Progrès s’exprime par la violence primaire, déstructurante, de l’autre la force pérenne de la nature s’exprimant beaucoup plus par une esthétique majestueuse, qui nous donne tant de nostalgie de ce que nous pourrions considérer comme la violence de Dieu ; la puissance de l’humanité conduite par la transversale du technologisme est par nature et par nécessité, à finalité déstructurante ; la force de la nature est, par sa nature elle-même, la représentation de la structuration du monde. On retrouve dans ce cas, fortement souligné par le symbolisme esthétique dont le cinéma est nécessairement chargé, et qui est beaucoup plus attentif à l’intuition de l’image qu’à la précision théorique et pseudo-scientifique, une séparation antagoniste significative entre la violence des hommes et la puissance divine qui parvient à faire de sa violence une vertu inimaginable… Ce rangement, en soi, est un verdict pour qui veut bien faire une démarche conceptuelle. On ne peut prétendre une seconde qu’il permette la résolution de quelque problème que ce soit, ce qui n’est d’ailleurs pas sa fonction, mais il a la vertu d’éclairer le problème essentiel… Un des acteurs de la construction du barrage observe que, sans ce barrage, les pauvres n’auront pas d’électricité pour s’éclairer et se chauffer ; mais le propos nous laisse de glace et n’est pas de notre propos, puisque la transversale elle-même a créé le besoin, dont elle se pose comme clef de sa satisfaction, transformant une action particulièrement sophistique en accomplissement d’une vertu sophistiquée, parce que “progressiste”. Vaine rhétorique, tout cela, pesant d’un poids dérisoire.

Bien entendu, nous désirons rapprocher décisivement ce constat de l’importance de la violence dans la définition de la politique, de la transversale du technologisme. Encore, dans ce cas qui est celui du débat sur la violence qui parcourt ces siècles de la modernité, le sens commun dit que tout se nourrit des idées ; la violence est observée, pesée, appréciée, jugée selon les idées et les idéologies, qui en seraient alors, semble-t-il, à la fois l’explication et la justification ; les idées et les idéologies seraient, dans le phénomène de la violence, le moteur, l’outil, le bourreau et la justification. On a vu combien notre approche de la transversale diffère de cela jusqu’au renversement parfait de l’ordre et de l’origine des choses ; et, bien entendu, ce renversement complet, cosmique, s’opère également pour la violence. Pour nous, ce renversement, ce sont la puissance et la dynamique de la matière, de la ferraille inerte et pourtant déjà hurlante et furieuse de la « guillotine permanente », à la ferraille hurlante et furieuse de la Guerre de Sécession, à la ferraille hurlante et furieuse, et désormais imprévue et maîtresse de son choix de mort dans sa venue, de la Grande Guerre, aux développements catastrophiques qui suivirent pour faire de la ferraille hurlante et furieuse quelque chose venu d’ailleurs et impossible désormais à appréhender, jusqu’à la menace ultime venue d’on ne sait plus jamais où, jusqu’à paraître être devenue une punition par anticipation de l’Enfer puisqu’elle promet pas moins que la disparition de l’espèce avec la ferraille hurlante et furieuse devenue Bombe ultime. Ces événements terribles précèdent les idées, les suscitent, les inspirent et les imposent. En même temps, la violence qu’ils engendrent est également liée à ces idées, pour donner à cette violence comme une sorte de rationalité, fût-elle celle du Diable lui-même, alors qu’elle est elle aussi et d’abord, la violence, fille du machinisme et du technologisme irrésistibles, de la matière devenue souveraine en établissant son empire de fer et de feu sur le monde. L’homme, qui croyait maîtriser la violence de la matière comme il croyait dominer la matière elle-même, en est doublement le prisonnier. Il en est le prisonnier par le fait même que nous décrivons, il en est prisonnier par le penchant qu’il a choisi d’expliquer la violence par les idées que le déchaînement de la matière a en vérité suscitées pour dissimuler la crudité de son action, après que son action ait pris corps. Il en est doublement prisonnier, et, finalement, il est trompé autant que prisonnier. Le phénomène de la transversale du technologisme a transformé la violence, non seulement en force et en dynamique, mais aussi en conceptualisation ; elle a emprisonné l’homme en lui imposant des idées qui servent ce phénomène, elle a influencé décisivement la politique au profit de la grande politique de l’“idéal de puissance” ; elle a convaincu l’homme, dont la vanité, même pour assumer la responsabilité des plus noirs desseins, fait une proie aisée, qu’il est lui-même le créateur de cette conceptualisation en même temps que subsiste l’idée initiale, poison elle-même des conséquences du déchaînement de la matière, de l’“idéal de puissance” qui semble être l’idée justificatrice de tout.

