La vision russe

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La vision russe

1er février 2022 (21H10) – Je propose d’accorder une réelle importance à cette intervention d’Alexeï Pouchkov, aussi bien que la façon dont elle est présentée dans RT.com, éventuellement avec d’autres échos. On y trouve, à mon sens, les grandes lignes de la “vision russe” telle qu’elle se précise de plus en plus ; cette “vision”, c’est-à-dire l’observation qu’il y a un grand chambardement dans les thèmes constitutifs essentiels des relations internationales, des antagonismes et des conflits, et qu’une tentative d’arriver à une entente instituant une situation, plus apaisée ne pourra se faire que sur des bases complètement différentes.

Je donne ici les principaux passages de l’article (à partir d’une interview de Pouchkov donnée au début de la semaine à ‘Ukraina.ru’), que j’engage à lire avec l’esprit assez libre pour intégrer à la perception du propos diverses remarques entendues précédemment, notamment de Poutine. Réputé comme proche de Poutine, Pouchkov a été président de la commission des affaires étrangères de la Douma d’État.

« L’espoir d’un redressement des relations entre Moscou et Washington, qui sont au plus bas, est peu probable à l’heure actuelle, a déclaré un homme politique russe de premier plan, affirmant que ce n'est que lorsqu'un nouvel ordre mondial sera établi qu'il y aura moins de conflits entre les deux États. [...]

» “Les États-Unis sont un hégémon qui perd progressivement sa position dans le monde”, a-t-il affirmé. “Ils ont subi une très grave défaite au Moyen-Orient, ils ont perdu la Syrie, ils ont perdu la bataille pour l'Afghanistan, ils ont été contraints de retirer presque toutes leurs troupes d'Irak à la fin de 2021.”

» Selon le sénateur russe, les responsables américains “tentent de maintenir leur influence dominante en ayant des conflits simultanément avec la Russie et la Chine, bien qu'avec différents degrés d'intensité.” Pouchkov a noté que cela crée un environnement nerveux à la fois en Amérique et dans le reste du monde.

» “Les États-Unis ne nous traitent plus comme une puissance secondaire”, a-t-il expliqué. “Ils nous traitent comme une puissance primordiale, ce qui explique pourquoi ils citent la Russie, et non la Chine, comme l'un des principaux problèmes auxquels sera confrontée l'administration Biden en 2022”. Pouchkov a prévenu que ce sera “une année de crise entre Washington et Moscou”.

» “Si je comprends bien, ils veulent maintenant résoudre le ‘problème russe’, c’est-à-dire soumettre pratiquement toute l'Europe, en repoussant la Russie à sa périphérie”, a-t-il déclaré. “C’est exactement pour cela qu'ils ont besoin de l'Ukraine. La phase suivante sera une confrontation politique, voire militaire, avec la Chine”.

» Pouchkov a ajouté que l'élite politique et financière américaine “croit qu’elle est la seule à pouvoir diriger le monde”, et n’a pas l'intention de laisser quelqu'un d'autre prendre les rênes. “Ainsi, jusqu'à ce qu'un nouvel ordre mondial soit établi, dans lequel les États-Unis sont plus faibles et leur rôle est diminué, nous serons en conflit politique plus ou moins aigu avec eux”. »

On observera que les remarques de Pouchkov, qui semblent d’ordre stratégique, vont dans un sens plutôt contraire à celui qu’on distingue à Moscou (et aussi dans certains cercles de Washington), à propos de l’aspect stratégique de l’évolution de la crise ukrainienne. On a un exemple de ce climat qui semble s’améliorer à partir du paroxysme ukrainien (un de plus, certes) et des échanges qui ont suivi sur la situation européenne de sécurité. L’évolution se fait selon une “tactique du salami“ de Moscou, consistant à découper et à présenter constamment à nouveau des initiatives d’arrangement stratégique. Un article du quotidien moscovite ‘Kommersant’ à propos de l’entretien audiovisuel Poutine-Macron, que reprend RT.com, note ceci :

« Poutine a souligné que Washington et le bloc militaire dirigé par les États-Unis n'avaient “pas pris en considération les préoccupations de la Russie en matière de sécurité”. Cependant, il semble que le Kremlin ne soit pas pressé de produire la riposte “militaro-technique” promise. Au contraire, Moscou a clairement l'intention de bombarder l'Occident de nouvelles correspondances et ouvertures diplomatiques. [...]

