Un  “modèle-Erdogan” ?

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Un  “modèle-Erdogan” ?

Une réflexion assez substantive adressée au Journal dde.crisis de PhG du 26 juillet, du lecteur “Disciple égaré”, – qui ne nous semble pas l’être vraiment, “égaré”, –a retenu notre attention commune. PhG l’a transmise au site en suggérant de la considérer au sein d’un traitement plus général qui s’inscrit sans doute mieux dans le cadre d’une rubrique courante du site. La chose ainsi faite, nous en revenons au cas Erdogan/putsch par le biais très intéressant du message de “Disciple égaré” :

« Mais alors, à vous lire Monsieur Grasset, peut-on penser un peu audacieusement, certes, que le Président turc nous donne en exemple la manière de réaliser l'émancipation de la tutelle étrangère sous laquelle aurait été jusqu'ici l'Etat turc, ou de grands pans de l'Etat turc? L'ambition requise? Et donc nous donne-t-il aussi d'en mieux comprendre le coût… Profondes coupes dans de nombreux ministères, importantes mises à pieds d’élites administratives, académiques, religieuses et j’en passe, sans doute compétentes mais qui servaient une idéologie plutôt que la politique souhaitée par l’expression démocratique de la souveraineté nationale; coupes et changements dont on peut d’ors et déjà parier qu’ils modifieront pour longtemps les équilibres bureaucratiques et l'état d'esprit…

» Finalement, la question pour l'observateur étranger est celle-ci: le contre-coup renforce-t-il la Turquie en la rendant plus souveraine et plus libre de conduire une politique favorable à ses intérêts propres; ou l'affaiblit-elle inutilement en privant une administration jacobine de qualité de nombre de ressources compétentes dans de multiples domaines? Pour des souverainistes français un peu sérieux, le contre-coup a-t-il valeur d’exemple, d’avertissement?… »

Il s’agit d’une question très intéressante qui se résume bien à ceci : faut-il faire un véritable putsch soi-même, mais sous la forme d’un “contre-putsch” après que l’adversaire ait été amené à tenter lui-même un putsch, qu'on aurait éventuellement laissé venir ? (Cela s’appellerait d'une certaine façon “pousser l’adversaire à la faute” pour avoir une situation qui permette une réaction violente, – le “contre-putsch”.) La manœuvre forcerait d’abord les intéressés (les cibles) à se dévoiler et à donner un argument fondamental d’une action de “déchaînement”, dans le sens d’ôter les chaînes qui vous contraignent, à la fois contre les organisateurs du putsch une fois qu’ils sont à découvert, à la fois contre la contrainte générale que l’on subit ; c’est-à-dire qu’il s’agirait de l’occasion de tenter de regagner une souveraineté mise sous boisseau depuis des décennies, sinon plus d’un demi-siècle si l’on considère tout ce que les USA/l’OTAN parviennent à établir comme maillage de subversion passive empêchant cette souveraineté de s’exprimer complètement. Voilà la théorie que propose “Disciple égaré”.

D’abord, la question posée est bien celle-ci : est-ce bien ce qui s’est passé/ce qui se passe en Turquie ? En d’autres termes, plus généraux mais néanmoins bien précisés : le putsch a-t-il été soutenu d’une façon ou l’autre par les USA ? La tendance générale est que la réponse tend de plus en plus vers la positive, comme nous-mêmes avons été inclinés à l’avancer puis à l’étayer de plus en plus depuis le début, suggérant même qu’Erdogan devenait ainsi un antiSystème. On peut citer rapidement de nombreux éléments qui militent dans ce sens, au travers de divers articles, interventions, reportages, etc. On pourra citer parmi les plus récentes prises de position dans ce sens, celle de Pépé Escobar et de Moon of Alabama parmi les plumes connues, chacun avec des arguments nouveaux.

• Pour notre part, nous avouons que nous sommes sensibles à un reportage de la BBC du 23 juillet, reportage de Mark Urban sur BBC Radio 4, de la minute 1 à la minute 6:02. Urban nous donne des témoignages de la rue autant que les avis d’un parlementaire et surtout d’un général qui est pourtant le prototype du général turc intégré dans l’OTAN, et tous expriment la même accusation contre les USA, la CIA, Gülen, etc., souvent dans des termes extrêmement inédits par leur violence et leur aspect catégorique (remarquables surtout dans le cas du général cité, le général Ismail Hakki Pekin)

« I can be annoying I realise, but colleagues report similar experiences. Some have been kicked and punched. There’s an anti-Western frisson in Turkey since the tumultuous attempt by elements of the armed forces to seize power. It’s been fanned by friends of Recep Tayyip Erdoğan’s government, with talk of hidden hand or maligned forces behind the curtain. People are generally referring to the United States and such ideas have been a constant in Turkish life, at least in recent decades. If conspiracy theories about the CIA were an event at the Olympics, Turkeys’ team would be headed for the podium in Rio. [...]

