Robotisation ou lobotomie ?

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Robotisation ou lobotomie ?

6 août 2010 — On se réfère à la nouvelle du Bloc Notes du 4 août 2010, «La robotisation, stade ultime de l’“idéal de puissance”», et à un commentaire de notre lecteur Morbihan, dans le Forum à la même date du 4 août 2010. Morbihan pose la question : «Lobotomie ne serait-il pas d'un emploi plus judicieux en cette circonstance?»

“Lobotomie” à la place de “robotisation” ? La question est intéressante et mérite une réflexion. L’intervention à ce propos a pour but de mieux préciser un point extrêmement important de notre appréciation, qui n’est peut-être pas assez souligné dans le texte. (L’absence d’insistance correspond à la conviction que nous avons, à propos du point de vue développé ci-dessous. On dirait qu’en écrivant ces commentaires, alors qu’on est baigné par cette conception, on oublie parfois d’en rappeler les détails, voire les fondements, de crainte de l’effet de répétition. Il s’agit en effet d’une conviction que nous ne cessons d’exprimer, notamment en fonction de références historiques [voyez au 14 juillet 2010].)

En employant le terme “lobotomie”, même si c’est sous la forme d’une image plus que pour désigner l’opération chirurgicale elle-même («La lobotomie est une opération chirurgicale du cerveau qui consiste en une section ou une altération de la substance blanche d’un lobe cérébral»), on implique l’idée générale d’une intervention physiologique extérieure pour changer la psychologie par ce biais physiologique. Effectivement, la pratique de la lobotomie implique, – ou “impliquait” si l’on considère que cette pratique chirurgical est largement discréditée et abandonnée, – une agression contre “l'organisation mécanique, physique et biochimique” qu’est le corps humain, le cerveau dans ce cas, pour obtenir des résultats dans des cas de “maladies mentales”, ou affections graves de la psychologie, comme la schizophrénie et diverses formes de folie. L’image implique une sorte de nécessité d’une intervention physique pour obtenir un effet psychologique, et d’une intervention extérieure. C’est sur ce point de vue très général, et sur ce point très spécifique mais fondamental de “l’intervention physique” et de l’“intervention extérieure”, qu’il y aurait désaccord avec notre lecteur, que l’on insisterait pour l’emploi du terme de “robotisation” et que l’on écarterait le terme “lobotomie”.

L’emploi qui est fait du mot “robotisation” dans le texte doit être clairement perçu comme désignant un processus autonome, – physiologiquement autonome sans aucun doute, mais également d’un point de vue psychologique. C’est bien l'appréciation développée ici.

Ces hommes et femmes, ces “experts” du parti de la guerre (War Party) qui ânonnent leurs arguments sans la moindre passion, comme le remarque Raimondo, se sont robotisés eux-mêmes, – “auto-robotisés”, si vous voulez. On ne dirait certainement pas qu’on désigne par là une opération consciente, une volonté calculée de l’individu, mais bien un processus subi par sa propre psychologie, sans intervention extérieure particulière et spécifique, et directe, sur cette psychologie. Il n’y a pas lobotomisation, non seulement violente (agression physiologique directe) mais encore, dirait-on, du point de vue “imagé” comme l’hypothèse d’emploi en est faite plus haut. Il n’y a pas lobotomisation (image) par intervention pressante d’une propagande agressive, d’une pression psychologique spécifique et brutale, etc. C’est là qu’est sans aucun doute le nœud, le cœur du point de vue et de l’interprétation. Ces hommes et ces femmes sont passés d’une psychologie exaltée et bouillonnante, comme on les voyait dans les années 2001-2003, à propos de la perspective d’une attaque contre l’Irak, mais aussi contre d’autres pays, y compris l’Iran d’ores et déjà, à une psychologie fatiguée, voire épuisée, s’exprimant, comme le remarque Raimondo, d’une façon atone, indifférente, comme par réflexe répétitif, – bref, à la façon d’un robot… Et cela, sans pression particulière d’un “centre”, d’une machinerie de propagande, d’une poussée de communication particulière, etc. (Au contraire, comme on peut voir avec le cas iranien, l’atmosphère est, à nouveau et plus que jamais, du type “va-t’en-guerre”.)

