« L’empire romain devenu fou »

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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« L’empire romain devenu fou »

14 mai 2022 (16h50) – Je médite ce paragraphe, cette phrase dite par un activiste quasiment antiaméricaniste, un antiguerre certifié de gauche qui ne reconnaît plus rien, ni de son pays, ni de la plupart de ses amis combattants-activistes :

« Parce que c'est vraiment de cela dont nous parlons ici, c'est une notion d'assimilation de l'hégémonie américaine avec l'illumination, la civilisation, la démocratie, la liberté et quiconque la conteste,  – ce que fait clairement la Chine, et la Russie, certainement, – qui devien[nen]t l’ennemi de civilisation. C'est le message effrayant ici. C'est un peu l'empire romain devenu fou. »

En décidant de reprendre cette “conversation” entre Robert Scheer et le professeur Michael Brennan, je ne me doutais pas de la profondeur quasiment métahistorique de leurs propos. Lire cela, un peu en diagonale, puis décider de le reprendre, c’est encore n’avoir pas mesuré l’ampleur lumineuse de cette profondeur ; le relire, le détailler, pour ébarber la traduction automatique, traquer un contresens ici ou là, trouver une autre expression française pour restituer le sel de l’expression anglaise, vous y fait vous plonger. Ainsi ai-je débusqué des observations, des jugements, des réflexions, qui rendent, – dans tous les cas de mon, point de vue, pour qu’on le sache, – rcette conversation éblouissante et qui enrichissent considérablement la perception qu’on en peut avoir si l’on est aux aguets.

Je ne connaissais ni Scheer ni Brennan, sinon ici ou là, en passant, ou peut-être de nom. Enfin, nous y voilà et je voulais aussitôt vous confier les réactions de la pensée que la chose a fait naître en moi ; tout cela sous le patronage de cette idée sublime, qui massacre en bataille la référence et l’emblème que tous les valets & laquais Système se plaisent à savourer en jouant aux lettrés... “L’Amérique, la Rome moderne !” Certes, mais alors « c'est un peu l'empire romain devenu fou ».

La première chose qui me frappe, c’est l’argument, extrêmement concret et pourtant déchirant pour un écrivain, qui a suscité cette conversation ; lorsque Brennan a annoncé à ses lecteurs réguliers qu’il était temps « de nous séparer », cela parce qu’il avait été accablé depuis le début d’Ukrisis et de ses commentaires sceptiques sur la narrative officielle, de messages d’accusation, de menaces, de fureurs sinon d’insultes, d’une force maligne jamais vue et pourtant venus de gens qu’il connaissait comme mesurés et ouverts au dialogue ; et qu’il en a déduit, Brennan, qu’il

« est manifestement évident que notre société n'est plus capable de tenir un discours honnête, logique et raisonnablement informé sur des questions importantes. Au lieu de cela, nous faisons l'expérience de la fantaisie [‘fantasy’] , de la fabrication, de la stupidité et de la fulmination. »

Ce que je veux exprimer ici est ce que je ressens des propos de Brennan, parce qu’il donne bien l’impression que cette avalanche d’une néo-Inquisition en folie venant de gens qu’il connaissait plein de mesure comme je l’ai déjà noté, a été déclenchée comme par une explosion, comme trainée de poudre, hystérique crise de folie soudain à son paroxysme, comme un signe du Ciel et du Diable, exactement au moment de l’attaque russe en Ukraine... Aussitôt ses propos sceptiques et critiques d’une indépendance d’esprit qui faisait jusqu’alors le miel de ses lecteurs, devenus insupportables à ces mêmes lecteurs ; exactement comme l’on dit “Quelle mouche vous pique ?”, mais ce serait plutôt la tarentule dont la piqure introduisait la folie dans l’esprit, au point qu’il fallut inventer une musique (la “Tarentelle”, – ‘Antidotum Tarentulae’), pour exorciser cette horreur...

(Nous devrions généraliser l’écoute de cette musique bondissante et pleine du feu purificateur : je pense finalement que la “Tarentelle” est un médicament que l’on aurait dû essayer contre le Covid, bien plus que la bande à Pfizer.)

