Le triomphe des “dissidents”

Bloc-Notes

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1050

Sans doute un des signes les plus remarquables et les plus roboratifs du désarroi du Système, c’est cette situation sans précédent à Washington. Les marginaux extrémistes et “dissidents” du Congrès deviennent les meneurs les plus suivis et les plus écoutés des initiatives politiques de réaction à la situation générale du pouvoir et de sa politique. Ainsi en est-il du républicain libertarien Ron Paul et de sa candidature aux présidentielles de 2012. Ainsi en est-il, depuis quelques jours, du démocrate Dennis Kucinich, qui est l’auteur d’un projet de loi qui secoue le Congrès (la Chambre) et l’administration, à cause de la possibilité qu’il soit voté par la Chambre, et par l’état d’esprit qu’il montre, – projet de loi ordonnant de cesser tout engagement US en Libye. On mesure l’importance de l’affaire dans la décision du secrétaire à la défense Robert Gates d’intervenir publiquement contre Kucinich, donnant ainsi à ce député d’habitude considéré comme un marginal “dissident” sans la moindre importance un poids politique considérable.

Comme toujours excellent dans ses revues de presse courtes et incisives, Jason Ditz, de Antiwar.com, donne, ce 2 juin 2011, les dernières nouvelles du front de la Chambre des Représentants, où le soldat Kucinich mène la charge.

«Rep. Dennis Kucinich’s (D – OH) bill demanding an end to the war in Libya was blocked earlier this week over fears that it might pass, but after the Sherman Amendment on defunding the war narrowly failed, the House leadership seems a bit more bold, and is setting up a battle. Now, in addition to Kucinich’s bill, House Speeaker John Boehner (R – OH) is also offering a hugely watered-down alternative bill. Instead of demanding an end to the war, Boehner’s bill will express annoyance that President Obama did not seek authorization and gives the president an additional 14 day grace period to do so.

»The Sherman vote was seen as a trial for Congressional opinion on the war, but a 208-213 defeat (with both parties split virtually down the middle) suggests a dead heat, and it is certainly conceivable that 3 representatives could jump ship when Kucinich’s vote comes up, mandating the end to the war.

»Which has led the administration to angrily condemn Kucinich, with Secretary of Defense Robert Gates warning Kucinich’s call for a “unilateral” end to US involvement in the war was “dangerous” and showed a lack of unity. The White House inssited the war was going well and opposed the vote, saying they were confident Congress already agrees with it.»

Il est excellent, pour notre réflexion et son raisonnement, qu’on puisse mettre en scène, sur la scène washingtonienne, un député aussi typiquement de gauche extrême qu’est le démocrate Kucinich, après un député aussi typiquement de droite extrême qu’est le député républicain Paul. Cela montre, puisque les deux hommes vont absolument dans le même sens, que les étiquettes de parti, d’idéologie bidon, de classement poussiéreux et sordidement ridicule droite-gauche ou progressistes-conservateurs, n’ont aucune valeur dans le Système sinon celle du vide commun. Seule compte la différenciation entre “dissidents” et gens du Système, les premiers rarissimes quand ils existent, les seconds formant une foule moutonnière et bien rémunérée autant que bien vue… Du moins en étaient-ils ainsi traditionnellement, mais les temps changent.

D’une certaine façon et pour faire court et approximatif, on peut ranger des “dissidents” comme Paul et Kucinich sous la bannière “populistes”, – la bannière étant la plus large possible quant à sa signification, et se caractérisant en fait plus, aujourd’hui plus que jamais, par une attitude structurelle antiSystème que par des orientations idéologiques. De toutes les façons, le mot de “populisme” est beaucoup plus honorable aux USA qu’en Europe où il tombe sous le coup de l’excommunication des inquisiteurs du parti des salonnards. Aux USA, il a pignon sur rue, même si la “morale” du Système condamne cette tendance, – et pour cause. Mais la situation actuelle, bien entendu, n’a aucun précédent.

Il y a déjà eu des mouvements populistes aux USA, soit à partir d’une individualité, soit à partir d’une poussée populaire au niveau le plus directement “citoyen”, soit dans des mouvements plus structurés tentant de s’implanter en tant que tels dans les structures du Système pour s’y affirmer, soit d’une façon indirecte par les significations qu’on pouvait donner à telle ou telle tendance. Mais la règle d’airain de la chose était que ces mouvements étaient destinés à un moment ou l’autre à être digérés et liquidés par le Système. La perspective était évidente et automatique dès lors que des populistes s’affirmaient, directement ou indirectement, au sein des deux ailes du “parti unique” : phagocytage et marginalisation étaient les deux ingrédients de la recette. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui se produit. Ces divers signes de “populisme” en tant qu’affirmation antiSystème, avec les hommes et femmes qui les manifestent, s’inscrivent dans l’une ou l’autre aile du “parti unique”, subsistent en tant que tels, se débarrassent vite de leur marginalisation, deviennent des citadelles politiques qui sont incontournables, occupent désormais souvent des postes d’influence dans leurs assemblées, à la tête de l’une ou l’autre commission, deviennent même des meneurs entraînant une part plus ou moins grandes, mais de moins en moins négligeables, des mêmes troupes moutonnières du Système. C’est le cas de Paul, de Kucinich, de Tea Party et de ses parlementaires au sein du parti républicain, et ainsi de suite.

Bien, – maintenant, ce qu’on décrit n’est nullement la formation d’un mouvement, d’une proposition alternative. Un Kucinich et un Paul sont, au niveau social et intérieur, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, comme le sont un Paul et un Barney Frank (autre démocrate de gauche limite “dissidence”). Mais qu’importe, Paul-Kucinich s’entendent comme larrons en foire contre la politique belliciste du Système et Paul-Frank sont complices dans leurs attaques contre le Pentagone. Leur action n’est pas, pour la phase actuelle, de construire quelque chose à l’intention d’une réforme du Système, mais de porter des coups de boutoir contre le Système, et l’on constate avec étonnement que le Système tremble sur ses bases, et même qu’il cède et ne cesse de céder plus face à ces coups. Y aura-t-il une seconde phase plus constructive ? La candidature de Paul, en 2012? Notre idée est qu’il y aurait éventuellement cette seconde phase, comme tentative, et qu’elle n’aboutira pas en tout état de cause pour ce qu’elle prétend être. Nous ne disons pas qu’elle n’aboutira pas dans un premier temps mais qu’elle ne réussira pas à concrétiser cet aboutissement en une réforme concrète et achevée. Il n’est plus du tout absurde d’imaginer une désignation républicaine et une victoire de Paul en 2012, mais un tel événement ferait littéralement se dissoudre le Système, en amenant également de possibles réactions violentes de citadelles du susdit Système refusant un tel résultat des élections. (Une “réaction violente” ne signifierait d’ailleurs pas nécessairement une explosion mais, plus simplement, un refus, avec des blocages constitutionnels, des décisions unilatérales, des actes de sécession ou de déstructuration, etc.)

On comprend par conséquent qu’un Gates s’inquiète gravement des initiatives de Kucinich, mais qu’il le fasse en donnant involontairement à ce même Kucinich une stature considérable est un très bon pied de nez fait par la nature des choses au Système moribond. Par ailleurs, et pour corser le plat du jour, on pourrait trouver bien des similitudes, sans aucun doute, entre le même Kucinich et un homme comme le général Dempsey, – selon ce qu’on en a entendu


Mis en ligne le 3 juin 2011 à 10H07