C’est la psychologie qui doit nous importer, bien entendu. Lorsque nous citions plus haut “une psychologie exaltée et bouillonnante” pour le même zoo washingtonien, pour la période 2001-2003, cela ne signifiait nullement une psychologie en bonne santé mais plutôt une psychologie gonflée aux stéroïdes, arrosée de Prozac, dans le contexte d’un virtualisme en bon état de marche, donc une psychologie déjà épuisée par sa pathologie mais à l’épuisement temporairement dissimulée. Aujourd’hui, nous sommes dans la phase très aigüe, où l’épuisement est prononcé, presque terminal, où le Prozak ne prend plus guère, où les chairs gonflées par les stéroïdes s’affaissent vilainement. Le sujet ne fonctionne plus que machinalement, selon un processus qu’on pourrait décrire effectivement comme une “auto-robotisation”, mélange de conformisme automatique et répétitif, d’un vague désir de cohérence avec soi-même, d’une incapacité de trouver une autre narrative ni d’entamer une réflexion différente. Le processus n’est pas le résultat d’une agression extérieure mais bien d’une évolution intérieure, et le sujet n’est redevable qu’à lui-même que cette évolution puisse être appréciée comme décadente, faussaire et médiocre.

Epuisement et “servilité volontaire“

L’appréciation générale dans laquelle se place ce jugement fait de la psychologie le pivot central de l’explication de la crise, aussi bien que de l’évolution de notre civilisation, – ou résolument “contre-civilisation” dans l’orientation qu’elle a prise depuis deux siècles, avec l’avènement de la modernité. La psychologie est le facteur clef parce qu’il est le relais obligé, l’“interface” entre le comportement humain et les conditions générales de notre civilisation générées par le système dans lequel elle s’est fondue, ou a été fondue. L’importance que nous serions incliné à lui reconnaître, dans le rapport de l’énergie nécessaire pour animer la vie intellectuelle, est presque aussi grande que l'importance que nous accordons à la pensée elle-même ; c’est la psychologie, selon sa propre force (sa propre “santé”), qui donne de la force à la pensée, cette force constituant le facteur primordial de l’orientation décisive de la pensée. (Ce qui fait que des pensées même d’une intelligence très grande peuvent être moralement haute ou basse, constructives et libératrices, ou bien destructrices et séquestatrices.) Ainsi avons-nous considéré que les conditions du basculement de notre civilisation, qui a lieu selon notre interprétation au tournant du XVIIIème et du XIXème siècles, sont préparées par une psychologie épuisée au long du XVIIIème siècle, – ce qui est symbolisé, notamment mais puissamment, par l’extraordinaire fortune du mot “persiflage”, sa représentation du climat de la vie intellectuelle et mondaine, ce qu’il représente comme charge d’irresponsabilité politique et sociale.

Cet épuisement de la psychologie s’est poursuivi avec la prise du pouvoir par le système de la modernité, derrière les périodes d’apparente euphorie aux noms divers (Progrès, démocratie, droits de l’homme, American Dream, etc.). Le processus s’est incomparablement accéléré depuis la fin de la Guerre froide, puis depuis 9/11, avec l’extension massive de l’activité du système de la communication dont l’on découvre pourtant qu’il est, – du point de vue du système, – un Janus qui peut aussi bien ménager de terribles effets fratricides que soutenir le système. Cette dualité coupable du système de la communication entraînant le désordre et la confusion s’ajoute au déchaînement du système du technologisme, vers différentes formes d’impasse, et par le surgissement des crises eschatologiques (climat, matières premières, etc.) hors du contrôle du système, pour lancer la phase terminale de l’aventure. Cette situation, ponctuée de défaites et de catastrophes par rapport aux promesses faites, conduit à la pulvérisation du virtualisme triomphant qui régnait en 2001-2003 ; lorsqu’on envisage la guerre aujourd’hui (contre l’Iran), c’est pratiquement en acceptant le risque majeur, sinon presque assuré, de conséquences catastrophiques. Dans de telles conditions, les psychologies des serviteurs les plus intimes du système, sorties de leurs différentes périodes-Prozac (virtualisme), retrouvent leur épuisement fondamental, bien entendu dans une situation de plus en plus aggravée.

