Démission, renonciation, inversion, désintégration…

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Démission, renonciation, inversion, désintégration…

10 juin 2011 — C’est entendu, il s’agit d’un temps historique étrange ; et les nouvelles, elles, qui ne le sont pas moins, qui le sont de plus en plus. Tout se passe parfois comme si nous étions épuisés, comme si le temps était venu, comme disent les amis américanistes, “to give up” (même si c’est pour la recherche d’un “point de chute lucratif”)… D’où ce sentiment de désintégration progressive, non pas par des soubresauts violents, convulsifs, mais par un processus progressif, sans vraiment d’à-coups. Il est donc question de la confirmation de notre «Big Bang subreptice» (voir le 2 juin 2011) ; cette fois, c’est la psychologie dont il est question, conduite au fond de l’épuisement…

Après tout, nombre de médias (surtout britanniques) ont rangé ensemble ces nouvelles que nous signalons ci-après, comme s’il y avait effectivement un lien entre elles…

• Les rumeurs d’un départ d’Hillary Clinton du département d’Etat, pour la direction de la Banque Mondiale, remplaçant Robert Zoelick, qui quitte son poste l’année prochaine. Il y a eu un démenti de la Maison Blanche, un autre du département d’Etat… Mais qui s’en soucie en vérité ? Reuters, qui a lancé la nouvelle, fait un point de la situation en ne démentant nullement son exclusivité malgré les démentis de la Maison Blanche et du département d’Etat ; cela, son analyse, dans un style qui, finalement, en respectant l’abondance des paragraphes très courts (style journalistique anglo-saxon), donne un rythme saccadé au texte, illustrant fort bien l’“esprit” des choses, l’essoufflement, la résignation, la dissolution ; quant à la continuité et au crédit de la politique extérieure, on verra… (Le 9 juin 2011)

«She has said publicly she did not plan to stay on at the State Department for more than four years. Associates say Clinton has expressed interest in having the World Bank job should the bank's current president, Robert Zoellick, leave at the end of his term, in the middle of 2012.

»“Hillary Clinton wants the job,” said one source who knows the secretary well.

»A second source also said Clinton wants the position.

»A third source said Obama had already expressed support for the change in her role. It is unclear whether Obama has formally agreed to nominate her for the post, which would require approval by the 187 member countries of the World Bank.

»White House Press Secretary Jay Carney denied the discussions. “It's totally wrong,” he told Reuters.

»A spokesman for Clinton, Philippe Reines, denied Clinton wanted the job, had conversations with the White House about it or would accept it.

»People familiar with the situation, told of the denials from the White House and State Department, reaffirmed the accuracy of the report.

»Revelations of the discussions could hurt Clinton's efforts as America's top diplomat if she is seen as a lame duck in the job at a time of great foreign policy challenges for the Obama administration…»

• Il y a l’aventure tout bonnement extraordinaire (c’est-à-dire : sans précédent) de la démission collective de toute l’équipe électorale de Newt Gingrich, une des personnalités de la politique US, ancien et formidable Speaker de la Chambre en 1994 ; soi disant candidat, certainement républicain dans tous les cas, pour le parti et les élections présidentielles de 2012. Alors que la campagne est déjà en cours, Gingrich vient de passer plusieurs semaines en croisière luxueuse, au large de la Grèce, dans les îles enchanteresses, sans doute pour évaluer les dégâts économiques, qui sait ; il était avec sa nième épouse (il change souvent), à qui il a fait ouvrir une ligne de crédit de $500.000 chez Tiffany’s. Le Guardian du 9 juin 2011 termine son article, effectivement, de cette façon : Gingrich «also struggled to answer questions about a $500,000 (£305,000) line of credit he and his wife had at Tiffany & Co. Gingrich's decision to go on holiday at a time when his campaign was clearly struggling also appears to have annoyed his staff.»

