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262212 mars 2017 – Tel texte sur dedefensa.org hier, qui se rapporte aux années 1960 en France et à la période “gaulliste” (de Gaule, 1958-1969), me donne l’occasion et l’idée de quelques réflexions sur cette période et particulièrement son ambiguïté extrême, ouvrant la séquence inéluctable et décisive du destin qui nous conduit là où nous sommes aujourd’hui. (Ces réflexions peuvent et doivent trouver quelque résonnance dans la situation actuelle en France, vers les présidentielles, soit comme un miroir brouillé, soit comme un prélude lointain.) L’observation qui en ressort est le constat extrêmement paradoxal sinon provocant qu’une IVème République poursuivie, si lachose avait pu se faire, nous eût peut-être mené moins loin dans la décadence et la chute que la nouvelle Vème République faite pour redresser la France et qui, en fait, s’offrit très rapidement, malgré deux présidents qui méritaient bien de ce régime-là (de Gaulle et Mitterrand), à la manufacture de l’inversion dont nous sommes aujourd’hui le produit fini. Bien entendu, l’évolution de la situation extérieure n’y est pas pour rien, et pas qu’un peu ; mais le fait est que ce régime qui se voulait souverain et structurant, et qui l’était dans son moule initial, n’a su en rien protéger la France des effets de ces événements.
(D’autre part, l’on sait bien que je tiens que nul, de toutes les façons, ne peut résister à “ces événements” nés du Système, et qu’au contraire il faudrait en un sens laisser faire et les accélérer pour qu’ils trouvent eux-mêmes, dans leur surpuissance, le destin de l’autodestruction. Ils s’y emploient. Une IVème République prolongée, ou disons une IVème-bis, nous eût peut-être fait la chose plus douce, mais sans nous éviter l’essentiel certes...)
J’ai vécu les années 1960 dans une conscience politique naissante mais déjà exacerbée par les événements. Cela ne protège pas des erreurs, au contraire cela les amplifie ; pour cette raison, et sans pouvoir fournir la preuve que ces erreurs anciennes n’ont pas été remplacées par de nouvelles mais avec ma seule et ferme conviction à cet égard, je me perçois comme immensément différent aujourd’hui de ce que j’étais dans les années 1960 sans pour autant me condamner. (Mais je n’ai rien, vraiment rien d’un juge, alors cette remarque n’apporte rien de décisif.) J’entamai les années 1960 avec au cœur un sentiment d’un antigaullisme forcené et sans nécessité d'explication, et je terminai cette décennie avec le même sentiment, mais cette fois dans l’esprit, et prétendant l’expliciter par des raisonnements et des choix élaborés. Tout cela n’est pas pour offrir un chapitre de mon roman personnel de ces années-là, mais pour signifier plus simplement qu’on ne peut me soupçonner d’avoir favorisé dans mon jugement le gaullisme puisque je me percevais en opposition contre lui absolument.
(Ce n’est qu’à la fin des années 1970 et au début des années1980 que je commençai à évoluer vers un changement radical d’orientation ; parallèlement, et ceci ne contredisant nullement cela mais au contraire l'éclairant, je passai insensiblement d’une position pro-américaine et même proaméricaniste, à une position antiaméricaniste ; d’abord cet antiaméricanisme relatif, appuyé sur une posture pro-européenne, ensuite devenant radical puis absolu, marié à un anti-globalisme puis à l’antiSystème actuel, tout cela à partir des émeutes de Los Angeles de mai 1992 où il m’apparut pour la première fois, d’abord qu’il y avait bien cette chose qui deviendrait “le Système”, ensuite que le Système pouvait être ébranlé et même au-delà... [Cela, sans rapport avec la question raciale, parce que L.A.-1992 ne fut pas uniquement une “révolte noire” mais d’abord un immense désordre déstructurant qui ouvrait grande les portes et opérationnalisait la crise d’identité de l’Amérique, donc la crise du système de l’américanisme qui n’a plus cessé jusqu’à nous et qui est un signe indubitable de la crise du Système.])
