Histoire belge : le F-35 en réparation d’urgence

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Histoire belge : le F-35 en réparation d’urgence

Pour débuter, il suffit de contempler la bonne bouille d’André Flahaut, ministre du budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles (*) et de savoir qu’il intervient au cours d’une interview, vendredi 6 avril, dans un imbroglio à-la-belge qui vient d’éclater dans le scénario du “remplacement des F-16 belges par le F-35 [JSF]” qui semblait écrit d’avance, pour comprendre que nous sommes dans un nouveau chapitre d’une si longue histoire concernant, non pas tant la Belgique et le JSF qui est une histoire par défaut et par intrigue, mais plutôt la Belgique et le Rafale, qui devrait être une évidence depuis maintenant trente ans (oui, 30 ans, depuis 1986-1989). Flahaut est intervenu avec vigueur dans un scandale suscité par les partisans du F-35, en demandant des sanctions contre des pratiques peu honorables (on va voir là-dessus plus loin) et en réaffirmant l’intérêt d’une offre européenne (c’est-à-dire celle les Français et du Rafale, si tant est que la France veuille mettre un peu plus de vigueur, juste un peu plus de vigueur vous voyez, dans sa démarche).

D’abord, un rappel pour situer, et le personnage (Flahaut), et l’arrière-plan de la crise Belgique-Rafale-JSF, car les deux-trois sont liés... Ce même André Flahaut, en effet, fut ministre de la défense du gouvernement fédéral (le gouvernement au-dessus de tous les autres gouvernements, mais sans nécessairement l’autorité qui va avec), de 1999 à 2006. Il eut un rôle à jouer, pour ce pays qui est équipé de F-16, dans “la question du JSF” (traduisons par la “réponse” : “de toutes les façons, tout pays équipé de F-16 doit choisir le F-35 comme remplaçant”). Se distinguant courageusement de nombre de ses collègues de pays équipés de F-16, notamment de l’OTAN, il affirma la nécessité d’un choix européen (le Rafale, pour faire bref) en 2002, à l’époque où une première fournée de souscripteurs au programme JSF/F-35 (dont certains des 4 premiers acheteurs européens du F-16, dont la Belgique) était embarquée dans la galère américaniste ; c’était précisément en février 2002, lorsque la Hollande fit un choix scandaleux en faveur du JSF, qui tourna à la tragédie silencieuse et étouffée prestement après l’élimination physique du leader populiste Pim Fortuyn (adversaire de l’achat du JSF) par une opération de type Stay Behind (dit aussi Gladio).

Le 15 février 2002, après que le gouvernement hollandais qui fait partie d’une entente informelle du type Benelux (Belgique-Nederland-Luxembourg) pour nombre de démarche eût annoncé le choix du JSF pour la Hollande, nous rapportions de quelle façon Flahaut ne se privait pas de dire tout haut son mécontentement :

« Il faut mentionner une réaction belge au choix néerlandais, qui s'explique là encore[...] par les liens particuliers unissant la Belgique et les Pays-Bas, qui donnent à la Belgique un certain droit, sinon de regard, dans tous les cas un droit de commentaire appuyé sur les décisions néerlandaises dans le domaine. Le ministre belge de la défense André Flahaut a usé de ce droit, le 10 février, et une dépêche de l'Agence Belga en a rendu compte. En voici des extraits :

» “La Belgique ne se sent pas liée par la décision des Pays-Bas de s'engager dans le programme de chasseur américain JSF, a affirmé dimanche [10 février 2002] le ministre belge de la Défense, M. André Flahaut, qui a implicitement regretté un choix fait sans concertation avec ses partenaires européens. [...] [La décision néerlandaise], en principe purement ‘industrielle’, contraindra toutefois de facto les Pays-Bas à acquérir le F-35 vers 2010 pour remplacer les 137 F-16 de la force aérienne néerlandaise (KLu). La Haye a prévu de dépenser près de six milliards d'euros pour cet achat et estime pouvoir ainsi acheter 85 appareils. ‘Les Pays-Bas sont un État souverain, la Belgique aussi. Elle ne se sent pas liée par le choix néerlandais’, a affirmé M. Flahaut à l'Agence Belga dans l'avion qui l'amenait dimanche au Bénin pour une visite de trois jours.