» Toutefois, Moscou a également fait savoir que la Russie continue de croire en une solution diplomatique. Dans le cadre des efforts diplomatiques du Kremlin, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, va envoyer une lettre aux 57 États membres de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), y compris les États-Unis, afin de clarifier leur position sur le principe d’“indivisibilité” de la sécurité euroatlantique, tel que décrit dans la déclaration d’Istanbul de 1999 et la déclaration d'Astana de 2010 de l'OSCE. »

Lorsque, pourtant, Poutine veut mettre en évidence certains aspects négatifs (il y en a) de la situation stratégique directement considérée, autour de l’Ukraine, et selon la politique “militaro-technique” suivie par les USA, il le fait, comme hier après-midi, lors d’une conférence de presse commune avec le Hongrois Viktor Orban, en visite à Moscou. La semaine dernière, les USA avaient demandé à la Hongrie si elle acceptait de recevoir des troupes US. La Hongrie a sèchement refusé la proposition.

Hier, après un entretien extraordinairement cordial, Poutine a critiqué les USA et l’OTAN, au côté d’un membre de l’OTAN officiellement allié aux USA, qui ne pouvait manifestement, selon ses propres convictions, qu’approuver son hôte. La proximité des deux hommes se ressentait au niveau des psychologies, des mœurs, de la culture, entre l’ancien commandant du KGB et l’ancien dissident du régime communiste de Hongrie, et c’est ce domaine de la façon d’être qui détermine une vision du monde qui est ici présent. Les différences stratégiques des idéologies artificielles ou contraintes, qui passent au gré des variations des intérêts immédiats, s’effacent également tandis qu’apparaissent des différends difficiles avec ceux qui se disent vos amis au rythme de la fanfare américaniste de l’OTAN.

« Mardi, Orban, qui est au pouvoir depuis 2010 et qui doit être réélu en avril, a également dit à Poutine qu’il prévoyait de nombreuses autres années de collaboration. “C’est notre 13e rencontre”, a-t-il fait remarquer. “C’est rarissime. Presque tous ceux qui ont été mes collègues au sein de la direction européenne sont partis. Ainsi, vous et moi avons accumulé 13 années de souvenirs significatifs du passé de la Russie et de l'UE. Et, pour être honnête, je n’ai pas l’intention de partir. Il y a des élections en avril, et j'ai l’intention de m’y présenter et de les gagner. Donc, j’ai une bonne intuition que vous et moi allons travailler ensemble pendant de nombreuses années encore.”

» Poutine a répondu qu’Orban avait beaucoup fait pour développer les relations russo-hongroises, et que Moscou comptait sur la poursuite du partenariat. “J'espère que ce travail mutuel se poursuivra”, a-t-il déclaré. »

Les conceptions russes sont désormais devenues dans une part importante, non dans le domaine du ‘soft power’ mais plutôt dans le domaine de ce que nous nommerions le ‘spiritual power’. On y trouve des composants fondamentaux touchant à des domaines nullement stratégiques comme on le devine, mais plutôt renvoyant à des principes qui n’ont nullement l’habitude d’être pris en compte par la politique moderniste, ‘realpolitk ou même ‘politique morale’ renvoyant aux “valeurs” auxquelles les démocraties du bloc-BAO et des organismes qui le coiffent ne cessent de se référer. Un article de ‘WhatDoesItMeans’, toujours dans son étrange phrasé, fait un décompte de ces conceptions russes s’affirmant de plus en plus :

« Les efforts déployés par la Fédération de Russie pour développer le potentiel spirituel du pays ont conduit à un renforcement de la cohésion du peuple russe, à la prise de conscience par les citoyens de la nécessité de préserver et de renforcer les valeurs traditionnelles face à une crise mondiale des valeurs conduisant à la perte des lignes directrices spirituelles et morales traditionnelles et des principes moraux par l'humanité.

» Les valeurs traditionnelles sont des lignes directrices morales qui forment la vision du monde des citoyens de la Russie, transmises de génération en génération, assurant l'unité civile, sous-tendant l'identité civilisationnelle russe et l'espace culturel unique du pays, et qui ont trouvé leur manifestation originale unique dans le développement spirituel, historique et culturel du peuple multinational de la Russie ... »

Si l’on veut une traduction, ou plutôt une adaptation des propos de Pouchkov comme je les entends à la lumière des autres circonstances passées en revue ci-dessus, c’est-à-dire en les prenant comme une parabole stratégique d’un autre domaine où s’exprimeraient ces relations (Russie-USA, ou mieux : Russie-BAO), voici quelques considérations :

• L’affrontement autour de l’Ukraine est important mais il n’est en aucune façon décisif, dans le cas bien sûr où il se réglerait à l’amiable, pour déterminer des relations stabilisées entre les principaux acteurs. (A savoir le bloc-BAO, c’est-à-dire d’abord les USA, la Russie, et certainement la Chine également.) Il faut voir bien au-delà de l’Ukraine, c’est-à-dire dans un autre domaine que le stratégique

• Il faut un “nouvel ordre mondial”, mais ce n’est pas du tout celui qu’on évoque d’habitude dans les slogans du Système, là aussi avec à l’esprit principalement le stratégique et la dimension géopolitique, les combinaisons bipolaires, tripolaires ou multipolaires. Si Pouchkov poursuit sa parabole stratégique, je suis conduit avec force à la projeter dans un autre domaine.

