La guerre du dollar

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La guerre du dollar

27 mars 2009 — Qu’est-ce que nous aménera le G20? La question est ouverte, elle reste ouverte à moins d’une semaine de l’événement, ce qui témoigne du caractère extraordinaire des temps que nous vivons. On peut d’ores et déjà mettre en évidence combien cette période pré-G20 est elle-même riche d’enseignements, elle-même extraordinaire d’ailleurs, sans surprise cela.

L’incontestable “vedette” de cette période pré-G20, c’est la Chine, surtout depuis le 23 mars où le gouverneur de la Banque centrale chinoise afficha sur le site de l’établissement qu’il dirige un commentaire demandant la mise en place d’une devise internationale prenant en charge le rôle du dollar; mais non, nous devrions énoncer la chose autrement, car ceci est l’essentiel: “…un commentaire mettant en cause le rôle du dollar”, – point final. La deuxième “vedette” du cette période pré-G20, c’est l’événement que constitue les réactions à ce commentaire, et le débat aussitôt ouvert avec rage sur le rôle du dollar, la place du dollar, etc. En un instant, la question a pris la première place de l’actualité.

«Reform is Needed. Reform is in the Air. We Can't Afford to Fail», écrit Joseph Stiglitz dans le Guardian de ce 27 mars 2009. Il présente les propositions de réforme qu’une commission de l’ONU qu’il préside présente elle-même à l’ONU. Un des plats de résistance, c’est l’affaire du dollar, – ou, plutôt, le dollar réduit à une portion plus congrue:

«The other important commission recommendation concerns the creation of a new global reserve system. The existing system, with the US dollar as reserve currency, is fraying. The dollar has been volatile. There are increasing worries about future inflationary risks. At the same time, putting so much money aside every year to protect countries against the risks of global instability creates a downward bias in – aggregate demand – weakening the global economy. Moreover, the system has the peculiar property that poor countries are lending trillions of dollars to the US, at essentially zero interest rate, while within their country there are so many needs to which the money could be put. The Commission argues that a new Global Reserve System is “feasible, non-inflationary, and could be easily implemented”.»

Ajoutons encore, pour compléter le tableau et mieux définir l’atmosphère quelques événements, du côté chinois, disons quelques éléments épars…

• La Chine a fait une proposition qu’elle estime “constructive”, comme une participation à une réorganisation du système financier et monétaire mondiale, mais elle n’en ignore pas moins qui est le coupable principal du désordre actuel, – et elle le dit. Une nouvelle de Bloomberg.News, le 26 mars 2009, commente le dernier “commentaire” sur le site de la banque centrale chinois, – décidément l’un des centres principaux de subversion sur le Net, – et le Net lui-même, réseau principal de la bataille qui secoue l’univers:

«China’s central bank said complacency and a conviction in the U.S. and developed economies that markets always correct themselves triggered the global financial crisis. “Market forces, if unchecked, will lead to asset bubbles and ultimately a disastrous market clearing in the form of a financial crisis like the current one,” the People’s Bank of China’s research arm said in a report on the central bank’s Web site today.

»China is publishing its appraisal of the worst financial crisis since the 1930s as world leaders prepare to attend a meeting of the Group of 20 largest economies in London next week. Central bank Governor Zhou Xiaochuan earlier today lambasted governments that failed to emulate China’s “decisive” action to fix their economies. “Although the U.S. regulatory structure was a complex patchwork of fragmented agencies and jurisdictions some believed that it worked quite well,” the central bank said. “The cost of waiting for the system to break has turned out to be tremendous.”»

• La Chine n’est pas seule, et ne sera sans doute pas seule au G20. L’état d’esprit commence à être diablement exacerbé, comme le montre les remarques d’un Lula. On sait que son pays, le Brésil, est directement intéressé à la démarche chinoise.

Face à ces initiatives chinoises et les échos qui les accompagnent, les réactions US sont finalement, d’abord, plutôt incertaines, fluctuantes, reflétant l’extrême désordre intérieur de cette puissance qui est la cause, le moteur et le réceptacle principale de la crise. Il y a d’abord une réaction d’extrême fermeture, puis des fluctuations, une ouverture de Geithner aussitôt suivie d’un raidissement parce que les marchés réagissent en retraitant, évidemment. C’est ce que note rapidement The Independent du 27 mars 2009: «So seductive was the idea, indeed, that the US Treasury Secretary, Tim Geithner, seemed initially to entertain the possibility – precipitating a fall in the dollar and a rapid about-turn. The fumbled US response, however, hints at an opening for China to exploit in future.»