Ainsi trouve-t-on aujourd’hui, aux USA, on the road, une équipe électorale au complet, démissionnaire parce que le candidat qui l’a réunie n’a fait cela que pour réunir des donations et en user, pour le fun en un sens, et cette équipe, solide et expérimentée, offrant ses services… Qui veut être candidat pour la présidence des USA ? Bonne équipe, expérimentée, à un bon prix, vous assurera des résultats honorables permettant un reclassement si vous êtes prêt à vous intéresser au job pendant quelques mois, au contraire de Gingrich. «Joshua Treviño, co-founder of Redstate.com, an influential Republican blog, said Gingrich had run a bad campaign from the start and he was more interested in where Gingrich's staff went next. Several of Gingrich's staff are close to Rick Perry, governor of Texas, and a man tipped as a potential presidential candidate. “The question now is whether Rick Perry is getting in,” he said. Perry recently said he would “think about” a run for president having denied any interest in the job in the past.» Ce que veut l’équipe de Newt Gingrich, il faut la comprendre, c’est un candidat “plus sérieux” que Newt : «Either Gingrich's staff figured that out – possibly last week, after Newt went on a luxury Mediterranean cruise when he should have been shaking hands in Iowa – or they got a better offer from a more serious candidate, possibly Texas governor Rick Perry, who has hinted at running recently» (dans le Guardian du 9 juin 2011).

• Entretemps, on avait oublié de vous le dire, il est vrai que l’Amérique va mal. On craint tout bonnement qu'elle, l’Amérique, en pleine “reprise” des “jeunes pousses” (dixit Ben Bernanke) d'un printemps qui tente de démarrer depuis deux ans, ne s’écrase méchamment dans un chômage dépassant le “double digit” (nombre à deux chiffres, soit 10% et au delà). Perspective d’une seconde Grande Dépression, en un sens… On vous avertit, ou l’on avertit BHO, qu’aucun président, depuis FDR en 1936, mais dans les conditions exceptionnelles qu’on sait (lui s’était battu ô combien pour faire reculer le chômage), n’a été réélu avec un chômage dépassant 7,4% (chômage en 1936, lors de la première réélection de FDR)… Comme l’écrit le Daily Telegraph du 7 juin 2011 :

«No president has been re-elected with unemployment over 7.4 per cent since Franklin Delano Roosevelt was steering the country through the Great Depression. Some commentators have remarked that such precedents can always be broken, while supporters of the president have described last week’s figures as a “bump in the road”.

»But public sentiment about the country’s prospects is very gloomy, with 89 per cent of Americans saying the economy is in bad shape and 66 per cent saying the United States was seriously on the wrong track.»

D’autre part, il faut bien le dire, comme nous l’observions hier après tout, il y a tout de même la question de l’avenir de Austan Goolsbee qui est un facteur complètement fondamental (cela vaut bien une Grande Dépression de plus). L’université de Chicago compte sur lui, dès septembre prochain.

«Mr Obama suffered a further setback when it was announced that Austan Goolsbee, his top economic adviser, was stepping down to return to teaching at the University of Chicago.

»Mr Goolsbee has been regarded as one of the administration’s strongest spokesman on the economy. His departure leaves Timothy Geithner, the Treasury Secretary, as the sole remaining senior member of Mr Obama’s original economic team, as the president attempts to persuade Americans that his plans to boost growth will work.»

…On pourrait ajouter bien d’autres choses pour illustrer cet état des choses, “essoufflement… désintégration”. Vu de ce point de vue de la psychologie épuisée, les nouvelles concernant le désenchantement furieux de la Chambre pour les aventures extérieures et belliqueuses (voir le 28 mai 2011 et après), ou la candidature de Ron Paul (le 6 juin 2011 et le 8 juin 2011), font partie du phénomène. Le comportement des parlementaires républicains vis-à-vis de la dette colossale du gouvernement est un autre signe, dans un domaine spectaculaire, de cet état d’esprit général, avec des menaces de chantage, de mettre effectivement, au moins temporairement, le gouvernement en défaut de paiement pour le faire céder sur ses dépenses ; Li Daokui, conseiller à la banque centrale chinoise, s’en alarmait le 8 juin 2011 à Singapour, observant que cette façon de “jouer avec le feu” impliquait des conséquences potentielles incalculables sur la stabilité du dollar et l’équilibre financier et économique dans le monde.