Le résultat instantané de cette “guerre” (contre Brennan) conduite selon une stratégie de totale conformité à la narrative officielle, libérant (!) ce torrent d’anathèmes contre Brennan, revenant à lui dire : “Quel monstre êtes-vous ? Pourquoi ne vous censurez-vous pas ?”, cette “guerre” fut pour lui une sorte de paralysie jusqu’à la désintégration, – piqure de cette “sorte” de tarentule-moderniste, –  de la croyance dans la vertu de la civilisation. Et Brennan d’expliquer qu’il se trouvait soudainement face au Vide, face au Rien, face au Mur-Liquide de la néantisation, du jugement induit par ses agresseurs que “vous n’existez pas” (‘cancellisation’, pour ainsi dire)...

« Et ce fut une impression renforcée et sans cesse grandissante, cette affirmation que c’était immoral, que c’était irrecevable... Impression qu'être critique et sceptique ce n’était plus engager un dialogue mais lancer ses opinions et ses pensées dans une sorte de vide... En effet, un vide parce que le discours tel qu’il s’est cristallisé et auquel je suis confronté est non seulement uniforme et impénétrable d’une certaine manière, mais il est à bien des égards insensé, dépourvu de toute sorte de logique interne, que l'on soit d'accord ou non avec les prémisses et les objectifs formellement énoncés.

» En fait, j’ai découvert que c’est un nihilisme intellectuel et politique. Alors, on ne peut apporter aucune contribution pour essayer de corriger cela simplement par des moyens conventionnels. J'ai donc senti pour la première fois que je ne faisais pas partie de ce monde, et bien sûr, c’est aussi la conséquences de ces tendances et de ces attitudes qui sont devenues omniprésentes dans le pays dans son ensemble, en quelque sorte au fil du temps. Et donc au-delà d'être simplement en désaccord avec le consensus, j'étais devenu totalement aliéné, exclu... »

C’est alors que Brennan nous offre cette explication si intéressante de la “psychopathologie collective”, qui ne peut que conforter nos considérations les plus profondes ; pour moi sans aucun doute, qui prétends depuis si longtemps, par exemple déjà depuis 2009 avec/après la crise de Wall Street, pour dater le début des symptômes décisifs, que nos directions sont atteintes de la terrible maniaco-dépression comme on l’est d’une piqure d’une tarentule moderniste faite dans notre psychologie :

« ...Et cette question est celle qui devrait nous préoccuper. Parce que cela touche vraiment plus profondément, vous savez, l’Amérique contemporaine. C'est ce qu’est l’Amérique contemporaine. Et je pense que les outils intellectuels à utiliser pour essayer de l'interpréter doivent venir de l’anthropologie et de la psychologie au moins autant, sinon plus, que de la science politique ou de la sociologie ou de l'économie. Je crois vraiment qu'il s'agit d’une psychopathologie collective. Et bien sûr, la psychopathologie collective est ce que vous obtenez dans une société nihiliste dans laquelle toutes sortes de points de référence standard et conventionnels cessent de servir de marqueurs et de repères sur la façon dont les individus se comportent.

» Et une expression de cela est dans l’effacement, la ‘cancellation’ de l'histoire. Nous vivons dans l’existentiel – je pense que dans ce cas, le mot peut être correctement utilisé – moment présent, ou semaine, ou mois, ou année ou quoi que ce soit... »

Il est entendu que le “nous” de Brennan concerne, outre l’Amérique, nous-mêmes en Europe, le bloc-BAOas a whole’ ; et « l’existentiel » dont il parle est bien ce « moment présent », cet instant du 24 février 2022 de l’entrée des troupes russes en Ukraine, agissant comme un signal cosmique, et la tarentule piquant à cet instant toutes ces psychologies affaiblies, nous plongeant dans cet état d’ébahissement, d’effarement où nous oublions tout notre passé, renions tous nos engagements et perdons toute raison, et désignons la victime, la “cible”, à la vindicte du lynch-communicationnel et bienpensant. Mais Brennan-Scheer n’évitent pas l’obstacle, – car “nous, Européens”, nous ne sommes sommes que de pâles comparses dans l’aventure, même pas des esclaves ou des exécutants mais des psychologies atrophiées, éblouies, fascinées par la luminosité de néon de notre modèle d’Outre-Atlantique ; non, Brennan-Scheer vont au fond du problème, draine tout le pus de cet abcès d’horreur, comme en témoigne cette expression d’« empire romain devenu fou » de Scheer, s’adressant directement à l’Amérique.