» Le ministre de la Défense a rappelé que le gouvernement belge avait décidé en mai 2000, en adoptant le ‘plan stratégique’ de modernisation de l'armée sur quinze ans de ne pas s'engager dans le programme JSF, comme le proposaient les Etats-Unis, et de conserver ses F-16 en service jusqu'en 2015. La Belgique devrait alors acheter un avion existant (‘sur étagère’) et M. Flahaut n'a pas caché dimanche sa préférence pour “une solution européenne”. [...]M. Flahaut a regretté que les Pays-Bas n’aient pas, en choisissant le JSF, fait preuve de “cohérence européenne” comme les ministres de la Défense des Quinze en avaient convenu en adoptant l'an dernier un “plan d'action” pour remédier aux faiblesses militaires de l'UE. [...]Selon M. Flahaut, les Pays-Bas n'ont procédé à aucune concertation avec la Belgique avant de prendre leur décision, alors que les deux pays sont liés depuis 1996 par un accord de coopération aérienne baptisé ‘Deployable Air Task Force’ (DATF) en vertu duquel les F-16 belges et néerlandais ont opéré conjointement lors du conflit du Kosovo, au printemps 1999.” »

Nous voici 16 ans après, c’est-à-dire 16 ans après que le JSF devenu F-35 ait empilé catastrophe sur catastrophe, et que, pourtant, ou plutôt par conséquent tant la catastrophe semble aujourd’hui argument de vente, les partisans en Belgique du JSF venaient de monter ces derniers mois une opération acceptable dans la manière comme dans le style de l’américanisme triomphant pour que ce pays (la Belgique) en viennent enfin à choisir le fer à repasser à l’élégante livrée camouflée de Lockheed-Martin. Mais il y a eu, il y a trois semaines, un “scandale”, ou si l’on veut la révélation d’un document de Lockheed-Martin expliquant qu’on pouvait prolonger de six à huit ans la vie des F-16 belge alors que la soi-disant fin de vie opérationnelle quasiment atteinte nécessitait, toujours selon la même bande, un achat rapide de JSF pour la Belgique.

Vendredi matin, on a donc entendu l’intervention de Flahaut sur la RTBF, ci-dessous d’après un texte du Soir de Bruxelles qui offre la vidéo de cette intervention (entendre et voir sur la question qui nous intéresse à partir de 07’ 30”/08’00” sur les 12’00” de la vidéo). Flahaut appuie l’évolution vers une enquête judiciaire mettant en cause des officiers de la Force Aériennequi n’ont pas communiqué au ministre concerné les documents assurant de la possibilité de prolonger le service actif des F-16.

« “Le dossier de remplacement des F-16 est plombé. Il est foutu. Il faut que des têtes tombent, notamment du côté de l’armée, et que des plaintes soient déposées au niveau du pouvoir judiciaire”, a affirmé vendredi matin André Flahaut, l’actuel ministre du Budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles et ancien ministre de la Défense de 1999 à 2007, sur les ondes de La Première (RTBF). “Des fautes graves ont été commises”, a-t-il ajouté.

» “Il faut changer les hommes, reconstituer les équipes, reprendre les dossiers et surtout intégrer les nouveaux éléments qui sont aujourd’hui sur le plateau, à savoir la proposition française de partenariat européen qui est certainement plus intéressante qu’une opération économique et commerciale du F-35 ou de l’Eurofighter”, a poursuivi M. Flahaut (PS).

» Le remplacement des F-16 de l’armée belge a pris une nouvelle tournure le mois dernier, quand plusieurs médias ont rapporté que, d’après une étude de Lockheed Martin, la durée de vie de ces avions pouvait être prolongée de six ans, contrairement à ce qu’a toujours assuré la Défense. Dans la tourmente, le ministre Vandeput (N-VA) – qui affirme ne pas avoir été mis au courant – a commandé deux études, dont un audit interne à l’armée actuellement en phase de finalisation. Selon le quotidien De Morgen, il en ressortirait que le cabinet du ministre n’avait effectivement pas été informé des calculs de Lockheed Martin. »

Le sel de l’aventure, c’est bien entendu qu’un document de Lockheed-Martin (possibilité de prolonger la vie active des F-16, inutile de se presser pour lui trouver un remplaçant) torpille la démarche qu’on jugerait évidemment suggérée, chouchoutée, achalandée par Lockheed-Martin (il faut vite remplacer les F-16 à bout de souffle par le seul avion qui vaille, le F-35). On peut chercher parmi des hypothèses élaborées par nos cerveaux endimanchés, dont certaines exotiques.

