Le grand Vide : de la place Syntagma à Guglielmo Ferrero, et retour

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Le grand Vide : de la place Syntagma à Guglielmo Ferrero, et retour

En lisant votre bloc-notes du 28/06/2011 (Des “indignés” pas sérieux), on retrouve l’interprétation que dedefensa.org développe depuis un certain temps, de l’implacable logique d’autodestruction du Système auquel le Système aboutit sous nos yeux, et de la nécessité de ne pas lui offrir une résistance trop structurée. J’endosse ces deux thèses (et les arguments en leur faveur sont plus nombreux encore que ceux développés dans ce site).

Mais surtout, à la lecture des ces lignes par exemple,

« (…) ils n’ont pas compris qu’il importe surtout de ne pas proposer un système à la place du Système, – vieille rengaine catastrophique du domaine, – mais qu’il importe de se constituer en un système antiSystème qui n’a besoin d’aucune élaboration précise, dont la devise est et doit être une sorte de “delenda est systema” brutal et sommaire, – et, pour le reste, on verra après… »,

une chose est implicite, qui ne peut manquer de venir à l’esprit de chacun. À savoir qu’avec cette dissolution «sommaire» du Système qui semble être notre seul horizon à court terme, avec cette absence d’ordre alternatif, on se retrouve devant cette terrible perspective de se trouver devant un grand vide… Forcément, et c’est probablement inévitable : le Système occupant toute la place, tout l’espace, tous les esprits, ayant réduit à rien toute alternative à sa mesure, sa dissolution définitive ne peut qu’engendrer un immense vide…

Or je suis en train de feuilleter quelques pages de Guglielmo Ferrero (Pouvoir. Les Génies invisibles de la cité, New-York : Brentano’s, 1942) et lui aussi, à un moment donné parle d’un immense et tragique vide, qu’une nation entière a subi (ce pour quoi j’ai fait le lien en première place)…

Il fait référence à 1789 et à ces six terribles semaines qui suivirent la prise de la Bastille, au cours desquelles le pouvoir royal, et toute structures subordonnées, s’effondrèrent brutalement et complètement. Il n’y eut, du jour au lendemain, plus ni police, ni armée, ni percepteurs, ni service ecclésiastique opératoire : comme pris de stupeur, plus personne n’obéissait, plus personne ne remplissait sa fonction, plus personne ne savait pourquoi il devait continuer à faire ce qu’il avait pourtant toujours fait… Ferrero explique cette réaction par l’évanouissement brutal et soudain du principe de légitimité qui, selon sa thèse soutient tout fonctionnement politique : en l’espace d’un moment, et pendant ces six semaines, il y eut littéralement disparition du pouvoir (des moyens du pouvoir et de la légitimité du pouvoir) ; plus aucune autorité, plus aucun principe de légitimité à quoi se raccrocher, à quoi croire (qui commande ? qui a l’autorité pour quoi ? dans quelle direction aller ? que faire ? et qui décide que faire ?… Tout ces réponses normalement évidentes et triviales brouillées, envolées, et une société complètement paralysée… Plus rien sur quoi s’appuyer… Tout un système de croyance (de légitimité), de hiérarchie, d’organisation politique et sociale, pft ! envolé… Tout le monde était «suspendu dans le vide»… (On repassa par la suite à l’action, mais l’action toujours dans ce « grand vide », sans repère, sous l’inspiration de la « Grande peur » qui ne quitta plus la scène jusqu’en 1815)

(Ferrero interprète le reste de l’histoire politique française du XIXè siècle comme la lutte entre l’ancien principe de légitimité et le nouveau principe de légitimité, entre le principe aristo-monarchique, qui s’était terriblement affaibli jusqu’à s’effondrer totalement pendant ces jours de la Bastille, mais qui survécu encore un certain temps, défendu par les élites héritières de l’Ancien Régime et par le peuple (cf. le résultat des deux premiers scrutins universels, excusez-moi mesdames, en avril puis décembre 48), et le principe démocratique, qui n’avait encore aucune existence en 1789, représenté par une minorité de révolutionnaires au pouvoir et qui s’imposa peu à peu. Évidemment, tout cela fut l’objet d’une terrible guerre civile, souterraine, à mort… Qui finit de fait aux alentours de 1900 par l’anéantissement de l’un des deux principes Bien sûr, la thèse de Ferrero est beaucoup plus pondérée, informée, pertinente, profonde, subtile, intelligente, nuancée et aboutie que la caricature que j’en présente en quelques lignes ci-dessus.)