Nous croyons fort peu à la l'influence intrinsèque, spécifique, sans intermédiaires, de facteurs extérieurs, mais beaucoup plus à l’interprétation faussaire et catastrophique des facteurs extérieurs par la pensée, dès lors que la perception de ces facteurs extérieurs transite par une psychologie épuisée. Ainsi aucune manipulation extérieure n’est nécessaire pour conduire à une attitude qui ferait volontiers croire à une manipulation extérieure. C’est le cas aujourd’hui. Ces membres du War Party, dont Raimondo s’étonne de leurs comportements atone, sinon autiste, n’ont pas été agressés ou manipulés directement par le système et par ses intermédiaires, ni “modifiés” par lui, par sa propagande, par ses pressions. Ils subissent simplement le contrecoup de leurs choix, de leur absence de force de résistance, et les désillusions et désenchantements qui en résultent. Ces désillusions et désenchantements ne sont pas compris comme tels, puisque leurs psychologies épuisées empêchent leurs pensées d’avoir la force de faire un tel constat de la catastrophe en cours, mais leurs effets sont bien là, nourrissant encore plus l’épuisement de la psychologie après avoir été générés par elle. Au contraire, si vous avez une psychologie forte (en bonne santé), toutes les pressions et manipulations du système sont identifiées comme telles et deviennent des aliments paradoxaux pour renforcer vos psychologies, et donc inspirer des pensées fortes dans le sens de la résistance.

L’étrange “génie” du système est bien de ne soumettre que très partiellement en apparence ses serviteurs, sans rien proclamer précisément dans ce sens, et d’une façon très indirecte, si possible par un cadre général orientant la pensée indirectement par le biais de la perception et de son interprétation par des psychologies épuisées. C’est une sorte d’influence soft et passive dans son opérationnalité, mais redoutablement efficace dans ses résultats. Mais il faut une collaboration “active”, autonome des sujets… Les serviteurs du système gardent leur liberté de pensée ; leur choix pourraient être certes apprécié comme une sorte de “servilité volontaire” de type intellectuel, avec une psychologie exacerbée ; mais ils ne perçoivent eux-mêmes ce choix en aucun cas comme un acte de servilité, mais, au contraire, comme un acte libre et délibéré d’embrasser une cause ; ils sont ainsi bien plus difficile à détromper, puisqu’ils n’ont en aucun cas, et fort justement, l’impression d’avoir été manipulés.

Lorsque la fête est finie et le virtualisme appauvri jusqu’à sa caricature, l’exacerbation disparaît et laisse voir l’épuisement profond de cette psychologie. Les serviteurs du système n’abandonnent pas une cause qui leur aurait été imposée et dont ils percevraient la fausseté ou le caractère erroné, d’abord parce qu’ils pensent avoir choisi cette cause en toute liberté, ensuite parce qu’ils n’imaginent pas que cette cause soit épuisée. On peut alors d’autant mieux voir leur épuisement, et l’épuisement du système qui va avec puisque ce système n’arrive plus à fournir au sujet les moyens d’écarter cette faiblesse, que l’un et l’autre épuisement apparaissent sans qu’ils s’en avisent. Les interlocuteurs de Raimondo ne sont intéressants que dans la mesure où leur épuisement psychologique nous signale que le système n’est pas en très bon état du tout.


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