L’étrange triangle Le Pen-Trump-M(a)cron

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L’étrange triangle Le Pen-Trump-M(a)cron

Nous avons emprunté au site Figaro-Vox, en tout bien tout honneur, une intéressante interview de l’auteur et commentateur à la fois américain et américaniste Christopher Caldwell. Pourquoi “à la fois américain et américaniste” ? Parce que Caldwell raisonne à la fois en commentateur qui pourrait être antiSystème et en commentateur qui est commentateur-Système, sinon neocon. Outre d’être auteur du livre Une révolution sous nos yeux (Toucan, 2011, original de 2008 : Reflections on the Revolution In Europe: Immigration, Islam, and the West), Caldwell est rédacteur-en-chef du Weekly Standard, collaborateur du Financial Times et du New York Times Magazine, ce qui ferait de lui un américaniste-neocon pur jus ; ce qu’il dit ne relève pourtant pas de l’habituelle hystérie paroxystique des neocons lorsqu’il s’agit de larguer des bombes. Cela montre après tout qu’il y a diversité dans la bassecour-neocon ; cela montre une fois de plus sinon finalement, qu’il faut se méfier des étiquettes dans tout leur contenu et la perception qu’on en a, tout en constatant tout de même qu’elles existent, et que ce n’est pas par hasard. C’est avec ce constat à l’esprit qu’il faut lire l’interview de Caldwell.

Ce que dit Caldwell, c’est qu’il existe de fortes similitudes entre les “ressorts”, ou disons les causes directes et indirectes, parfois dissimulés ou difficilement perçues, entre les votes Trump aux USA et les votes Le Pen en France. Il dit également que le paysage électoral en France, également assez proche du paysage social aux USA, est désormais très simple, entre les “classes sociales” les plus favorisées (en faveur de Macron) et les plus défavorisées (en faveur de Le Pen). (Tout en acceptant ce découpage et le constat de cette “simplicité”, sinon de cette clarté, nous avons d’autres classifications que nous présentons plus loin.) Enfin, lorsque l’on parle des “votes Le Pen”, c’est à cause des circonstances du deuxième tour, parce qu’en fait il faut parler des “votes Le Pen” et des “votes Mélenchon” comme d’un tout ; et la chose sera selon cette classification rapidement réglée par l’évidence du rassemblement : « Dans quelques temps, il ne fait aucun doute qu'un candidat populiste comprendra cette nouvelle logique du ni-ni et rassemblera ces deux forces sur la base d'une même classe. »

Ce qu’il y a d’heureux dans cette rapide analyse du scrutin français, et son analogie US de l’automne dernier, c’est l’absence complète d’idéologies. Nulle part il n’est question de “fascisme” voire de “nazisme”, de “xénophobie”, ni même d’“enfermement” et d’“ouverture” (au monde). Il n’y a en effet rien de plus absurde et de plus déprimant que d’entendre ces discours et ces anathèmes qui s’appuient sur des arguments des années 1930, sans aucune réalité politique pour les soutenir ; un peu comme si, en 1914, le débat politique en France se serait concentré sur l’abdication de Charles X, les journées de juillet 1830 et le régime orléaniste de Louis-Philippe, la fin du régime de la royauté traditionnelle restaurée dans sa décadence et l’avènement de la royauté parlementaire ; comme si, en 1939, le débat central s’était concentré sur Napoléon III navigant entre empire autoritaire et empire libéral, sur la concurrence sourde et capitale entre la Prusse et l’Autriche-Hongrie qui secouait l’Europe, où la France avait un rôle d'arbitre et de régulateur continental à jouer et ne le joua pas pour des causes souvent dérisoires quoique malheureuses. (*)