Vous comprenez alors, – combien de fois l’a-t-on dit, et combien de fois faut-il se le répéter sans cesse et sans cesse, – que l’Amérique est quelque chose de différent, de complètement à part, sans histoire, refusant l’histoire, se considérant comme hors de l’histoire, sans passé, sans rien, – et ainsi comprend-on que la « bêtise métahistorique » de la ‘Cancel Culture’ ne pouvait naître que là-bas et qu’elle annonce le tournant décisif du Destin : qui aura raison l’un de l’autre, qui dévorera l’autre, l’Amérique ou l’Histoire se faisant métahistoire ?

Vous comprenez alors que tous vos arguments géopolitiques, stratégiques, hégémonistes, complotistes, – bref tout ce qui est « humain, trop humain », – n’ont absolument pas leur place, qu’ils sont ‘irrelevant’, hors de propos, qu’ils ne concernent en aucun cas l’Ukraine, ni la Russie d’ailleurs, ni même la Chine...

« Donc, je veux dire, encore une fois, je pense que nous devons nous regarder dans le miroir et dire, eh bien, nous avons vu, nous avons reconnu la source de notre inquiétude, et elle se trouve en nous-mêmes ; ce n’est pas autour et en-dehors de nous, et cela conduit à des distorsions grossières dans la façon dont nous voyons, décrivons et interprétons le monde, à tous les niveaux. J'entends par là géographiquement et en termes de compétitions et de dimensions différentes des relations internationales. Et bien sûr, continuer sur cette voie ne peut avoir qu'un seul point final, et c’est un désastre d'une façon ou d'une autre. [...]

»... Et donc, oui, c'est pathologique, et donc nous mène vraiment dans une terra incognita dont je pense que nous ne l’avons jamais parcourue et explorée auparavant. »

Par leur ampleur de vue, Brennan-Scheer ramènent paradoxalement à la seule Amérique et nous confirment dans ce qui doit être notre jugement. Ils ne font pas montre d’“américano-centrisme” mais au contraire justifient que ce qu’on juge d’habitude comme les défauts de l’Amérique (son exceptionnalisme, son isolationnisme et son faux-contraire qu’est son universalisme-globaliste, son ignorance de l’histoire et du ‘Rest of the World’, etc.), sont simplement les traits évidents de la catastrophe qui nous frappe. L’Amérique est la matrice du Système autant que de la modernité, donc la productrice fondamentale de la GrandeCrise et de toutes les crises (subcrises) qui l’accompagnent après avoir établi les conditions permettant sa montée à l’extrême du paroxysme.

La conversation entre les deux hommes, conduite à partir et à propos de Ukrisis, nous montre que l’Ukraine et même la Russie n’ont pas vraiment d’importance pour expliquer la GrandeCrise : elles en sont, comme les autres (“nous, Européens”), les victimes impuissantes, de même que nous subissons une histoire catastrophique depuis le “déchaînement de la Matière”. Seule l’Amérique compte : expliquez-là et comprenez-là encore plus d’intuition que par la raison, et vous embrassez toute la GrandeCrise, cet épuisement et cet effondrement catastrophiques de la modernité. L’Amérique dans son action d’imposture totale depuis ses débuts, s’achevant dans la folie où on la voit aujourd’hui, dans son ultime tentative de contaminer le monde dans son ensemble pour l’emporter dans sa chute.

Moi, j’apprécie grandement qu’un Américain représentant ce qu’il y a de plus culturellement efficace et valeureux dans ce Système, – malgré tout, comme il dit un peu piteusement « disons que nous avons fait beaucoup de bonnes choses en partie à cause de ces croyances douteuses », – j’apprécie que cet Américain qu’est Brennan ait naturellement, sans vraiment se forcer dirait-on, l’audace d’aller jusqu’au fond de la plaie pour découvrir le pot-aux-roses, cet hubris incroyable des États-Unis d’Amérique...

