L’hypersonique entre dans la dissuasion

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L’hypersonique entre dans la dissuasion

• Quelques remarques glissées par Poutine lors d’une conférence de presse montrent que la Russie va s’engager, si ce n’est déjà faut, sur la voie du développement d’une capacité de première frappe stratégique dite “de décapitation”. • Jusqu’ici, seuls les “experts” autour du Pentagone en parlaient et nul n’a jamais envisagé de douter que le Pentagone n’y songeât pas. • Mais voici que la Russie fait irruption avec ses missiles (notamment de croisière) hypersoniques et dit par la voix de son président : “Pourquoi pas moi ?” • Les derniers restes de la dissuasion tremblent.

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On a eu quelques intéressantes précisions de Poutine sur la question de la dissuasion (nucléaire ou pas ? On verra que “la question dans la question” importe...), –  lors d’une intervention sous forme de conférence de presse hier, après le sommet de l’Union Économique Eurasienne, à Bichkek, capitale du Kyrgyzstan. Il s’agit de la question soulevée par l’introduction des missiles hypersoniques dans la mécanique de la dissuasion, même si Poutine ne présente pas le cas précisément de cette façon. Notre analyse est que le véritable phénomène qui importe est la disposition de missiles (de croisière) hypersoniques : ils sont comme un grain de sable fatal dans la délicate mécanique de la dissuasion déjà si maltraitée depuis 2001.

Nous prenons d’abord un extrait d’un article de RT.com sur la conférence de presse, où d’autres sujets furent abordés. Il s’agit donc du passage sur la “dissuasion”, et seulement le premier paragraphe qui porte sur le problème qui nous importe.

« Les États-Unis ont depuis longtemps une doctrine d’attaque “désarmante” [dite “de décapitation”] contre les systèmes de commandement et de contrôle, pour laquelle ils ont développé des missiles de croisière dont l'Union soviétique était dépourvue, a déclaré M. Poutine. Aujourd'hui, la Russie dispose de missiles hypersoniques qui sont “plus modernes et encore plus efficaces”, de sorte que “nous devrions peut-être envisager d'adopter les développements et les idées de nos partenaires américains lorsqu'il s'agit de garantir la sécurité”. »

Le passage est très court et exprime rapidement l’essentiel du propos. Pour en savoir un peu plus, notamment sur la présentation de la chose, on prendra cet extrait d’une dépêche de Tass, – sur le fil en langue russe, traduit en anglais par Andrei Martianov pour son site.

« Le président russe Vladimir Poutine a admis à Bichkek que la Russie pourrait envisager d’“adopter” les pratiques de sécurité des Etats-Unis au niveau nucléaire stratégique, notamment en suivant une tactique d’interdiction de frappe de riposte. “Les États-Unis ont une théorie de frappe préemptive, – premièrement”, a déclaré le président aux journalistes vendredi. “Deuxièmement : ils développent un système de frappe de décapitation. De quoi s'agit-il ? C'est une frappe avec des moyens modernes de haute technologie, qui doivent être tirés sur des cibles de points de commandement et de contrôle, pour priver l’ennemi de ces systèmes de contrôle et ainsi de suite”. Dans le même temps, le chef de l'État a rappelé que l'on parle notamment des missiles de croisière, y compris ceux basés au sol, des programmes que Moscou [du temps de l’URSS et de son effondrement] avait abandonnés. “Nous les avons abandonnés, nous avons supprimé ces programmes  et les Américains ont été plus intelligents à l'époque”, a-t-il poursuivi. “Mais maintenant, nous les avons. Et ils sont plus modernes et encore plus efficaces”, a déclaré Poutine. Le président a souligné que l’idée était de “tirer une frappe préventive de décapitation à l’aide de systèmes hypersoniques”. “Mais jusqu'à présent, les États-Unis n’en ont pas alors que nous en avons” a-t-il ajouté. “Si nous parlons de cette frappe de décapitation, alors peut-être devrions-nous penser à suivre les réalisations de nos partenaires américains, leurs idées pour assurer notre propre sécurité ?”. a noté Poutine. “Nous ne faisons que commencer à y penser, alors qu'ils en parlent publiquement depuis des années.” »

Présentée dans ces conditions, on comprend que l’adoption d’une tactique de “décapitation” n’est venue aux Russes que parce qu’ils disposent de missiles de croisière hypersoniques (‘Zircon’, ‘Kinzhal’, etc.). Cette remarque est de l’ordre du technique et, bien entendu, les circonstances internationales, la crise ‘Ukrisis’, les spéculations (ou les accusations hystériques contre les Russes) sur l’emploi du nucléaire jouent un rôle essentiel également dans la démarche russe. L’aspect politique complète l’aspect technique.