Certes, il y a un côté de complet individualisme, une valse de la recherche des emplois ou points de chute lucratifs, s’ajoutant à une extraordinaire dissolution de l’“esprit public”, ou de l’esprit de service de ce qu’on pourrait nommer le service public, à une vision complètement refermée sur le seul Washington et ses intérêts partisans. Même aux USA, cet empire du secteur privé, des intérêts particuliers et de la négation de la vertu régalienne, le “sens du service” a tout de même existé, même s’il s’agit du service du Système. (Il suffit de songer à des personnalités à la valeur incontestable, objectivement considérées, un George Marshall ou un George F. Kennan, exemples formidables de l’intégrité pour un service public pourtant inexistant per se, et qui pourrait avoir existé épisodiquement grâce à des hommes de cette trempe, et bien qu’ils aient eux aussi servi le Système, – mais nous sommes au royaume de l’ambiguïté du sapiens.) Qu’en reste-t-il aujourd’hui, lorsqu’on suit cette valse tourbillonnante du “chacun pour soi”, de la révolte furieuse et désordonnée, du désintérêt pour les “règles du jeu” les plus élémentaires et du goût du désordre, tout cela qui semble n’avoir ni dessein ni le moindre sens… Aussi, effectivement, nous intéresserons-nous plus encore à la question de la psychologie qu’à celle du goût du lucre et des opportunités d’emploi. (Ces derniers traits ont toujours existé, bien sûr, même du temps des Marshall et Kennan.)

Ce qui nous importe, c’est la vitesse, l’accumulation, l’extravagance des cas. Nous sollicitons comme explication, sans aucun doute, l’épuisement de la psychologie, dont nous parlons souvent, à laquelle nous nous référons historiquement, ou métahistoriquement, pour expliquer le basculement de notre civilisation à la fin du XVIIIème siècle dans la “deuxième civilisation occidentale”, ou “contre-civilisation”. (C’est le phénomène du “persiflage”.) Cette fois, on le comprend, il agit à l’inverse, dans le sens contraire de l’interprétation qu’on a donnée du XVIIIème siècle, dans ce mode étrange (on verra cela plus loin) de “l’inversion dans l’inversion” ; l’épuisement vient de l’usage intensif par le Système devenu fou, de ses pions sapiens, soumis au virtualisme, à la narrative permanente, à l’expression nécessairement faussaire et d’un conformisme qui ferait périr d’ennui et plonger dans l’angoisse n’importe quelle psychologie, jusqu’à la plus caparaçonnée.

Il y a toujours beaucoup d’explications possibles pour des comportements de cette sorte, qui semblent presque “collectifs”. On pourrait même ajouter, pour les amateurs, aux deux que nous avons mentionnés (individualisme et dissolution du pseudo “esprit public”), celle d’un “complot”, – après tout, pourquoi pas, nous aussi, les chroniqueurs, pouvons céder à la grosse fatigue de notre psychologie collective en versant dans l’explication-complot. Mais pour en rester à l’essentiel, non, ce que nous suivons aujourd’hui est bien une sorte d’effondrement psychologique, – subreptice, bien entendu. Il frappe les dirigeants politiques, évidemment, car eux sont aux premières loges du triple ou du quadruple langage qu’impose le Système. Il frappe les USA principalement, ou d’abord, parce qu’il s’agit du centre moteur et du centre nerveux du Système, sans aucun doute, en plus de cela appuyé sur une absence complète de tradition, d’Histoire et de sens régalien.

Nous avons déjà observé la marche du phénomène, qui n’est pas né d’hier mais qui grandit si vite. (Voir au 7 septembre 2010.) Mais, désormais, ce sont les caractères de ce phénomène qui sont remarquables par leur puissance et leur absence complète de mesure. Le comportement extravagant d’impudence, de vacuité, d’irresponsabilité fataliste d’un Gingrich constitue une occurrence remarquable, qui vaut le détour.

Le sens de l’utilité (à peine) accessoire

… Car enfin, il se trouve qu’en plus des épreuves qu’on lui impose (virtualisme, conformisme, mensonge, sécheresse de toutes les qualités de l’esprit et du cœur), le sapiens au service du Système a de plus en plus la sensation d’être une utilité accessoire, du type “à jeter après usage”. En d’autres termes, il a l’impression assez mal identifiée mais terriblement frustrante, de plus en plus lourde à supporter, d’être complètement “maistrien”… (Dito, comme l’on sait de Joseph de Maistre parlant des chefs de la Révolution  : «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.»…)