« Et cet hubris tout à fait sans précédent, bien sûr, est particulièrement américain. Je veux dire, depuis le premier jour, nous avons toujours eu la foi que nous sommes nés dans une condition de vertu originelle, et nous sommes nés avec une sorte de mission providentielle pour conduire le monde vers une condition meilleure, plus éclairée, que nous étions donc la singulière nation exceptionnelle, et cela nous donnerait la liberté de juger toutes les autres. Maintenant, c'est... disons que nous avons fait beaucoup de bonnes choses en partie à cause de ces croyances douteuses.

» Mais maintenant c'est devenu totalement pervers. Et comme vous l'avez dit, cela encourage ou justifie que les États-Unis s’érigent en juge de ce qui est légitime et de ce qui ne l'est pas, quel gouvernement est légitime et lequel ne l'est pas, quelles politiques sont légitimes et lesquelles ne le sont pas. [...] Bien sûr, c'est absurde en ce que cela exprime un  hubris démesuré ; en même temps, cela défie également la logique... [...]

» Et actuellement, cependant, nous n'exerçons plus aucune retenue fondée sur une certaine humilité politico-idéologique ou sur des motifs de réalisme. Et c’est pourquoi je dis que nous vivons dans un monde de fantaisie... une fantasy qui sert clairement certains besoins psychologiques vitaux de notre pays, essentiellement de ses élites politiques. »

Le dossier est clos pour mon compte, et l’on retrouvera bien entendu un jugement qui me suit et me guide à la fois depuis le début des années 1990. (J’ai déjà dit que c’est à l’occasion des terribles émeutes de Los Angeles du printemps 1992 que j’ai commencé à croire puis à penser que l’Amérique était en crise terminale, et que cette crise était la matrice de la crise de la modernité, – donc qu’il n’y avait qu’à suivre la crise de l’Amérique, du système de l’américanisme, pour rencontrer et connaître l’état de la crise de la modernité. Nous y sommes, si l’on voit ce que je veux dire.)

Je me suis attardé à cette conversation déjà retranscrite en entier hier parce que j’ai ressenti pour Brennan (et pour Scheer aussi) une chaleureuse proximité, comme l’on en a pour des gens qui reconnaissent une catastrophe que vous appréhendez, et qui la dénoncent alors qu’elle met en cause le cadre national, l’éducation, l’affection et le sentiment, et la carrière professionnelle qu’ils eurent ; un peu le même sentiment que celui que j’éprouve pour ce formidable animateur, ce moteur structurant de l’antiaméricanisme radical de la littérature américaine que fut pendant vingt ans (de 1915 à 1935) l’Américain H.L. Mencken.

Car au bout, bien sûr, ce ne peut-être que la catastrophe, et il s’agit d’une catastrophe nécessaire. En nous disant que le monde du système de l’américanisme est devenu un monde de la fantasy qui n’existe que pour soigner les fous (servant « certains besoins psychologiques vitaux de notre pays, essentiellement de ses élites politiques »), en adoucissant leurs derniers instants d’un délire sans frein, Brennan esquisse notre destin à gros traits. L’historien Victor Davis Hanson l’écrit avant-hier, le 12 mai :

« Les Américains entrent maintenant dans un territoire inexploré et révolutionnaire. Ils pourraient être témoins, au cours des cinq prochains mois, de choses qui, autrefois, auraient semblé inimaginables. »

Et puisque Brennan l’a dit (« Et bien sûr, continuer sur cette voie ne peut avoir qu'un seul point final, et c’est un désastre d'une façon ou d'une autre »), poursuivons et concluons dans sa voie. Il me suffit après tout de me répéter car « rien ne change, rien ne se crée, tout se défait » :

« Tous les vrais américanistes l’ont prévu ainsi ;
•  que ce soit leur grand président Abraham Lincoln (“Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant ») ;
•  que ce soit leur grand poète Walt Whitman (« Les États-Unis sont destinés à remplacer et à surpasser l’histoire merveilleuse des temps féodaux ou ils constitueront le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu
…”). »