Pour autant, l’état d’esprit de l’establishment, des milieux financiers, des dirigeants US, etc., est toujours le même, – et l’on comprend que c’est lui qui compte en l’occurrence. Il s’agit d’arrogance, de certitude de la puissance américaniste, d’hégémonie de droit divin plus que de conquêtes affirmées, d’inconscience sans espoir d’illumination, d’inculpabilité et d’indéfectibilité comme caractères psychologiques et ainsi de suite. Un excellent article de l’économiste, auteur et expert, Douglas Rediker, sur le site The Washington Note du 26 mars 2009, exprime bien cela, avec Rediker ayant comme position que ces mêmes milieux feraient bien au contraire de se préparer à devoir céder, et qu’il serait préférable de le faire dans le compromis qu’en catastrophe:

«Since China's proposal, I have had several conversations with knowledgeable China-hands and economists who argue that the proposal is simply posturing and that the shift away from the US dollar is not likely to happen anytime soon, so why worry? In reply I simply note that in today's parlous economic environment, taking anything for granted would be a grave mistake – especially when the amounts involved are so very, very large.»

A côté de ces certitudes taillées dans le marbre du domaine financier et qui semblent devoir résister à toutes les chutes, à toutes les évidences, il faut rappeler l’évolution affirmée de ce qui semble un changement profond de la politique de sécurité nationale des USA. Les événements s’accumulent, pour montrer et démontrer le recul accéléré de l’influence US, car c’est bien cette “influence”, par le biais principalement de la communication, qui fait l’apparence de l’hégémonie des USA sur leur époque. On peut consulter, pour prendre les chroniques les plus rapprochées, hier et aujourd’hui, ce qu’on peut écrire de la crise mexicaine et de la crise des anti-missiles en Europe. Il s’agit, comme nous l’observons par ailleurs, «…de se “désengager” d’un état d’esprit, de se “désengager” d’une perception, exactement comme l’on tend à répudier une vision virtualiste s’attachant à une autre réalité que la “réalité réelle”», – et c’est ce qu’est en train de faire, contrainte et forcée ou consentante c’est selon, l’administration au niveau de la politique de sécurité nationale.

Ce que nous voulons signifier par l’exposition de ces divers points, c’est que, pressés de “bouger” sur le dollar, refusant après quelque flottement sous la pression tyrannique du marché et d’un establishment financier resté dans une bulle de pseudo-volonté de puissance, version hollywoodienne et Wall Street, les USA sont par ailleurs dans un processus de chute accélérée de leur puissance. Comme l’on sait, il s’agit bien, également, de l’éclatement, volontaire celui-là, sous l’action de l’administration Obama, d’une “bulle” virtualiste de puissance. N’espérez par ailleurs aucun redressement alors que, contrairement aux incroyables illusions des “experts” européens sur les capacités militaires US, le Pentagone est paralysé et au bord d’un crash type Wall Street circa-septembre 2008.

L’intraitable psychologie américaniste

Dans ce cadre général, relativement à la situation de la puissance US et de la psychologie US, notre appréciation de la situation de la contestation du dollar qui est le thème central du propos est que nous n’assistons pas à une lutte de puissance, voire à une concurrence d’hégémonies antagonistes (entre la Chine et les USA). La position chinoise correspond à une perception raisonnable de la situation. Au contraire de l’antagonisme et de la concurrence, empruntant en cela l’avis de Rediker pour le pousser vers sa logique politique, la proposition chinoise nous apparaît comme très loin d’être un défi, ou un appel à l’insurrection anti-dollar; nous la verrions plutôt comme un arrangement cherchant à éviter le pire, et de plus en plus à mesure que la situation évolue, quasiment de jour en jour.

Ce que nous percevons, surtout du côté de la politique de sécurité nationale US mais extensible à s’autres parties du système puisqu’il s’agit de psychologie, c’est ce phénomène de “désengagement psychologique” de la “bulle” de l’époque bushiste, elle-même continuation de la “bulle” créée par Clinton à partir de 1996, avec la mise en place de la narrative de l’“hyperpuissance”. Cet épisode n’était pas un épisode de construction concrète d’une puissance, mais de représentation virtualiste de la montée d’une puissance; la réalité, on le sait ou on devrait le savoir, était qu'il se passait exactement l'inverse, c’est-à-dire un processus de déclin d’une puissance, d’autant plus rapide qu’on vit dans l’illusion du contraire, donc sans se croire obligé de veiller à l’entretien de ce qu’il reste de puissance; l’histoire du déclin de l’USAF jusqu’à son actuelle situation catastrophique, prise comme exemple du phénomène, est parfaitement illustrative de la chose.