Par contre, comme nous l’avons signalé plus haut, la catégorisation, une fois débarrassée de ses scories idéologiques, nous paraît se mieux porter dans l’habillage “globalistes versus souverainistes”, malgré l’approximation des mots. Faire une différence entre “classes pauvres” et “classes aisées” rappelle trop les vaines batailles des deux derniers siècles, dans une époque (la nôtre) où l’argent n’a plus rien à voir avec le travail et la façon dont on en dispose, mais plutôt et exclusivement avec la rapine et le jeu de hasard (casino), la corruption et les privilèges. Au reste, les seuls caractères pseudo-idéologiques que nous conservons sont de type “sociétaux” et non “sociaux”, et ils sont plutôt des caractères d’“idéologisation” forcée correspondant à l’affectivisme et nullement au politique : comment faire en sorte que le “progressisme” devienne, sans trop perdre la face et l’illusion d’être encore ce qu’il prétendit être, un soutien du globalisme qui renvoie lui-même à l’argent tel qu’on l’a décrit. Au bout du compte, nous-mêmes nous en viendrions à notre classification, qui se ferait nécessairement au-dessus des analyses léchées et prudentissimes des esprits nourris d’une raison rancie par l’inversion et d’historicisme dépassée, qui se ferait selon l’ordre de batailleles principes versus les valeurs, ou mieux encore et pour rejoindre décisivement notre arsenal dialectique courant, entre AntiSystème et Système.

Là où l’intervention générale de Caldwell nous semble s’avérer insuffisante, c’est dans l’absence de référence aux personnages de cette situation. En effet, il s’arrête au “vote Trump” et au “vote Le Pen”, sans préciser si, pour lui, Le Pen équivaut à Trump ou non. (Il parle également du “vote Sanders” qu’il assimile au “vote Mélenchon”.) Cela pourrait paraître une question inutile, pour ceux qui jugent d’évidence que cette équivalence va de soi, mais ce n’est pas notre cas désormais et ce l’est de moins en moins au vu de l’évolution de Trump. Nous aurions pu en juger ainsi en janvier-février 2016, plus du tout aujourd’hui parce que les événements le commandent.

Notre appréciation est que la transformation de Trump 1.0 en Trump 2.0, jouant complètement le jeu du Système, essentiellement à cause de la personnalité étonnante du personnage bien plus qu’à cause des pressions du Deep State, rapproche décisivement Trump-élu de ce que serait un Macron-élu. Dès lors, Le Pen n’est pas Trump parce qu’elle serait, elle, si elle était élue, absolument enfermée dans une bataille de rupture à cause de la question européenne qui dépasse le cadre français (bataille type-Frexit), cela étant opérationnalisée par sa promesse évidente d’un référendum sur l’Europe-telle-qu’elle-est pour assurer sa décision anti-européenne (ou anti-euro, qu’importe, la dynamique est similaire et irrésistible, comme un engenage) ; avec sa démission en cas de réponse défavorable à son projet de ferrailler durement avec l’Europe-telle-qu’elle-est, démission conforme à la logique gaullienne et à l’esprit de la Vème République qui lient étroitement, depuis la décision du vote populaire d’octobre 1962 (référendum, là aussi) le sort du président à sa légitimation constante par le scrutin populaire. (Cas d’école : la démission du général de Gaulle en avril 1969, suite au résultat du référendum sur la question de “la participation” ; trahison de l’esprit de la Vème : la non-démission de Chirac en 1997, après la dissolution de l’Assemblée et les élections amenant une majorité de gauche.)

Trump, lui, n’avait aucune de ces échéances ; il n’avait avec lui, comme “engagement”, que la perspective de l’America First, avec les mesures politiques qui vont avec (protectionnisme et choix du fair-trade de préférence au free-trade, modération en politique de sécurité nationale, entente avec la Russie). Il a abandonné tout cela pour se ranger à ce qui lui assurait la continuation de ce dont il raffole, – les déclarations en prime time, avec applaudissements, – et cela qui passe non seulement par le ralliement mais par l’embrassement enthousiaste de la politique du Deep State, jusqu’à une surenchère gênante (pour le Deep State) et productrice de désordre dans certains cas. Dit crûment, le résultat est que, d'abord limité au populisme parti à l’assaut d’Hillary et de Washington D.C., le bordel-Trump s’est installé au sommet du Deep State, et le plus à l’aise n’est pas celui qu’on croit.