Le problème est effectivement que les “scélérats” actuels se doutent de quelque chose (qu’ils sont “maistriens”) au contraire de ceux de 1792 ; ils s’en doutent d’autant plus que les exigences de représentation du Système deviennent psychologiquement insupportables. Du temps de la Révolution, la pression était poisseuse, physique, métallique sinon technologique, – c’était la «guillotine permanente». La chose est affreuse et terroriste, mais tellement, cela, qu’on finit par s’en débarrasser, et que l’on sait comment faire. Par contre, cette nécessité terroriste de représentation, ce déni permanent de sa propre identité, – fut-on le pire des salopards ou des salonnards, ce qui se discute, – est une chose extraordinairement épuisante pour les psychologies, et dont nul ne sait comment se débarrasser.

Il faut dire que le système n’était qu’infantile en 1792, alors qu’il est aujourd’hui dans sa maturité grondante et écrasante, si grondant et si écrasante qu’elle se trouve être aussi la source grondante et écrasante de sa Chute qui a lieu parallèlement. Le Système triomphe et en même temps arrive au terme de sa course suicidaire par auto-déstructuration. L’un des signes de cette dualité antagoniste, de cette situation d’“inversion dans l’inversion”, c’est l’enfantement et le développement d’un des deux sous-systèmes, lui-même poussé jusqu’à l’inversion de lui-même. Le système de la communication, développé monstrueusement pour subvertir la réalité au profit du Système, finit par enfanter son contraire, en favorisant épisodiquement, mais de façon de plus en plus rapprochée, des événements et des comportements du type antiSystème. (Nous avons nommé cette tendance du système de la communication du nom de “Janus” et son double visage.) La chaîne crisique est un formidable exemple de la chose. La situation à Washington pourrait également le devenir, en attendant la possibilité d’un “automne américain” qui constituerait une extension catastrophique et eschatologique de la chaîne crisique qui avait déjà fait une incursion du côté de Madison, Wisconsin.

Aujourd’hui, l’effet “inversion dans l’inversion” touche les psychologies désormais au bord de l’effondrement à force d’épuisement de la classe politique dirigeante, tout cela favorisé jusqu'à l'outrance pathologique par ce système de la communication effectivement plongé dans les délices de cette même formule de “l'inversion dans l'inversion”. Le comportement d’un Gingrich, gueulard, jouisseur, avec autant de cervelle qu’un moineau (le sens de la nature, l’utilité et la beauté du vol en moins), est exemplaire à cet égard : poser sa candidature à la présidence des USA, notamment pour se payer une croisière dans les îles grecques ! Il a fait sévère, Gingrich, il faut le lui reconnaître.

Désormais, plus rien ne peut arrêter cet effondrement de la psychologie ; aucune raison pour cela puisque le Système est fou et que le système de la communication, de moins en moins contrôlé, va s’en donner à cœur joie.

…Certes, il nous reste BHO, sorte d’extraterrestre dans son détachement absolu de toutes les catastrophes, les reniements, les montages que le Système le conduit à assumer absolument. Cet homme, par son détachement bien connu, pourrait bien être en passe de devenir une sorte de “diabolus ex machina”, en servant à maintenir la pression du Système, de l’exigence de représentation, sur tous les autres et divers membres de l’establishment washingtonien. En quelque sorte, BHO pourrait être selon une imagination débridée, toute allusion déplacée et absolument abominable mise à part, une sorte d’“ange noir”, – ou bien est-ce une façon inattendue de la part d’un représentant de la communauté des anciens esclaves de se venger, par “inversion dans l’inversion” lui aussi, des Blancs catégorie-WASP et de leurs longues entreprises dans ce sens. Cet homme, impeccable, impassible et impavide, en maintenant ferme la direction catastrophique alors qu’il avait tout pour tenter de changer certaines des choses qui font un peu trop désordre, est en train de leur démolir le système washingtonien. Bientôt Washington, et l’administration, seront transformés en une sorte d’établissement psychiatrique, où les hypomaniaques type-Gingrich croiseront les dépressifs type-Hillary en échangeant des tuyaux pour un reclassement acceptable où ils pourront enfin se reposer.

Mais certes, d’ici là toute cette “divine comédie“ absolument invertie, – “inversion dans l'inversion”, – aura cessé d’exister, et l'on jouera relâche…