Bien plus que dans la prison de la violence, nous sommes enfermés dans cette prison du raisonnement qui nous conduit à faire de la violence, par la fascination de l’“idéal de puissance”, notre propre création et notre propre enfantement, et qui nous impose des démarches insensées pour réparer ce qui n’a pas été de notre cause mais dont nous avons été le bras séculier ; cette prison du raisonnement qui fait de nous des pécheurs originels si nous n’obéissons pas au diktat de la matière qui est pourtant, elle, la vraie génitrice de la violence ; des pécheurs originels, alors que nous ne sommes que des pécheurs d’occasion, des pécheurs par vanité, des pécheurs par excès de zèle et de confiance en soi. Cette même prison qui fait également des plus souples de l’esprit, d’une souplesse de ver de terre, des accusateurs des autres, des bourreaux diplômés en une morale opportune, au nom d’une idée de plus encore, tournée dans cette morale opportune. Pour la paternité d’une idée, nous donnerions toute la responsabilité des horreurs du monde, comme si l’important était d’abord de figurer pour soi-même, peu importe l’histoire, peu importe la dignité de l’ambition, peu importe la hauteur du propos, peu importe l’apaisement de l’âme… Cette étrange tentation de figurer pour soi-même, comme s’il s’agissait, soi-même, d’être au centre du monde et le centre du monde, alors qu’il paraît tellement plus harmonieux, apaisant et enrichissant de veiller à tenir son rang dans l’ordre du monde.

La question qui se pose d’une façon plus précise et plus immédiate, de façon pressante et fiévreuse dirais-je lorsqu’on en réalise la portée, est tout aussi passionnante que ces considérations plus amples de la parabole du technologisme et de la violence qui en jaillit comme un torrent. Ce que nous avons décrit sur la fin du propos, notamment avec les événements à partir de 1991 jusqu’à nos jours et avec le développement de la G4G selon nos conceptions, nous conduit à nous interroger sur la possibilité que l’enchaînement infernal est peut-être à son terme, faute de pouvoir aller au-delà de lui-même et parce qu’il se heurte à un adversaire aux caractères inattendus. La logique elle-même ne contredit pas le propos, car où aller plus loin, dans la voie de la ferraille hurlante et furieuse, une fois atteintes les limites de la Bombe réductrice de l’espèce au néant du noyau originel ? La chose nucléaire a ainsi son utilité, qui est celle de mettre en scène la violence devenue absolue et, par conséquent, la proposition hautement politique de faire vivre cette violence, sous forme d’une dictature également absolue, ad infinitum eternam. On a vu qu’elle l’avait autrement, son utilité, au point du renversement complet, avec l’usage qu’en firent la France et de Gaulle. Voilà un point très fondamental avec ceci que nous touchons là au second phénomène qui suggérerait que notre époque semble rassembler les éléments pour contrecarrer la ferraille hurlante et furieuse, la violence que celle-ci véhicule, l’“idéal de puissance”, enfin, qui justifie le tout. Car en même temps que le technologisme semble offrir à la puissance qu’il déchaîne les voies de l’impuissance, les matières structurantes jusqu’alors détruites par la violence évidemment déstructurante de l’“idéal de puissance” semblent pouvoir se reconstituer en principes structurants qui s’opposent avec succès à cette violence. C’est sans aucun doute l’espérance indicible de cette époque, peut-être, – non, je dirais sans aucun doute, annonciatrice d’autres événements fulgurants lorsque la crise aura atteint le cœur d’elle-même. Il n’y a jamais eu, dans une crise aussi catégorique, autant d’accumulation de terreau pour nourrir la seule attitude qui convienne à la dignité, ou qui conduit à n’être rien si l’on repousse cette attitude, qui est l’attitude de la résistance. Nous avons l’étrange confort de n’avoir nul autre choix.


