S’entr’ouvrent les portes sur l’inconnu…

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S’entr’ouvrent les portes sur l’inconnu…

30 juin 2011 — Notre attention a été attirée ce week-end par trois articles venus de trois orientations très différentes, selon leurs auteurs ou l’organisation à laquelle l’un ou l’autre appartient, mais tous les trois marqués par une opposition constante aux entreprises américanistes-occidentalistes, de type impérialiste, belliciste, etc. Il y a pour nous un paradoxe, sur lequel nous allons bâtir notre commentaire : d’une part, ces trois orientations dissertent à partir d’événements directement liés à la déroute du bloc BAO (bloc américaniste-occidentaliste) ; d’autre part, il ressort de leurs commentaires des impressions assez négatives, soit d’exaspération, soit d’amertume, soit d’une forte inquiétude.

Les trois articles cités, effectivement, doivent se lire sur un arrière-plan de la déroute du bloc BAO, serait-ce en Europe avec l’effondrement de la Grèce et la résistance populaire ; serait-ce en Afghanistan, avec l’annonce d’un retrait d’une partie des forces US, que tout le monde perçoit avec une force extraordinaire et inattendue comme la reconnaissance d’une défaite, en même temps que s’effectue aux USA un mouvement de “repli sur soi”. (D’aucuns le nommeraient “néo-isolationnisme” ; on verra. Quoi qu’il en soit, ces classifications n’ont aucune importance réelle par rapport à la hauteur vertigineuse de l’enjeu.)

Cet arrière-plan est illustré par une multitude de textes, de commentaires qui, comme une marée irrésistible, et quoi qu’il en soit du barrage de communication des directions politiques, quoi qu’il en soit de leurs réalités (mais elle ne vaut pas plus tripette que n’importe quelle autre, et même un peu moins…), finissent par rejoindre la vérité de ce temps d’effondrement ; effondrement du Bloc BAO, effondrement du Système, effondrement de notre “contre-civilisation”.

• Pour la “mortuaire” de circonstance, c’est-à-dire temporaire puisque valable pour le seul bloc BAO, on peut s’adresser à John Kampfner, directeur de l’organisation Index on Censorship et auteur de Freedom For Sale et Blair's Wars. Nous en donnons l’introduction et la conclusion, qui se suffisent à elles-mêmes. (Article dans The Independent du 27 juin 2011.)

«With a rhetorical flourish, President Obama last week drew to a close an era of war. The President's speech on Afghanistan attracted attention, but not as much as it should have done, given its historical moment.

»Twenty years ago this summer, Communism collapsed with the failed coup in Russia and the final lowering of the hammer and sickle over the Kremlin in December 1991. That ushered in, courtesy of Francis Fukuyama, the declaration of the “end of history” and the start of the hegemony of the single superpower: one ideology reinforced by values and, just in case anybody didn't quite get it, by military power too. […]

»We have decided to sit it out and watch. Perhaps that is no bad thing. The assertion of human rights and justice is best left to forces on the ground. The Tunisians and Egyptians did it without us. Embedding more open societies and more just politics will be a messy process in these two countries and beyond. The brave women carrying out their car-driving protests in Saudi Arabia are doing it without us. Closer to home, the opposition in Belarus has been viciously put down, but remains determined, no particular thanks to us.

»We are rapidly removing ourselves from the field. But that doesn't mean the battle is over.»

• Pour la “mortuaire”, spécialement à Washington D.C., lisez la dernière parution (28 juin 2011) de TomDispatch.com, avec l’excellent Tom Engelhardt et le non moins excellent Andrew Bacevich, tous deux venus au chevet du malade (US) et concluant : “Mais il serait bien possible, finalement, qu’il (le malade) sorte de son coma belliciste” (ou, selon les termes de Bacevich : «…In this way, nearly a decade after our most recent descent into madness, does the possibility of recovery finally beckon.»). L’appréciation de Engelhardt-Bacevich sonne d’une façon optimiste parce que ces deux auteurs expriment leur satisfaction de voir ce qui serait peut-être l’amorce d’un tournant profond de l’orientation US (abandon de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, “repli sur soi”, etc.) ; cette appréciation fait pourtant partie de la vision paradoxalement de tendance pessimiste, signalée plus haut. Dans notre appréciation des aberrations du temps présent, autre expression pour désigner la situation des affaires et des relations internationales, le paradoxe est un compagnon fidèle, attentif et très actif.