• Que nous dit un cas comme celui de la Hongrie ? Membre de l’OTAN, donc partenaire stratégique et obligé des USA, refusant des forces US sur son territoire, refusant à cause de son orientation populistes politiques libérales diverses de tous ses “pays-frères” de l’UE comme on était “pays-frères” au sein du Pacte de Varsovie, défendant des valeurs traditionnelles au niveau des mœurs et de la culture, ennemi juré du Hongrois Soros qui est un ennemi juré de Poutine, – et ainsi de suite, de paraboles en ellipses...

Je parle de ce domaine dont ne cesse de parler tout en n’en parlant jamais à livre ouvert. Je suis sur le qui-vive là-dessus, on le sait car je ne manque jamais de le répéter, depuis au moins décembre 2013. On en a beaucoup parlé ces dernières semaines, parce que Poutine a clairement parlé du wokenisme et de la décadence occidentale, et justement parce que le “wokenisme et la décadence occidentale”, ou quelque autre énoncé que l’on adopte, sont la poutre-maîtresse des grands problèmes de civilisation dont on sent aujourd’hui la présence écrasante dans les hurlements de la crise.

Je suis donc conduit à considérer l’intervention de Pouchkov dans ce sens, en rappelant qu’effectivement le sujet est central pour Poutine, comme il l’est de mon point de vue (voir ici, ici où l’on retrouve Poutine et Elon Musk en compères de fortune, ici et encore ici, soit quatre articles dans la dernière décade de l’année dernière). De l’article du 30 décembre 2021, je rappelle et retiens ceci :

« Le président Poutine, on l’a vu, désigne ce phénomène comme un “obscurantisme”, dans une intervention qui n’est nullement accessoire, qui au contraire a été remarquée comme un des points centraux de sa récente conférence de presse. Le jugement se justifie en soi sans nul doute par les caractères divers de la chose, et il ne contredit absolument pas l’interprétation d’une religion (qu’on rapprocherait alors plutôt de sa variante-“culte”).

» Au contraire, c’est intuitivement et néanmoins volontairement que la critique russe se fait sur ce terrain à partir d’une parabole tout à fait d’actualité définissant le wokenisme comme un équivalent moral du Covid (un “virus”). La position en flèche prise par la Russie contre le wokenisme, comme face à une religion destructrice, sinon maléfique réclamant un exorcisme, justifie l’affirmation, de plus en plus forte selon laquelle la Russie présente des caractéristique de type traditionnel qui en font une réaction alternative extrêmement hostile, toujours dans ce même domaine du spirituel incluant évidemment le religieux, à ce mouvement marquant l’effondrement civilisationnel occidental. Pour les Russes, le wokenisme est sans aucun doute un mouvement, une religion maléfique, une pandémie de l’esprit comme il convient pour le porteur-viral d’un effondrement de la civilisation vécu comme une pandémie (ce qui donne tout son sens extra-sanitaire et plutôt médiéval au Covid !).

» Nous observons cela d’une façon appuyée parce que cette interprétation est aujourd’hui de plus en plus courante. Nous le notions encore récemment (il y a quatre jours, PhG dans son ‘Journal’) et Orlov en parlait dans ses ‘Carnets’ du 8 décembre, évidemment à sa manière ironique mais non moins pleine de la conviction que la Russie a un rôle “spirituellement sanitaire” à tenir. »

On comprend alors que mon propos est de considérer les déclarations de Pouchkov à cette lumière, et d’interpréter sa démarche comme une disposition différente des domaines de la confrontation Russie-USA, – selon l’idée qu’effectivement confrontation il y a, dépassant l’affaire ukrainienne, et il faudra que cette confrontation se règle, l’essentiel se fera sur les plus grands et les plus hauts territoires de la civilisation, – la culture, la spiritualité. Ce sont désormais les grands thèmes de la Grande Politique russe. On comprend que je distingue dans la vision russe une perspective de Grande Crise qui concerne bien plus les civilisations, les mœurs, les traditions, que les régiments de chars et les missiles hypersoniques.

Il n’est certainement pas inutile d’avoir des régiments de chars et des missiles hypersoniques, mais au bout du compte les choses du nœud gordien de la Grande Crise se trancheront au niveau des civilisations. Les Russes savent cela.

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