• Une absence de coordination dans l’usine à gaz qu’est Lockheed-Martin (LM) et certains cloisonnements existant entre les très nombreux réseaux d’influence US en Europe/en Belgique. Certains peuvent travailler sur le maintien maximal des F-16 en service, moyennant une modernisation sur laquelle la société US fait de gros bénéfices ; ce réseau-là est en place depuis longtemps, les F-16 belges ayant déjà subi de nombreuses modifications. (On rappellera une confidence que nous avait faite un chef d’état-major général belge, il y a déjà longtemps, une quinzaine d’années après la livraison des premiers F-16 en 1979 : « Une fois qu’on a acheté américain, on en est quasiment prisonniers. Ils ne cessent de vous proposer de nouvelles améliorations, modernisations, etc., que la Force Aérienne [belge] nous présente comme essentielles... ») Cette démarche fait partie d’un réseau LM-USAF qui peut très bien travailler indépendamment du travail d’influence pour l’achat de F-35.

• Une autre suggestion qui nous vient d’une source européenne en verve, notant les difficultés grandissantes de LM avec les marchés F-35, avec un avion qui ne marche pas, dont nul ne peut assurer ni les performances, ni le simple emploi opérationnel. La plupart des clients déjà enregistrés du F-35 sont des participants à une pseudo-coopération et liés par des accords de longue date qui limitent les recours. Par contre, un marché réalisé aujourd’hui pourrait contenir des clauses de compensation en cas des problèmes de livraison/de fonctionnement défectueux, etc. LM peut très bien avoir choisi de “geler” le marché belge pour quelques années de difficultés en attendant l’inéluctable triomphe final du F-35.

• On observera ainsi que les partisans du F-35 en Belgique, qui veulent l’avion tout de suite, peuvent très bien dans cette optique être en désaccord avec LM qui considère qu’il faut observer une pause tactique dans la vente de l’avion. Cela s’appelle, comme disait de Gaulle, “la discorde chez l’ennemi”...

Qu’importe enfin... L’essentiel est que le F-35 est désormais confronté à la probabilité de l’échec d’un achat immédiat, et surtout à la probabilité d’un certain démantèlement du réseau pro-JSF à l’intérieur de la Force Aérienne comme chez les politiques (essentiellement du côté flamand). Le ministre de la défense, flamand lui-même et pro-JSF, est dans une position très délicate. On a vu que la question de sa démission est posée, à laquelle Flahaut se refuse à répondre avec un sourire entendu, par simple correction politique ; mais bon, admettons qu’il n’en pense pas moins.

C’est donc aux Français de prendre la main, comme le suggère Flahaut. C’est de ce côté que les difficultés sont les plus grandes, les Français ayant montré, depuis 1974-1975, depuis 1986-1989 (voir les historiques de ces phases dans les textes référencés plus haut), puis ces dernières années dans l’actuelle compétition, une maladresse, une ignorance complète du monde politique belge, une pusillanimité, une absence de stratégie qui n’ont jamais cessé de nous ébahir. Depuis la vente de Mirage 5 dans les années 1960, du temps d’un Marcel Dassault encore frais et vigoureux soutenu par l’appui impérial d’un De Gaulle, – tout ceci explique une bonne partie de tout cela, tout de même, – les Français ont, avec les Belges, au niveau des avions de combat, malgré un climat extraordinairement favorable à la France dans les forces armées belges dans les années 1970-1990, absolument tout raté. On verra bien si, cette fois...

Que voulez-vous, la Belgique n’est pas un Émirat, avec ses nombreux mirages qu’une seule rafale de vent de sable parvient à dissiper...

 

Note

Aparté et Nota Bene : il est i-nu-t-i-le de nous demander ce qu’est ce “gouvernement” dont fait partie le ministre Flahaut par rapport à tel autre, tel autre, tel autre, tel autre et ainsi de suite en Belgique. Après plusieurs décennies de la vie d’un Français égaré en Belgique, la sagesse enseigne de ne pas essayer de comprendre, encore moins de débrouiller le nœud gordien du pouvoir tel qu’il se noue, se renoue et se dénoue en une infinité de fils rouges en Belgique... Nous croyons ne pas être loin de la vérité en proposant l’idée que la Belgique est le pays qui a le plus de ministres au km2 et où chaque citoyen pourrait presque avancer qu’il a peut-être bien un ministre pour lui tout seul.