C’est dans ce contexte où, vraiment, le “miracle” de la chute de la fièvre de guerre des USA commence à apparaître comme une possibilité, que se placent les trois articles que nous signalions au début de cette analyse. Leur particularité commune est qu’ils dégagent un sens d’incertitude, d’inquiétude, voire d’amertume ou d’exaspération, alors qu’ils proviennent d’organisation ou d’auteurs qui ont, depuis l’origine de la phase 9/11 de folie belliciste, montré une opposition constante et une fermeté de caractère exemplaire dans leur attitude par rapport à cette folie belliciste.

• Le premier, nous en avons déjà fait un commentaire ce 28 juin 2011, dans notre rubrique Bloc Notes. Il s’agit d’un article de WSWS.org rapportant une visite au Parc Santagma d’Athènes, où campent les “indignés” grecs, autour de leur Parlement occupé à leur préparer des mesures d’austérité. Dans notre commentaire, nous mettons l’accent sur l’exaspération des enquêteurs de WSWS.org devant l’inorganisation des “indignés”, sans souci (de la part de ces mêmes enquêteurs) d’exprimer une seule seconde une certaine satisfaction, voire une approbation, pour ce qui est de toutes les façons un événement de révolte contre le Système.

• Le second texte à avoir retenu notre attention est de Robert Fisk, dans The Independent du 27 juin 2011. Il porte sur un sommet “anti-terrorisme” à Téhéran, notamment avec les dirigeants pakistanais, afghans et iraniens. Le leitmotiv de l’article se trouve dans ces extraits qu’on égrène, ci-après, sans nécessité de queue ni de tête, qui témoigne du sentiment général que Fisk a rencontré chez ces dirigeants iraniens, pakistanais, afghans, irakiens, etc.… «…when the US and its Nato partners stage their final retreat from Afghanistan. […] …when the West ends its adventure in the graveyard of Empire. […] … after the Nato military force goes out of Afghanistan. […] This is a long diplomatic way of saying “Phew! – the Americans are going at last and we're all on our own.” […] Ayatollah Sayed Ali Khamenei thought the Americans would be gone “within three years”…»

De façon très caractéristique et inattendue, le ton nous semblerait plutôt acerbe, ironique et un peu désabusé. Pourtant, un fait très important de ce sommet, cette perception de l’effacement des USA et de l’Occident, devrait satisfaire Fisk ; mais est-ce bien sûr et en a-t-il vraiment pris conscience ? Par exemple, lorsqu’il écrit ce passage où il décrit les embrassades des Pakistanais et des Iraniens, avec toutes les arrière-pensées et toutes les subtilités de tous ces gens qui portent, dans la “mémoire” occidentaliste, qu’elle soit ou non antiwar, le poids du soupçon du terrorisme, qui fut plus qu’à son tour vérifié… «And there was President Zardari of Pakistan, whose own wife was killed in a “terrorist” attack – no one in Tehran, of course, suggested who might be to blame – anxious to talk to the Iranians and the Afghans about Pakistan's future role, despite its strong support over decades for the “black Taliban” which always featured on Iran's hit list. This wasn't smoke and mirrors. This was lots and lots of smoke amid which you had to wear dark glasses.»

• Enfin, il y a ce texte de Justin Raimondo, du 27 juin 2011, sur «The Rise and Fall of the American Empire». Raimondo fait une sorte d’historique de la séquence “impériale” postmoderne des USA, de la disparition de l’URSS et de l’arrivée de Bill Clinton à nos jours incertains de Barack Obama ; curieusement, cet historique semble à la fois décrire une trajectoire dont le terme est bien la chute, et à la fois constater que l’“Empire” garde toutes ses avancées, – lui-même, Raimondo, qualifiant de “provinces” de l’Empire, l’Irak et l’Afghanistan, comme si rien ne s’était vraiment passé dans le sens de l’échec. Puis il songe au poète : «As we contemplate our imminent bankruptcy – moral as well as financial – even as the present administration consolidates the “gains” of empire, I am reminded of one of Robinson Jeffers’s best poems» Jeffers, poète de la période des deux guerres mondiales, parlait des USA dans ces termes : «…shine, perishing republic», – actant dans la langue du poète cette chute inévitable de la Grande République. Raimondo semble alors se révolter…

«That Jeffers was a pessimist may be a considerable understatement. A major poet during the 1920s, when World War II came ‘round he dissented from the left-liberal enthusiasm for the Great Anti-Fascist Crusade – and went very quickly out of fashion. His vision of empire-building as a natural process of “splendor” and inevitable decay is alluring, because it explains a lot – including our own seeming powerlessness as the process unfolds.