Wall Street et l’“industrie de la finance” n’échappent pas à cette vulnérabilité psychologique, comme on l’a vu avec l’affaire des bonus d’AIG, dont on se doute bien qu’elle peut se reproduire, toujours pour le cas de Wall Street, sous d’autres formes et à tout moment. C’est la logique même puisque ce que nous décrivons, c’est la crise de la psychologie américaniste parvenue à son terme. Par contre, Wall Street continue à se considérer dans une situation inexpugnable de sécurité, un peu comme se considérait encore, fin 2003, la communauté de sécurité nationale, quand la situation en Irak pouvait encore faire illusion, ou jusqu’en 2007-2008, pour ceux qui prirent le “surge” en Irak pour le triomphe d’une stratégie générale alors qu’il ne s’agissait que d’un expédient tactique.

Il y a une espèce de dichotomie antagoniste entre l’équipe de sécurité nationale d’Obama, dont Obama serait plus proche par l’état d’esprit, et son équipe économique, notamment Summers (surtout) et Geithner. D’une façon plus générale, il apparaît plus difficile à la psychologie américaniste d’envisager, encore moins d’accepter une modification au rôle du dollar, une simple adaptation relative de sa puissance, un passage à une hégémonie partagée pour installer une certaine stabilité dans le système, qu’une réduction de son hégémonie militaire et de son influence politique, d’ores et déjà en cours d’exécution. Si l’on veut, il serait plus facile de réduire les ambitions du complexe militaro-industriel que celles de Wall Street. Il y a d’ailleurs une certaine logique dans ce constat, puisque l’argent et la puissance de l’argent sont au cœur du “contrat” (vraiment dans le sens comptable) de l’américanisme. Même isolationniste et avec des forces armées très réduites, comme elles l’étaient dans les années 1920, l’Amérique développait une puissance financière extraordinaire, qui lui permit de s’imposer comme la première puissance du monde avant que la guerre ne sanctionnât cette position.

Justement, la guerre a tout changé, ce qui nous conduit au dilemme actuel. L’achèvement de l’installation de la puissance financière des USA se concrétisa dans l’installation du dollar dans sa position privilégiée, ce qui ne fut possible qu’à cause de l’hégémonie politique et militaire installée aisément, avec les autres belligérants (alliés et ennemis) brisés, à l’occasion de la victoire de 1945. La position du dollar a donc exprimé bien plus que la puissance financière des USA, mais aussi son hégémonie politique et militaire. Aujourd’hui, l’on arrive à une situation où la position du dollar persiste tandis que l’hégémonie politique et militaire disparaît et que l’“industrie financière” s’effondre. La logique et le bon sens, pour une fois réconciliés, voudraient que le dollar modifiât sa position selon cette évolution. La psychologie américaniste, indifférente à la logique commune et au bon sens, dit exactement le contraire: la puissance hégémonique américaniste ne tient plus que grâce à la position du dollar; il n’est donc pas question de céder sur le dollar, – dans tous les cas est-ce ce que l’on distingue de la position dans l’establishment en général. Cette situation est également importante pour un cas essentiel synthétisant ce qui précède: se dégage pour ce cas, l’affaire du dollar, le point exceptionnel où la crise financière et économique passe fondamentalement dans le domaine politique.

L’affaire du dollar est le nœud de la bataille. Si l’Amérique ne cède pas, ce sera une terrible bataille entre elle et le reste; si certains dans sa direction, envahis par l’“esprit de désengagement” qu’on trouve au niveau de la sécurité nationale, estiment qu’il faut céder, ils se heurteront à une farouche résistance à l’intérieur de l’establishment, avec des perspectives de déstabilisation majeure. Il serait également possible, sinon plus probable, que les deux options interviennent plutôt comme deux situations en séquence, la seconde enchaînant sur la première.

Dans tous les cas, le problème central n’est pas la Chine, même si l’on voit la Chine agir comme elle le fait. Le problème central reste les USA, leur crise, leur stabilité, et leur incapacité psychologique qu’on jugerait absolue de concevoir que l’américanisme n’exerce plus une prépondérance et une hégémonie elles-mêmes absolues, comme il l’a fait pendant deux tiers de siècle. Il est très difficile d’envisager que ce problème, en train de devenir absolument politique, se règle “à l’amiable”, par le compromis, jusqu’à l’installation d’un nouvel arrangement international.


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