Comme le rappelle Bonnal dans le texte référencé ci-dessus, les années 1960 sont une décennie d’américanisation accélérée de la France, ce qui implique un paradoxe considérable puisque c’est la décennie de Gaulle. Mais il y a deux facteurs essentiels qu’on ne prend pas assez en considération, qui explique que cette américanisation fut à la fois la conséquence involontaire de l’action politique de De Gaulle, à la fois la conséquence volontaire d’une opposition culturelle à de Gaulle que de Gaulle n’identifia jamais précisément, s’il s’en préoccupât jamais.
Le but de De Gaulle fut toujours essentiellement d’ordre principiel : la réaffirmation de la souveraineté nationale, de l’indépendance et de l’identité nationales, et par conséquent la restauration de la légitimité du pouvoir avec l’ordre et l’harmonie qui vont avec. Mais tous ces facteurs ne pouvaient être rétablies que par leur opérationnalité et dans leur opérationnalité, et cette opérationnalité ne pouvait s’exercer qu’en fonction des conditions générales existantes ; par définition, souveraineté, identité et indépendance ne s’acquièrent que par rapport au reste, à la politique et à la marche du monde, et à la position qu’on occupe dans ce monde, aux rapports qu’on a avec lui. Cela signifie que, pour réussir, de Gaulle devait épouser l’esprit de son temps et participer au développement général pour y figurer glorieusement, et où il inscrirait une France souveraine, indépendante et dans son identité restaurée. Pour employer la distinction conceptuelle offerte par Guglielmo Ferrero, on dirait que dans un cadre général tout entier construit autour de l’idéal de la puissance, Système d’ores et déjà constitué, le paradoxe fut que l’idéal de perfection poursuivi par de Gaulle ne pouvait l’être qu’au travers d’une affirmation de puissance renvoyant à l’idéal de puissance.
Dans tous les cas, il était tributaire d’une dynamique déjà en marche (“Les trente Glorieuses” sont identifiées comme s’étendant de 1946 à 1975, elles ne sont nullement gaullistes en elles-mêmes, économiquement parlant). La seule chose que de Gaulle pouvait chercher à faire dans cette entreprise, c’était de mettre le plus possible la marque de l’État rénové dans ces dynamiques technologiques et économiques, accélérant ainsi leur succès (le Plan, la politique industrielle, le triomphe des entreprises nationalisées, le spatial, l’aéronautique, etc.). Quoi qu’il en soit, il reste qu’il développait effectivement une machinerie économique et technologique de type “progressiste” et donc “américanisée”, enfant du “déchaînement de la Matière” si l’on veut, parce qu’aucune alternative ne lui était permise. (La même chose au niveau stratégique : la souveraineté et l’indépendance français furent acquises au prix du développement de l’arme nucléaire qui était une technologie de destruction et de déstructuration, certainement la plus absolue qu’on puisse imaginer. Cette orientation marquait des avantages certains pour la France et renforçait décisivement son indépendance stratégique et donc sa souveraineté ô combien, mais elle ne pouvait évidemment rien contre le développement du Système qui était au contraire favorisé. [Voir La Grâce de l’Histoire, Tome-I, pages 439-445.])
Le deuxième facteur qu’on doit mentionner à mon avis, c’est la plus grande faiblesse de De Gaulle : ce par quoi le Système imposait sa marque, dans le monde intellectuel prolongé dans ce “bruit de fond” de la communication en train de s’installer massivement (cela, bien qu’il eût été lui-même, de Gaulle, un utilisateur d’une exceptionnelle qualité des nouveaux moyens de communication). A part quelques gardiens du temple déjà chenus (Mauriac, Malraux), le monde intellectuel était contre lui, entre une extrême-droite pétainiste, une droite “Algérie française”, un centre chrétien de tendance libérale et moderniste, une gauche marxiste. Dans les années soixante, à Saint-Germain-des-Prés, dans les salons et dans les rédactions, bref dans le monde intellectuel on était pro-américain et même pro-américaniste, ou bien entendu marxiste, mais très rarement gaulliste ; et finalement, « les choses étant ce qu’elles sont » comme il disait, avec l’URSS en lambeaux et en bout de course, cela signifiait que tout le monde marchait ou marcherait peu ou prou, directement ou indirectement, pour l’américanisation.