»Yet I don’t buy it – not the pessimism, but the “naturalism” of this Spenglerian concept of the American nation-state as a living breathing organism, ruled by the same youth-maturity-senility progression that defines the lives of individuals. States have no separate existence from the human beings that spawned them, and these individuals have free will. The pattern of imperial consolidation – “humanitarian” wars of “liberation,” followed by occupation and the installation of American garrisons in the newly-integrated provinces – is not the inevitable the result of some natural law in the evolution of great nation-states.

»We are not mere peaches ripening on a tree, and falling to the ground to rot and “make earth”: we have, at least, the power to determine the circumstances of our ripening. “Shine, perishing republic,” mourned the dark prophet of American decline – but our republic won’t perish as long as there are those willing to fight for it.»

Quel ton surprenant chez ce chroniqueur libertarien, adversaire implacable des aventures guerrières, à l’heure où partout la psychologie semble avoir acté la défaite de l’Empire ; et la couleur de la psychologie, la plus sûre de nos commentatrices, à l’heure où nos stratèges et dirigeants politiques, saouls et hystériques du poids des mensonges de leur communication et de leur virtualisme, ne sont même plus capables de comprendre ce qu’est “une défaite”, ni même de définir ce mot… Il est vrai que Raimondo sent bien que sa propre victoire qui semble se dessiner, celle des antiwar, pourrait éventuellement, aussi bien, signifier : la chute de l’Amérique, c’est-à-dire de sa Grande République venue des Pères Fondateurs et trahie par ses dirigeants actuels, et qu’il chérit tant. Ainsi les dernières phrases qu’on cite de lui, après qu’il ait repoussé avec violence le pessimisme du poète, – mais les poètes voient souvent les choses avant les autres, – pourraient avoir été écrites par un neocon refusant l’effondrement de son projet impérial. (Par exemple : «…but our republic won’t perish as long as there are those willing to fight for it.») Nous sommes loin, bien loin, du suggérer la moindre similitude entre l’infatigable Justin ferraillant contre “l’Empire” et un vulgaire neocon hystérique ; nous sommes en train de suggérer que l’effondrement dont l’ombre terrible semble se profiler menace non seulement une politique, un pseudo-“Empire”, une conception du monde , etc., – mais la Grande République elle-même, certes, – et le reste, et cela jusqu’au Système, puisque rien ne va pas sans rien, et que tout est dans tout, – et inversement, of course

De même, exactement de même, Fisk ne peut retenir son amertume de voir les USA remplacés par ces semi-dictateurs, semi-corrompus, qui ont, chacun leur tour ou parallèlement, subventionné et patronné divers mouvements terroristes. (Cela est vrai, comme toutes les choses nuancées du monde, y compris la sempiternelle question divisée en plusieurs interrogations : pourquoi y a-t-il du terrorisme, et d’où vient-il ? Qu’est-ce donc qui l’explique, sinon le justifie ? Ou bien, poussant la question un peu plus loin : à quoi sert-il de moraliser selon la morale du jour des faits destinés à entrer dans l’Histoire alors que l’Histoire n’est faite que d’un enchaînement qui nous conduit aux origines dont nous ne savons plus rien, et surtout rien de la responsabilité originelle, – et qu’est-ce que c’est qu’“une responsabilité originelle”, d’ailleurs, – parce que nous avons perdu le lien avec les origines ? Ou bien prenant la question autrement : pourquoi aujourd’hui le terrorisme nous terrorise-t-il au point de permettre toutes les manipulations et toutes les catastrophes du monde, dans tous les sens, alors que nous vivions avec lui depuis des siècles, et encore plus en remontant le temps ? Et ainsi de suite.)

Et nous pouvons entendre Fisk, encore lui, commencer à envisager avec amertume des questions de cette sorte : nous sommes-nous battus si longtemps contre l’hydre US, pour trouver à sa place ces personnages, corrompus, non-démocrates, si étrangers à nos valeurs modernistes ? Il s’agit du côté qui se veut et s’affirme vertueux de notre civilisation, qui s’est battu loyalement et courageusement contre le monstre Pentagone-Wall Street, qui découvre que cela ne signifie pas le triomphe de la démocratie et des droits de l’homme à la sauce américaniste-occidentaliste.