Comment “guillotiner MAD”

La doctrine US de la “décapitation”, qui a commencé à être envisagée d’une façon structurée à la fin des années 1970 revient en fait à tourner la logique de la dissuasion (MAD, ou ‘Mutual Assured Destruction’) grâce au progrès réalisés dans le domaine de la précision des guidages de missiles ou de têtes nucléaires autonomes. On envisage effectivement un usage sélectif et “chirurgical” de têtes nucléaires montées sur des engins de plus en plus précis, pour détruire tous, ou le plus possible des centres (militaires et politiques) de contrôle et de commandement des forces stratégiques de l’adversaire. On le paralyse ainsi sous la menace d’une destruction totale dont le “décapiteur” dispose avec son potentiel nucléaire intact et sous contrôle, tandis que le décapité ne contrôle plus rien... Une doctrine révolutionnaire : comment “guillotiner MAD”...

Du temps de GW Bush, on a développé aux USA, et avec délice, l’idée d’une “première frappe” (voir le 31 mars 2006). C’était le temps, le bon vieux temps de l’hégémonie, avec son slogan fameux débité par les ‘papys’ de l’empire tous fiers de leur étonnants et étourdissants succès en Irak et en Afghanistan, mais oui mais oui  :

« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. »

Mais aujourd’hui ? On admire la parole modeste, tout en velours, du président de la Fédération de Russie : “Ah, nous avons été bêtes, les Américains [renommés un instant « partenaires. » , pour le coup] ont été plus intelligents que nous ! Mais nous allons les imiter... Mais au fait, nous disposons d’un outil qu’ils n’ont pas : tiens donc ?”.

Les généraux du Pentagone savent bien (depuis 2018, tout de même) que les Russes ont pris une avance phénoménale sur eux avec la technologie de l’hypersonique. (Même avance pour les technologies de défense anti-hypersonique.) STRATCOM, l’amiral Richard, chef du ‘Strategic Command’, disait très récemment, d’une façon indirecte mais audible si l’on tend l’oreille, qu’ils (les USA) se trouvaient pour la première fois surpassés dans des facteurs-clef du domaine stratégique.

C’est donc ce domaine que vont explorer les Russes, si ce n’est déjà fait : la stratégie de la décapitation, dont ils ont déjà, en Ukraine, effectué quelques tests in vivo, – ce qui est façon de dire sur la façon de faire, – notamment avec du ‘Kinzhal’ à partir de MiG-31K. Dans l’atmosphère générale qui préside aux “relations” USA-Russie, et avec la confiance qui y règne, il serait assez étonnant que les Russes n’aient pas déjà mis en musique des schémas opérationnels de stratégie générale de décapitation.

Danse hypersonique autour du nucléaire

Cela voudrait dire que les Russes pourraient abandonner leur doctrine sacro-sainte du non-usage du nucléaire “en premier” ? C’est alors qu’on en revient à une question déjà abordée dans ces colonnes : la capacité des missiles hypersoniques, du fait de leur fantastique puissance de choc, d’obtenir avec des charges conventionnelles une capacité de destruction sur des cibles bien identifiées et nécessairement concentrées, équivalente à celle du nucléaire envisagé pour cette sorte d’opération.