» Do politicians really believe the CIA was behind the coup? Standing in front of the bullets’ scarred facade of the Turkish Parliament, I asked Ahmet Berat Çonkar, a senior MP of Mr. Erdoğan’s AK party. He referred me immediately to the case of Fetullah Gülen, the cleric and a one-time ally of Turkey’s leader, who is now accused of ordering the coup from his exile in the US... [...]  

» At the HQ of Fatam, or Fatherland, a right wing nationalist party, General Ismail Hakki Pekin told me: we think behind the curtain of this coup lie the United States and its intelligence agencies. The General, squared-jawed and silver-haired, looks like an embodiment of Turkey’s secular military tradition. He served as a NATO staff officer, as well as running the general staff military intelligence service. He says that future defence cooperation with the Western Alliance and the United States should now be contingent on their handing over Fetullah Gülen. While frustration with NATO is also not a new theme in Turkish political life, the military commanders are usually weary about anything that would disrupt their access to American weaponry and support. Yet the general tells me that if there’s no resolution of the Gülen case, Turkey ‘should disconnect our entire relationship with American and ultimately, if required, we can go out of NATO’. Any Turks have grown weary of the long accession dance with the European Union and of American homilies about human rights. As thousands are rounded up or dismissed from government jobs for their suspected membership of the Gülen movement and therefore complicity in the coup, the government is not in the mood to be lectured by foreigners. Turkey has recently sought to mend fences with Russia and Israel. It’s not that desperate to be part of Western clubs that criticize it. Many Turks buy the idea that the West was in some way complicit with the coup, and that’s why sometimes, we face anger on the streets. It’s another click on the dial of Turkish defiance, as President Erdogan reinforces his grip on power. »

• Il existe également, tout récent, un document assez étrange (sur The Duran.com le 26 juillet), si l’on se réfère à l’identité et aux habitude et conceptions de l’auteur, où Alexander Mercouris tente de démontrer laborieusement que les USA ne sont impliqués en rien dans le putsch avorté de Turquie. (Par ailleurs, un autre texte de Mercouris, sur le même site, le 28 juillet, donne une appréciation également inattendue de la question de l’implication des Russes dans la fuite WikiLeaks aux USA, concernant la direction nationale du parti démocrate, aussi bien que dans les appréciations de Poutine vis-à-vis des présidentielles US, avec notamment la réaffirmation extrêmement ferme sinon intangible du refus de la Russie de s’impliquer dans les affaires intérieures d’un pays étranger. Cette analyse tendrait à en contredire une autre, l’analyse de déclarations du ministre turc des affaires étrangères, où le même Mercouris prend en compte sans s’interroger une seconde sur leur comportement, ce qui semble assuré pour lui de l’intervention des Russes, au niveau du renseignement, en soutien d’Erdogan, avant le putsch, – soit une implication dans les affaires intérieures d’un pays étranger.)

Ce très long texte du 26 juillet sur le putsch avorté de Turquie est plein d’affirmations pour le moins contestables sinon étranges, parfois très contradictoires, effectivement selon le thème de l’improbabilité extrême de l’implication des USA... (« Why the US Almost Certainly Was Not Involved in the Turkish Coup. ») Affirmer par exemple comme argument que les USA ne sont pas impliqués pour cette raison, –  « I would add at this point that any US decision to give the green light to the coup would definitely have needed Obama’s approval.  Given the stakes involved it is inconceivable that any US official or agency would have acted without the President’s approval... » : cette affirmation est pour le moins aventureuse pour qui connaît l’histoire, elle-même très aventureuse, des actions extérieures des différents services US du domaine durant les derniers deux-tiers de siècle... En sens inverse, retenir comme réserve le fait ainsi décrit tout en donnant l’impression de l’écarter alors qu’en vérité il est si proche de décrire la réalité qu’on parlerait d’une vérité-de-situation :

« Against that I have to accept that US policy in recent years has become increasingly detached from reality.  Indeed I have written about this at length.  However if US policy makers really are now so detached from reality that they took the frankly crazy step of instigating or colluding in a coup against Erdogan in Turkey, then they are much crazier and more dangerous, and the situation in the world is far worse and far more dangerous, than up to now I or I suspect anyone else has suspected. »

Finalement, le plus intéressant dans cet article, c’est de montrer la difficulté qu’il y a à “prouver”, et même à simplement argumenter que les USA ne sont impliqués en aucune façon. Ce sont finalement des commentaires de lecteurs qui sont, à cet égard, les plus convaincants :

 « You seem to be coming to these conclusions under the impression that the U.S. is some kind of “rational” actor. I see no evidence that it is. The evidence I see is that the U,S. is not even under a unitary command. Look at the CIA terrorists fighting the U.S. Army's terrorists in Syria. » (Lecteur Part4.) « There is no way that the Incirlik airbase could be used with NATO (US) approval. The ties between NATO and the Turkish military as you pointed go way back and obviously this coup had been planned for some time... » (Lecteur Avatar.)