L’un des événement symboliques autant qu’opérationnel les plus importants des années 1960 en France fut, à mon avis, je crois que c’était en 1966, la décision de JJSS (Jean-Jacques Servan-Schreiber), après plusieurs mois passés aux USA à étudier Time et Newsweek, de transformer son Express en papier journal et grand format qui dominait le marché médiatique idéologique en news-magazine qui allait parfaitement s’insérer dans la marchandisation de la pensée, – quelque chose d’aussi médiocre et sordide que cela. Je me souviens encore de la sensation qui accompagna l’“événement”... Le monde de la publicité, du marketing puis de l’entertainment suivit avec un enthousiasme à ne pas croire, et finalement le monde intellectuel adouba cette américanisation. De Gaulle n’y vit que du feu, tout comme il ne vit pas venir Mai-68 bien entendu, cette révolution de l’américanisation-globalisation, cet étendard des libertaires-libéraux... Devant la vague de la médiocrité déstructurante et dissolvante, qui mine tout, qui pourrit l’essentiel, qui rend difformes tous les principes, de Gaulle était absolument, totalement impuissant.
Grâce à son verbe, grâce à sa puissance symbolique, à sa propre représentation cosmique, de Gaulle était capable de soulever des montagnes quand la situation était celle du bord de l’abîme. (La façon, non dépourvu de cynisme et de machiavélisme, mais aussi d’héroïsme, dont il réussit à replacer la France écrasée et occupée en 1940 dans le directoire des vainqueurs de 1945, avec les positions internationales que cela impliquait [membre permanent du Conseil et droit de veto à l’ONU, zone d’occupation française en Allemagne], en est le témoignage le plus évident, et la cause de l’ontologie de symbole national qu’il acquit et dont nous sentons encore les effets.) Mais lorsqu’il a triomphé de la tragédie, son destin devient lui-même une tragédie parce que, placé dans cette portion de temps où il se trouve durant cette décennie, les montagnes qu’il a soulevées (remise en ordre et accélération de la modernisation de la France, son intégration dans le Système par conséquent) vont finalement servir au Système. En un sens, c’était inévitable dans ce temps-là ; la tristesse qui baigna ses dernières années de pouvoir, puis sa dernière année après le pouvoir, montre qu’il devait se douter de quelque chose. Un des symboles les plus poignants de son crépuscule politique et de la “tristesse gaullienne”, c’est cette photo poignante où l’on voit de loin sa haute silhouette sombre dans son imperméable noir qui efface presque celle de sa femme, sur une plage irlandaise et solitaire, battue par la tempête des vents de l’Atlantique ; tout cela est d’une humeur semblable.
... Pourtant, juste retour des choses, parce qu’entretemps le Système a évolué comme on l’a vu faire. Le régime qu’il imposa, qui semblerait n’être bon que pour lui seul, qui est “gaullien” par nature, qui a paru servir la dégradation accélérée de son pays au travers des présidents successifs en donnant à des pleutres et à des sots un moyen puissant d’accélérer la déstructuration (encore une fois, sauf Mitterrand qui avait la fibre qu’il fallait, mais qui bien entendu ne put arrêter la marée et qui parfois y contribua par rouerie florentine), ce régime parvient au bout du compte à conduire à une impasse comme on le constate cette année. Il suppose sinon impose la nécessité d’un accord direct entre le président et le peuple, alors qu’on en est arrivé au point où la colère du peuple devient dangereuse et incontrôlable, tandis que les présidents qui se sont succédés ces vingt dernières années ont été de plus en plus des créatures du Système. Aujourd’hui, le régime de la Vème République met face-à-face, en confrontation directe, le peuple et le Système représenté par le prétendant à la présidence ; et justement à cause de ce régime gaullien, le prétendant à la présidence, s’il veut tenir, doit envisager de plus en plus nettement la rupture avec le Système, ou le désordre furieux s’il écarte cette possibilité. (Je pense que l'un ou l'autre des candidats, — sans indication de genre, — même s'il concourt pour gagner, doit être terrorisé à l'idée de gagner.) Finalement, de Gaulle leur a légués une impasse dont on ne peut sortir qu’en envisageant de rompre. Du haut de sa tristesse d’outre-tombe, peut-être de Gaulle sourit-il ; enfin débarrassé de cette ambiguïté qui marqua plusieurs épisodes de sa vie publique...
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