Enfin, les commentateurs trotskistes, qui s’y connaissent en matière d’organisation et de complot, ceci et cela avec le plus grand sérieux qui se reflète dans le sérieux de leurs informations. Le fait est que la colère de leur part dûment enregistrée à propos des super-Indignados du Parc Suntagma est justifiée du point de vue de la “technique du coup d’Etat”, comme nous l’expose Curzio Malaparte ; colère justifiée, par exemple, parce qu'aucun groupe de super-Indignados, non encore constitué d'ailleurs, n’a encore songé à organiser une discipline locale pour liquider les agents adverses qui entendraient l’infiltrer. Le fait intéressant pour nous est que cette colère éclate, sans fard, sans dissimulation, aujourd’hui, à cet instant de l’Histoire. Les trotskistes de WSWS.org ont déjà eu d’autres occasions de pester contre le manque d’“organisation révolutionnaire” de tel ou tel mouvement de révolte (aux USA, en Egypte, en Espagne) contre ce qu’ils désignent comme “le système capitaliste”, mais ils l’ont toujours fait discrètement ; cette fois, ils ne s’en cachent plus, comme si le fait de la révolte devenait secondaire, comme allant de soi, comme déjà acquis, pour laisser place à la question de la mobilisation révolutionnaire pour orienter et canaliser dans le sens qu’on sait cette révolte… Notre question : les commentateurs trotskistes ont-ils acté, – inconsciemment, par la psychologie, car d’autres textes de même origine ne présentent pas cette thèse, – que le “système capitaliste” a subi des défaites décisives, marquées par la décision sur l’Afghanistan, et que l’essentiel est désormais d’organiser la révolte qui est un fait inévitable ? (Cela signifierait, chose rassurante, que les trotskistes sont aussi soumis, pour leur perception, à leur psychologie.)

…Mais faisons une pause pour une première conclusion, qui englobera également les autres textes cités (dont Engelhardt-Bacevich), autant que les événements des derniers jours. Il s’agit du constat de l’extraordinaire conviction qui semble se répandre comme une traînée de poudre, qui touche même des dirigeants politiques (voir le reportage de Fisk sur le sentiment des dirigeants des pays au sommet de Téhéran), que la décision d’Obama sur l’Afghanistan acte une défaite terrible, qui marque la fin du “commencement de la fin”, avec l’accélération de l’effondrement. Pourtant les faits eux-mêmes ne disent pas cela, non plus que la presse-Système qui n’a rien vu passer, s’intéressant en priorité à ses priorités, de la question du mariage des gays aux primaires socialistes en France. Il y aura aussi quelques pompeux géopoliticien pour nous rappeler à l’ordre en nous rappelant que le Pentagone compte bien garder l’une ou l’autre de ces centaines de monstrueuses bases dans ces pays soi-disant perdus (Irak, Afghanistan) ; nous réaliserons alors et enfin que ces centaines de bases, qui nous sont présentées comme des marques de la conquête du monde par le Système, sont d’abord et surtout, un moyen sûr de faire fonctionner le tonneau des Danaïdes (dito, le budget du Pentagone) qui sert de raison d’être à Moby Dick ; rien de plus…

Qui a raison ? Les faits qui “ne disent pas cela”, les faits, vrais ou faux, ou faux faits comme l’on dit faux frais, aussi dérisoires que cela, dans notre temps courant où plus personne ne peut fixer la vérité dans des faits qui n’ont plus d’existence substantielle ? Ou bien, cette perception de la psychologie, saisie par un courant extérieur et mystérieux, insaisissable dans son essence, qui nous dit que cette démarche afghane du Système, qui semblerait être mesurée et calculée, découvre et décrit au contraire un point de rupture essentiel du même Système ? On connaît notre réponse… Et l’on ne pourrait alors, au moins pour un instant, que rester fasciné par la puissance et la force de ce “courant extérieur et mystérieux, insaisissable dans son essence”, qui nous impose la conclusion qu’il s’agit, avec l’Afghanistan et le reste, d’un tournant fatal dans le processus de l’effondrement du Système.

L’“option nucléaire” de la psychologie

Comment poursuivre ce commentaire sinon en l’axant sur deux faits, qui nous sont chers, et dont nous ne voyons rien, dans la description ci-dessus, pour les démentir, – qui, au contraire, en sortent confortés… Le premier est le destin des USA, le second est le rôle de la psychologie.