• Par ailleurs, Mercouris affirme ceci sur quoi tout le monde s’entendra, parce que l’on ne sait jamais complètement le fin mot dans cette sorte de drame : « The first thing to say is that at this stage we simply do not know. » Nous irions jusqu’à suggérer que même l’expression “at this stage” pourrait être de trop et que l’on pourrait admettre que pourrait planer sur cette affaire une indétermination sans fin, car même les événements à venir ne nous donneront aucune garantie de bien déterminer la vérité-de-situation de l’événement. Par contre, il est extrêmement intéressant d’observer, comme le fait “Disciple égaré”, que la Turquie se trouve dans une situation où diverses opportunités importantes et peut-être décisives s’offrent à elle, et notamment celle de rompre ses liens les plus contraignants (c’est-à-dire les plus souterrains et les plus secrets, mais qui auraient été largement mis à jour par les mesures prises après le putsch) avec l’ensemble USA/OTAN/bloc-BAO. L’orientation que semblerait devoir prendre Erdogan d’abandonner toute intention de rapprochement sinon d’association avec l’UE, de se tourner vers la Russie (rencontre décrite comme “de la plus haute importance” avec le Russe Poutine le 5 août), voire de réduire son aide aux “rebelles” syriens (voir The Economist et The Financial Times cités par Moon of Alabama), tous ces événements en perspective considérés relativement les uns aux autres conduisent à une situation où la Turquie serait dans la possibilité de recomposer sa souveraineté nationale, également selon les normes et les obligations de notre époque. Cela correspondrait parfaitement à ce qu’est notre époque, totalement déstructurée, hors de tout principe, et qui ne peut espérer parvenir à une situation de restructuration qu’au travers d’un périple complexe parmi des événements qui existent d’abord par la perception subjective, et parfois selon des occurrences où une violence brutale a sa place. On observe tout de même que les tendances qu’on observe comme possibles, sinon probables, se situent dans une orientation qui tourne le dos aux narrative favorites du bloc-BAO pour exercer ses manipulations et ses appréciations faussaires (“choc des civilisations”, question de l’islamisme, terrorisme, antirussisme, globalisation, etc.)

Il est évident que nous n’exposons nullement une perspective précise, que nous ne faisons en aucune façon une prédiction que nous voudrions assurée. Nous prenons acte du rassemblement de mesures, d’orientations diverses, etc., qui, mises ensemble, échappent aux narrative courantes (islamisme, terrorisme, etc.) constituant toutes autant de mains-mises et de contraintes d’enfermement du Système sur le fonctionnement du jugement politique, au profit de la possibilité de disposer d’un assemblage différent de références permettant éventuellement de s’orienter vers une régénération principielle passant par le principe fondamental de la souveraineté. Est-ce le but d’Erdogan, comme on avait cru pouvoir le distinguer avant 2012-2013, jusqu’à ce qu’il se lance dans l’aventure syrienne selon ce qui pourrait être une sorte de piège d’embourbement où l’aurait attiré la politique du bpoc-BAO ? N’en a-t-il aucun de cette sorte et reste-t-il ce qu’on a également souvent jugé qu’il était, un dirigeant erratique ? Est-il et/ou reste-t-il un dirigeant d’abord orienté vers le fondamentalisme religieux ou quelque chose qui s’en rapproche, comme on l’a également souvent décrit ? Etc., – et, certes, questions évidemment sans réponses.

Ce qui nous semble intéressant, et qui reprend l’idée du lecteur “Disciple égaré”, c’est l’appréciation qu’il existe peut-être, sans doute, des voies de “retournement” des tendances-Système générales, et notamment vers un retour vers un cadre principiel, mais que ces voies peuvent être violente, ou demander des détonateur très violents puisqu’il est nécessaire de mettre à jour l’ampleur des structures et des réseaux sous la forme notamment de la peste hégémonique des USA qui ont travaillé à la déstructuration et à la dissolution des entités, notamment des nations concernées. Dans ce cas, décidemment, il est juste, comme le conseille “Disciple égarée” que “les souverainistes de tous les pays”, comme l’on pourrait dire, suivent avec intérêt l’évolution de la Turquie, essentiellement pour mesurer en en faisant leur profit pour leur propre expérience s’il y a ou non une évolution vers un cadre principiel restauré, rénové, ou tout simplement inédit si l’on juge que la Turquie n’a jamais été vraiment souveraine sur telle ou telle période considérée, – ce qui pourra être apprécié notamment, sinon essentiellement, sur le cas des relations de la Turquie avec les USA.

 

Mis en ligne le 28 juillet 2016 à 16H04