Or, notre avis est que l’installation de Macron au pouvoir, si ce candidat-là l'emporte, conduirait assez vite sinon aussitôt à un désordre considérable, dans la sorte de celui que Trump (1 .0 devenu 2.0) a installé, désordre insaisissable et où nulle part ni la “diabolisation“ ni l’“idéologisation” ne prennent prise. Les arguments sont multiples et concernent aussi bien la base parlementaire du possible président-Macron qui pourrait être très atypique, sa possible manière de gouverner par coups de “49/3” si s’installe une instabilité type-IVème République dans cette base parlementaire, le mécontentement populaire qui se dessine déjà (certains justifient leur soutien à Macron, par ailleurs injustifiable dans ces divers cas, par un désordre de contestation de sa politique dès qu’il sera élu, c’est-à-dire très vite le désordre). Cette sorte d’arguments est rendu concevable et possible à cause des fantastiques défis crisiques qui attendent Macron, qui sont exactement ceux qui attendent/attendraient Le Pen, mais avec en plus, ou en pire, l’absence de soutien populaire et le sentiment immédiat de la tromperie de sa politique ; enfin et par-dessus tout, il y a surtout le caractère du personnage, son insaisissabilité, sa substance transparente, son goût pour une “politique” caractérisée par une sorte de vide déconstructeur qui “habille” une dialectique diaphane ou furieuse, tout cela qui en ferait finalement un personnage assez proche d’un Trump, – tous les deux produits du “Big Now” postmoderne.

Notre conviction dans cette hypothèse est que Macron, pour se débarrasser de ces divers embarras serait conduit, comme Trump, à faire de la surenchère favorable à la politiqueSystème et qu’il installerait, notamment grâce à son caractère, son inexpérience, le vertige de la fonction, etc., un bordel à la française. Cette situation favoriserait évidemment, dans cette époque inexorablement crisique, les remous les plus déstabilisants. Comme dans le cas américaniste, il nous faut juger stratégiquement, non pas des victoires emportées sur le Système, – qui seraient de toutes les façons insuffisantes, — mais d’abord en fonction des erreurs commises par le Système-triomphant et selon son irrésistible tendance à la surpuissance qui accroît tout prodigieusement, et d'abord les erreurs et leurts effets, en attendant l'autodestruction. Pour nous, un Macron-président serait une de ces erreurs.

(En sens inverse d’ailleurs, une victoire de Le Pen, – que nous envisageons moins selon la pente que nous indique les sondages, quitte à modifier notre perspective s’il le faut, – n’aurait de véritable intérêt que par le désordre qu’elle sèmerait et les réactions qu’elle amènerait dans le chef du Système à la suite des décisions qu’elle serait amenée à prendre [voir plus haut].)

... Cela n’est d’ailleurs que rejoindre les médiations de Mélenchon selon PhG, le 29 avril2017 : « Ce que je veux dire enfin et en forme de rêveries hypothétiques, c’est que Mélenchon, comme il fait des choix intimes, n’est certes pas dépourvu de pensées secrètes. L’une pourrait bien être de songer presque avec gourmandise à ce qu’aurait pu faire dans cette élection une déferlante commune Le Pen-Mélenchon, et cela en s’écriant d’un même songe et devant la perspective évoquée “vade retro, satanas !” ; l’autre est de rêver à quelque lendemain inattendu, après que le gamin [“Micron”, dans ce cas] ait fait bêtise sur bêtise, de Rotonde en Rotonde, jusqu’à nous mener à une quelconque crise de régime où cette déferlante pourrait se réaliser quasiment d’elle-même, comme lèvent les terribles orages de l’été et se forment les grosses mers de tempête. »

Voici donc l’interview de Christopher Caldwell (titre : « Christopher Caldwell : “Les ressorts du vote Le Pen sont les mêmes que ceux du vote Trump” »), faite par Alexandre Devecchio pour Figaro-Vox le 29 avril 2017.

dedefensa.org

 

Note

(*) La non-intervention de la France lors de l’écrasement de l’Autriche-Hongrie par la Prusse à Sadowa tint pour une part non négligeable à la paralysie d’un pouvoir avec un Napoléon III malade et sans volonté ni lucidité (pierres au rein). Quelle affreuse erreur stratégique, qui ouvrit en fanfare l’histoire européenne du siècle suivant, avec idéal de puissance, Reich n°2 et 3 et Guerre mondiale n°1 et 2...