Notes

(1) Hippolyte Taine, Une Anglaise témoin de la Révolution française (1792-1795). Réédité en 2006, éditions Jacqueline Chambon. Taine écrit la préface et nous donne toutes les garanties d’authenticité du document que nous pouvons souhaiter, bien plus que nombre de documents vénérés aujourd’hui.

(2) Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1795. (Version éditée par Garnier, 1980, Paris.)

(3) Michel Castermans et Bernard Plossu (photos), Philippe Grasset (texte), Les Âmes de Verdun, Editions Mols, 2008, Bruxelles.

(4) Sir John Keegan, La Première Guerre Mondiale, Perrin, 2003.

(5) Voir note 1, Quatrième Partie : « La bataille de Verdun est caractérisée par un gigantesque déluge de feu dû à l’artillerie, qui représente alors le summum de la modernité dans la technologie guerrière, que les Allemands emploient en une concentration jamais vue jusque là. »

(6) Stephen L. McFerland, America’s Pursuit of Precision Bombing, 1940-1945, Smithsonian Institution Press, Washington, 1995.

(9) Dans son film Doctor Strangelove, Stanley Kubrick fait de ce caractère de l’avion isolé de reste du monde et lié au seul code, l’argument central de l’intrigue. Il a été largement estimé que la personne du chef d’état-major de l’USAF, le général Turgidson joué par George C. Scott, a été inspiré notamment par Curtis LeMay. Il y en a certainement une bonne partie, sauf, sans aucun doute, les aspects expansifs (chewing-gum mâché agressivement, clins d’yeux, grimaces, etc.) et les batifolages sexuels avec sa secrétaire, qui n’étaient certainement pas du goût de LeMay. Les couilles en bronze avaient d’autres usages, notamment celui de cliqueter de loin.

(10) Mike Davis, City of Quartz – Excavating the future of Los Angeles, Vintage Edition, 1992, Los Angeles.

(11) The Atlantic Monthly, 5 septembre 2002, interview de Nick Cook après la sortie de son livre The Hunt for Zero Point: Inside the Classified World of Antigravity Technology. Cook est un journaliste sans orientation idéologique particulière, appartenant à la publication spécialisée Jane’s Defence Weekly lorsqu’il publie son livre. Ses conclusions ne s’appuient pas sur une interrogation idéologique fondamentale mais aboutissent, à partir d’une enquête technique, sur une interrogation idéologique qui ressemble à s’y méprendre à la formule “poser la question, c’est y répondre”.

(12) Article de Christopher Hitchens, le 31 juillet 2006 dans The Weekly Standard.

(13) Richard L. Rubinstein, La perfidie de l’histoire – La Shoah et l’avenir de l’Amérique, Le Cerf en traduction française, 2005.

(14) Robert McNamara, un des directeurs de la Ford Corporation, choisi comme secrétaire à la défense par John Kennedy en janvier 1961, resté à ce poste jusqu’au printemps 1968.

(15) Il s’agit d’archives déclassifiées obtenues selon le Freedom Information Act par les National Security Archives, qui ont publié le 11 septembre 2009 des interviews de dirigeants militaires soviétiques datant de 1995. Le commentaire cité résume un des points inédits essentiels apparu lors de ces interviews.

(16) Le plus fameux est, sans nul doute, le Defense Planning Guidance, rédigé sous la direction de Paul Wolfowitz au Pentagone, révélé au public par une fuite au New York Times le 7 mars 1992.

(17) C’est notamment le Britannique Robert Cooper, un proche de Tony Blair, qui a énoncé les principes d’un “néo-impérialisme” humanitaire dans un article de The Observer du 7 avril 2002. Cooper a ensuite un écrit un livre où il développe sa thèse (The Breaking of Nations: Order and Chaos in the Twenty-First Century – Atlantic Press, 2003).

(18) Guglielmo Ferrero, Aventure, Bonaparte en Italie, 1796-1797, Plon, 1936, Paris.

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