Suivons un instant la pensée de Fererro et revenons à aujourd’hui. La question devient : si, avec l’évanouissement du Système, nous allons également connaître un grand vide, n’y aura-t-il alors pas le même type d’événements tragiques qu’en 1789, engendré par la lutte à mort entre deux principes de légitimité ? Entre le Système et une alternative ?

Autrement dit, le principe de légitimité du Système sera-t-il défendu, comme le principe de légitimité aristo-monarchique le fut après 1789-1793, nous plongeant dans le chaos comme alors ?

Mais qu’en est-il, d’abord, de ce supposé principe de légitimité du Système ? À quoi pourrait-on l’identifier ? Au-delà du principe démocratique qui n’en est qu’une composante (de loin pas obligatoire !) et en dernière analyse, à celui de “l’idéal de puissance ” bien sûr, à celui de la toute-puissance de la technologie et de la finance (sorte de nec plus ultra technologique !)…

Bien sûr, depuis deux ou trois ans, l’un et l’autre sont de plus en plus décrédibilisés. Que reste-t-il de la toute-puissance de la technologie, après l’Afghanistan, après Fukushima, avec la crise énergétique, avec les destructions environnementales, avec nulle solution opératoire de par le monde pour stocker les déchets hautement radioactifs, avec au contraire un manque grandissant d’ingénieurs nucléaires pour ce faire (perte de prestige auprès des élites des hautes écoles… au profit de la finance probablement), etc., etc., etc. ? Et que reste-t-il de “l’industrie financière”, dont la sagesse populaire (qui se vit au quotidien et à la fin de chaque mois) constate qu’elle dicte sa conduite au politique, pour le pire et toujours plus pour le pire ?

Ce principe de légitimité Moderne – si vacillant et peu crédible soit-il aujourd’hui – pourra-t-il survivre et “faire de la résistance” ?

Si le Système s’effondre totalement, je ne vois pas quelle structure ou qui pourrait le défendre… Certaines élites peut-être encore, dans un combat d’arrière-garde. Mais il ne trouvera aucun soutien dans les populations à la grande différence de ce qui s’est passé au XIXè siècle, qui a vu la majorité du peuple défendre le principe qui pourtant s’était effondré ! Le peuple peut croire à un principe de légitimité qui a fait ses preuves pendant des siècles (l’Ancien Régime) voire même un siècle (le démocratique en France) ; mais le peut-il en un principe qui serait celui du Moderne ? Peut-il défendre Wall Street, le Pentagone, le FMI, General Dynamics, Tepco, le consensus de Washington, comme il défendait l’Église et la royauté en son temps ?

(Savoir, en son âme et conscience ; intimement ; avec passion, ferveur et croyance ; en lui attribuant la plus haute forme de légitimité, méritant sacrifice – le sien et pas celui des autres, of course) ?