Rien ne passe, aujourd’hui, en valeur symbolique, le fait psychologique des USA. Nous ne parlons même plus de l’American Dream tel qu’il faisait croire à son existence, qui repose au milieu des débris divers, de Katrina à Lehman Brothers, de l’Irak à la dette du gouvernement US, de l’Afghanistan au sort du JSF… Nous parlons de l’American Dream dégradé, défroqué, devenu la grossière vertu fascinatoire du symbole de la modernité qu’est l’Amérique, vertu en mode totalement inversé et subversif, que les Américains subissent eux-mêmes, dont les dirigeants américanistes sont eux-mêmes les prisonniers, avec leur politique folle depuis dix ans. Tout le sort de la modernité, avec la crise autodestructrice du Système, tourne autour de cette fascination qui dépasse largement l’entreprise humaine, qui est une sorte de legs ultime du “déchaînement de la matière”, des systèmes du technologisme et de la communication. Pour toutes ces raisons, la vertu fascinatoire de l’Amérique dépend essentiellement des capacités symboliques de l’Amérique, notamment sa puissance, qui est effectivement de l’ordre du symbolique, et maintenu artificiellement comme symbole par les manipulations du système de la communication. (Les catastrophes militaires US sans nombre qui se succèdent, depuis dix ans, sous le regard ébahi et engourdi des experts qui n’y voient que des preuves de la puissance US, sembleraient comme le double négatif de cette puissance symbolique, restituant parfaitement le binôme puissance-impuissance qui caractérise le Système, ou encore la trajectoire parallèle surpuissance-autodestruction.)

Par conséquent, le sort de l’Amérique est essentiel dans les événements en cours, et l’effondrement de l’Amérique est le sort infiniment probable qui tranchera le nœud gordien. Justin Raimondo n’a peut-être pas tort d’être inquiet.

(Par “effondrement”, nous n’entendons rien de foncièrement méchant ou malintentionné de notre part. Il s’agit de l’acte symbolique actant l’effondrement symbolique de la puissance US. Nous avons déjà évoqué quelques éléments de prospective pour développer une approche plus réaliste de l'hypothèse ; la meilleure supputation à cet égard est une partition, l’une ou l’autre sécession, un transfert massif de pouvoir du centre vers les Etats de l’Union, passant d’une fédération à une confédération extrêmement distendue, avec abolition de l’un ou l’autre instrument symbolique de sa puissance, – réduction ou disparition du dollar, abolition de la Fed, repli des forces armées du fédéral aux seules Gardes Nationales des Etats, réduction ou suppression de la fonction présidentielle telle qu’elle existe, etc.)

“Justin Raimondo n’a pas tort d’être inquiet”, parce que nous voyons de nombreux signes de cet effondrement en cours. Il s’agit moins de faits objectifs, statistiques, économiques, etc., – bien qu’il n’en manque pas, – que de la rupture en cours de la psychologie américaniste. L’épisode actuel à la Chambre des Représentants relève bien de la pathologie, comme le suggèrent les expressions employées par Engelhardt-Bacevich ; et si nos diagnostics semblent apparemment aller en sens contraire, c’est parce que le sujet examiné diffère. Le malade, c’est bien le Système, et la révolte de la Chambre des Représentants US, par son caractère anarchique (ou démocratique, – serait-ce la même chose?), s’apparente dans son absence de structure aux révoltes diverses en cours, notamment celle des super-Indignados d’Athènes dont WSWS.org se plaint qu’elle ne soit pas structurée. S’il y avait une opposition structurée à la Chambre, le Système n’en ferait qu’une bouchée (idem pour les divers Indignados), car la tendance à l’organisation dans le cadre de la modernité est la trouvaille essentielle du Système surpuissant pour contrôler la survie de cette modernité. Engelhardt-Bacevich se réjouissent que l’Amérique semble parvenir à s’extraire de la folie du Système, tandis que Raimondo craint qu’en traitant la folie du Système que lui-même déteste on en vienne à mettre en cause la Grande République… On verra qui a raison dans ce jeu du “verre à moitié plein” et du “verre à moitié vide”. Quoi qu’il en soit, il faudra qu’une rupture se fasse pour parvenir à l’effondrement, c’est-à-dire que soit détruite cette “grossière vertu fascinatoire du symbole de la modernité qu’est l’Amérique” (le soi-disant American Dream) ; il est assuré que l’Amérique sous sa forme actuelle n’y survivra pas, mais il n’est nullement assuré qu’elle ne pourrait pas se retrouver sous une forme différente. On réconcilierait alors, sur les ruines du Système, Engehlardt-Bacevich et Raimondo.