Cela rejoint effectivement les remarques développées dans notre texte le plus récent sur cet aspect révolutionnaire de l’hypersonique : un degré de plus dans la dissuasion (juste en-dessous du nucléaire) qui peut aussi se concevoir comme une capacité de première frappe de décapitation sans avoir recours au nucléaire :

« Bien entendu, et sans doute y pense-t-on déjà, notre réserve fondamentale est alimentée par la remarque évidente qui met en scène les missiles hypersoniques russes (et bientôt chinois, mais pour l’instant il s’agit bien de la Russie, qui a une avance remarquable sur le reste) :

» “‘Des capacités non nucléaires développées par des concurrents pourraient infliger des dommages de niveau stratégique aux Etats-Unis et à leurs alliés et partenaires’, note le Pentagone, admettant en filigrane la suprématie des armes non nucléaires russes (hypersoniques), et bientôt chinoises...”

» Cette remarque rejoint ce que nous avons déjà noté à plusieurs reprises à propos des armes hypersoniques dont la flexibilité extrême (autonomie, emport de charge, vols avec manœuvres et altitudes différentes, extrême vitesse et incapacité d’interception, énorme puissance à l’impact du fait de l’énergie cinétique suscitée par la vitesse) leur donne des capacités de frappe stratégique équivalentes à celle d’une arme nucléaire de décapitation et de destruction ciblée. Notre analyse nous conduisait à considérer l’hypersonique dans toutes ses capacités comme installant un nouvel échelon dans l’échelle de la dissuasion, un échelon où le conventionnel devient aussi important que des frappes nucléaires intermédiaires, y compris stratégiques. (Voir notamment le 22 mars 2022 et le 9 octobre 2022.)

» “...Cela implique la possibilité, dans le cas d’une escalade, de la mise en place et de l’existence d’un échelon intermédiaire entre la guerre conventionnelle de haut niveau et la guerre nucléaire avec son enchaînement quasiment inéluctable du tactique au stratégique (guerre totale d’anéantissement). Dans l’état actuel des forces, cette novation serait au seul avantage des Russes, grâce à leur missiles hypersoniques qui, dans certaines conditions, pourraient frapper avec précision une cible militaire aux USA (bases, centre de commandement, etc.) sans provoquer les dégâts collatéraux catastrophiques d’une frappe nucléaire”. » 

• C’est ce moment que choisit ‘The Times’ de Londres pour nous annoncer, d’une bonne source qualifiée sans surprise de “Senior US defense official”, que le Pentagone serait finalement partisan de ne plus s’opposer à des frappes en profondeur des Ukrainiens en territoire russe, éventuellement avec du matériel US adéquat qui leur serait livré, et à condition qu’ils respectent les lois internationales et la Convention de Genève, un peu à la façon exemplaire des armées américanistes. L’explication de la source est convaincante pour nos plateaux d’“experts” et pourrait éventuellement s’appliquer dans une narrative bien ficelée, aux projets de première frappe “par décapitation”, également du type- narrative... Et l’ensemble, finalement, montre que le bloc-BAO continue à vivre dans la narrative de son simulacre impliquant une menace de décapitation contre la Russie, – selon l’argument évident que la Russie ne se conduit pas conformément à la narrative prévue puisqu’elle maltraite les forces ukrainiennes :

« Nous utilisons toujours les mêmes références pour déterminer les risques d’escalade, [mais notre estimation] a changé en raison de la brutalité dont les Ukrainiens sont victimes de la part des Russes. »

• Pendant ce temps ou à peu près (vendredi soir), le Secrétaire Général de l’OTAN, Stoltenberg parle à la radio norvégienne NRK pour nous alerter du renforcement d’un très grand danger dont seule l’OTAN, finalement, peut nous sauver :

« Je crains que l’“opération spéciale” [russe, sans doute ?] en Ukraine n'échappe à tout contrôle et ne devienne une guerre majeure entre l'OTAN et la Russie... Si les choses tournent mal, elles peuvent tourner horriblement mal... La tâche la plus importante de l'OTAN est d'empêcher une guerre à grande échelle en Europe, et c'est une chose à laquelle nous travaillons chaque jour. »

• Pendant ce temps ou bien longtemps après, Tom Luongo continue à répéter, sur un mode lancinant que rien ne vient démentir :

« Nous voulons cette guerre. Nous avons besoin de cette guerre et peu importe ce que le peuple veut. Nous aurons cette guerre. »

 

Mis en ligne le 10 décembre 2022 à 21H35

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