Poser la question en ces termes, c’est donner la réponse…

Par conséquent (mon hypothèse), l’analogie avec 1789-1900 s’arrête là, et notre grand vide qui suivra la dissolution du Système ne sera pas rempli par la lutte entre un (bien trop gracieusement) supposé principe de légitimité du du Moderne (ou du Système, qui en est l’aboutissement) et un principe antagoniste… par simple manque de protagoniste ! Une chose comme le principe de légitimité du Système n’existe tout simplement pas – il ne pourrait se justifier rhétoriquement (et il faut le présenter et le croire raisonnable et juste), que par la puissance pour la puissance, la “compétition généralisée” et vae victis, “la révolution perpétuelle”, le “chaos destructeur” (tout un vocabulaire de fait utilisé par ses défenseurs), et cela aurait beaucoup de peine à cacher ce que le Système est : une entreprise de déstructuration ; quant à le justifier par son bilan, force est de constater (et là je parle du Système “réellement existant”, comme en son temps on parlait de “socialisme réellement existant”), force est de constater qu’il n’a rien de très durable et de satisfaisant à montrer (les lointaines Trente Glorieuses à part, dont on supposera qu’elles n’ont été qu’un “accident” lié à la nécessité de reconstruire après la Seconde Guerre mondiale). Le Système est l’exemple même de l’illégitimité. Certes, ce pseudo-principe a une certaine existence dans la tête de quelques élites qui se bercent d’illusions en même temps que dans les dollars, mais jamais auprès du peuple… « Nous n’avons jamais été Modernes », comme disait quelqu’un. Ou alors nous sommes tous devenus des antimodernes, comme M. Jourdain, par manque de connaissance, ou mieux, antimodernes par intuition et écoute de ses tripes et de sa “grande santé” !)

Conclusion : invraisemblance d’une guerre civile entre deux principes de légitimité, à l’inverse de ce qui s’est passé lors de l’instauration du Moderne au XIXè. (Et nulle raison d’opposer au Système une pensée trop construite – chose qui le revitaliserait en lui donnant une proie, un ennemi identifié sur lequel enfin agir, un élément à détruire, une structure à déstructurer…)

Voilà mon interrogation “dans le vide”, à la lecture concomitante de ce bloc-note et de Ferrero, et un début de piste de réponse possible…

Mais pour offrir une conclusion qui permettrait de ne pas terminer ce billet sur le vide – quoique, quelle plus belle ouverture que de terminer sur le vide, le bon usage du vide étant des plus importants, et le moderne en aurait tout à réapprendre (et là je pense aux traditions asiatiques encore vivantes ; ou à des pratiques existentielles pour chacun) – avons-nous quelques éléments qui nous permettraient d’avancer un peu plus loin dans ce vide ?

Par quoi ce vide post-système sera-t-il rempli ? À quel “génie invisible” – comme Fererro appelle ces principes de légitimité qui font qu’une cité est gouvernable et durable – se raccrochera-t-on ? Quels principes structurants pourront se présenter ? (Forcément structurants, puisque le vide ne pourra être rempli par un hypothétique reste d’un Système vidé de sa pseudo-légitimité, de ses moyens, de sa surstructure déstructurante ; un système qui aura épuisé tout ce qui peut être déstructuré et qui s’éteindra alors de lui-même comme un feu s’éteint par manque de combustible)

Ce sera là probablement affaire de Civilisation… Ces principes de légitimité ne sont pas le fin mot de l’histoire. Pour importants qu’ils soient – et ô combien les hommes se sont battus pour eux, sans le savoir ! —, ils ne sont que la traduction dans le domaine politique de ce qui est véritablement au cœur de toute civilisation, à savoir une culture haute, une vision du monde, un rapport à la terre et au vivant (à la planète ou à la Biogée, dirions-nous aujourd’hui) ; à savoir tous ces éléments culturels qui permettent de faire un monde (un cosmos comme disaient les vieux Grecs : un monde habitable et habité), qui sont premiers et qui vont ensuite irriguer le reste des champs de la pensée (politique, économie, science, technique, littérature, etc.).

Donc : haute culture first (et c’est une affaire d’intelligence, de sensibilité, de sagesse, de relation à ce qui nous entoure et au passé aussi, etc.), traduction sur les autres plans de la pensée (politique, économique, etc.) second !

Et là, bien malin qui pourra dire ce qu’il en sera… Tout ce que l’on peut dire, c’est que des éléments de hautes cultures, il en reste ici et là, qu’il faut les recueillir, les réinventer, les travailler, les actualiser, s’appuyer dessus, qu’ils sont les éléments actifs des forces structurantes… À nous de regarder, d’écouter, d’entendre, d’essayer d’ouvrir ce qui est fertile, plutôt que de maudire l’obscurité (ou le vide)…

Christian Steiner

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