Bien entendu, on voit combien tout cela est formidablement dépendant de la psychologie, de sa perception, etc. D’ores et déjà, les trois articles que nous avons choisis comme prétexte de départ de cette réflexion, sacrifient eux-mêmes fondamentalement à la psychologie. Il s’agit de la perception de l’effondrement du Système, et, d’abord, bien entendu, de sa partie américaniste/USA, cette perception suscitant des réactions et des réflexions qui appréhendent une situation où l’on s’intéressent plus aux réactions face à cet effondrement, et aux causes et conséquences de cet effondrement, qu’à l’effondrement lui-même, comme si cet effondrement était chose acquise. Nous sommes alors conduits à la question qui tourne dans tous les esprits, par exemple dans celui de Christian Steiner dans le texte qu’il donne ce 29 juin 2010 dans Ouverture libre. Ajouterions-nous que certaines réactions de lecteurs, parfois vives, parfois inutilement vives, depuis un ou deux ans, parce qu’elles abordent explicitement ou implicitement la question de “l’après”, montrent justement que notre psychologie nous devance, qu’elle nous conduit d’ores et déjà à y méditer, sur cet “après”.

Quant à nous, les deux thèmes abordés dans ce texte nous suffisent amplement, pour l’essentiel des événements terrestres, tant ils sont considérables et décisifs selon notre analyse. Nous n’avons pas varié à cet égard, et gardons cette même ligne de réflexion. Nous en avons parlé à plusieurs occasions, dans ce sens… On pourra lire deux citations à cet égard.

• Le 14 octobre 2009 : «C’est cela qui est résumé sous l’expression populaire mais très substantivée de American Dream. Cette représentation donnée comme seule issue possible de notre civilisation (le facteur dit TINA, pour “There Is No Alternative”) infecte la plupart des élites en place; elle représente un verrou d’une puissance inouïe, qui complète d’une façon tragique la “fascination de l’américanisme pour sa propre destinée catastrophique” pour former une situation totalement bloquée empêchant de chercher une autre voie tout en dégringolant vers la catastrophe. La fin de l’American Dream, qui interviendrait avec un processus de parcellisation de l’Amérique, constituerait un facteur décisif pour débloquer notre perception, à la fois des conditions de la crise, de la gravité ontologique de la crise et de la nécessité de tenter de chercher une autre voie pour la civilisation – ou, plus radicalement, une autre civilisation.»

• Le 13 novembre 2011 : «Bien entendu, il ne s’agit pas seulement de l’Amérique, même si l’Amérique est le centre de la chose. Il s’agit de l’effondrement de l’American Dream, qui est la cause symbolique et métaphysique essentielle de la crise de notre psychologie ; il s’agit aussi de l’effondrement de la modernité elle-même, qui fonde notre civilisation, qui est en réalité la “seconde civilisation occidentale” ou la “contre-civilisation” qui caractérise les derniers siècles passées de notre existence…»

Il s’agit là de l’aspect événementiel. Nous pensons que ce que nous nommions, le 2 juin 2011, le «Big Bang subreptice» est effectivement en cours, et que la véritable rupture à attendre est psychologique. Lorsque se contractera jusqu’à l’anéantissement et la dissolution psychologiques cet artefact fascinatoire monstrueux, cette “grossière vertu fascinatoire du symbole de la modernité qu’est l’Amérique”, l’effet psychologique sera absolument formidable. C’est l’“option nucléaire” psychologique de la rupture de la crise du Système. Cet événement absolument formidable, qui ne nécessitera aucun éditorial du Monde ou du New York Times, ni le moindre discours de quelque président que ce soit (BHO, Sarko, etc.), ouvrira des perspectives à mesure, elles aussi absolument formidables. Nous ne serons pas consultés pour autant.

…Ce sont les portes de l’inconnu. Pour savoir ce qu’elles cachent et sur quoi elles ouvrent éventuellement, il est conseillé d’aller chercher son inspiration un peu plus loin en arrière que dans les récentes performances organisationnelles, idéologiques et technologiques du sapiens libéré et de sa glorieuse raison humaine, depuis le “déchaînement de la matière” de la fin du XVIIIème siècle, et même depuis l’escroquerie spirituelle qu’est la Renaissance telle que l’historiographie moderniste nous la restitue. (Sur ce dernier point, nous nous en expliquerons sous peu et en détails, dans le cadre de La grâce de l’Histoire.) Il nous faudra aller pêcher dans des eaux bien plus hautes.


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