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Similitude des “ressorts” des votes Trump et Le Pen

Question : « Comment analysez-vous les résultats du premier tour de l'élection présidentielle? »

Christopher Caldwell : « Ceux qui disent que le système politique français est devenu impossible à lire sont aveugles. Le système est au contraire désormais d'une simplicité totale. Les élites socialistes et LR ont été attirées comme de la paille de fer vers leur magnétique confrère Macron. Quand il dit qu'il n'est ni de droite, ni de gauche, il le pense vraiment. Il fait appel à ses électeurs sur la base de la solidarité de classe, pas de l'idéologie. Les électeurs les plus humbles sont désormais divisés entre Mélenchon et Le Pen. Dans quelques temps, il ne fait aucun doute qu'un candidat populiste comprendra cette nouvelle logique du ni-ni et rassemblera ces deux forces sur la base d'une même classe. »

Question : « Les ressorts du vote Trump sont-ils les mêmes que ceux du vote Le Pen?

Christopher Caldwell : « Oui, presque exactement. Les deux idées principales étant l'identité, la sécurité et la façon dont elles sont menacées par la mondialisation, en particulier par le commerce et l'immigration. La tâche de Trump est plus facile. Il a déjà agi pour restreindre l'immigration et contrôler les échanges commerciaux. L'UE, cependant, pose une difficulté supplémentaire pour Le Pen car elle doit être démantelée pour que ses propositions concernant les frontières et la protection sécuritaire deviennent praticables. Cela fait en réalité de l'élection un référendum sur le Frexit. »

Question : « Quel a été selon vous le poids des questions identitaires dans cette campagne ? »

Christopher Caldwell : « Énorme, même si elles sont restées non formulées. »

Question : « La percée de Jean-Luc Mélenchon rappelle-t-elle celle de Bernie Sanders? »

Christopher Caldwell : « Beaucoup, bien que Sanders soit un homme sans humour et sans l'éloquence et l'intelligence de Mélenchon.

» Autre différence: Mélenchon, si mal à l'aise avec les structures économiques mondialisées, semble agréer la société du brassage, ou du métissage, que la mondialisation a produite. Sanders au contraire, comme Trump, voulait un retour à l'Amérique du milieu du siècle. Sa coalition était composée de nostalgiques et de personnes trop jeunes pour se souvenir du communisme. Tous ceux qui ont voté pour lui avaient soit moins de 23 ans, soit plus de 70 ans. »

Question : « Une partie des électeurs de Sanders s'est ensuite reportée sur Trump… »

Christopher Caldwell : « Oui, et plus encore ont voté pour l'un des candidats tiers. Mais Hillary Clinton a certainement obtenu une majorité du report des électeurs de Sanders. Ce qui est étonnant. Quel type d'électeur commencerait en soutenant Sanders, qui a déclaré que le système mondial était tellement corrompu qu'il fallait le démolir et finirait par soutenir Clinton, qui proposait de renforcer les liens du système mondial avec tous les secteurs de l'économie et de la société? »

» De même, il est surprenant que tant de personnes aient critiqué Mélenchon pour sa lenteur à rejoindre Macron. S'il veut défendre les positions qui sont les siennes, comment pourrait-il soutenir Macron? »

Question : « Ces séismes politiques à répétition sont-ils le signe d'une profonde crise existentielle qui traverse toute la civilisation occidentale? »

Christopher Caldwell : « Un signe parmi tant d'autres. »

Interview par Alexandre Devecchio pour Figaro-Vox