Notes sur l'actualité d'un échec et l'avenir d'une erreur

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Notes sur l'actualité d'un échec et l'avenir d'une erreur

La décision attendue le 1er février du cabinet néerlandais sur l'entrée dans le programme JSF ne fut pas prise à cette date, au contraire de ce qui était prévu (voir notre Analyse du 30 janvier). La décision fut reportée à la réunion ministérielle du 8 février. Finalement, le cabinet a décidé non seulement l'entrée dans le programme industriel JSF à hauteur de $800 millions, mais le principe d'une commande de JSF pour la Royal Netherland Air Force (RnethAF ou Klu en néerlandais), — qui serait en principe, selon les données budgétaires théoriques actuelles, de 85 exemplaires pour remplacer les 137 F-16 actuels.

Divers événements concernant cette question Pays-Bas/JSF avaient été signalés, dès la semaine où devait avoir lieu primitivement la décision du cabinet. Nous en retenons deux qu'il est bon d'avoir à l'esprit pour le développement de l'analyse.

• Le 31 janvier, le président du Sénat belge, le libéral Armand De Decker, avait publié un communiqué où il s'était dit « inquiet » de la possibilité du choix du JSF par les Pays-Bas, parce que, ce faisant, « les Pays-Bas mettent leurs partenaires du Bénélux devant le fait accompli ». Pour De Decker, un choix JSF serait un « détricotage » de l'effort d'intégration militaire du Bénélux. De Decker dénonçait la volonté américaine de mettre les pays européens utilisateurs de F-16 « dans une situation qui les conduirait à renoncer à acheter un avion européen ».

• La société EADS, qui détient près des trois-quarts du programme Eurofighter (concurrent dans la compétition) avait envoyé en date du 1er février une lettre personnelle signée par le président du C.A. de la société franco-allemande, Rainer Hertrich, à chacun des ministres néerlandais, une lettre qualifiée d'« incendiaire ». EADS/Hertrich citait les conditions du choix, qu'il dénonçait par rapport à ce qu'on doit attendre d'une compétition loyale, et aussi les conséquences négatives radicales qu'aurait un choix néerlandais du JSF pour l'industrie européenne.

Durant la semaine qui a suivi la décision repoussée du 1er février et précédé le jour de la décision, la tension a monté considérablement à La Haye, où la position du gouvernement s'est négocié pied à pied, et jusqu'à l'arraché. Par exemple, le 6 février, il n'était pas question d'une décision où aurait été incluse la commande de JSF, qui fut finalement incluse. Le même 6 février, il manquait encore une part substantielle ($200 millions ?) de l'apport des industriels néerlandais à la mise de fond (50% de l'engagement total) ; le 7 février au matin, les $200 millions (?) manquants étaient déposés sur la table, « rubis sur l'ongle et comme par miracle », observe une source européenne qui a suivi ces dernières tractations.

Ce qui fut marquant pendant ces quelques jours, c'est le climat établi de marchandages âpres, d'équilibrages politiques, d'engagements, de promesses, d'échanges, etc, et, d'une façon extrêmement caractéristique et qui laisse à penser, beaucoup plus entre les diverses factions hollandaises (ou partis ?) qu'entre les différents soumissionnaires.

• On eut finalement l'impression que l'important était d'organiser un équilibre politique qui arrangeât toutes les factions, autour d'un choix qui ne pouvait être que celui du JSF, ou encore, comment organiser le monde politique néerlandais en fonction du choix du JSF américain, d'ores et déjà fait et conclu. La source européenne qu'on cite signalait combien ces quelques jours dissipaient toutes les illusions qu'on pouvait entretenir sur la qualité de la démocratie néerlandaise : « Désinformation, mensonges, manipulations, tout y est passé. En deux ou trois jours, on comprend comment fonctionne la démocratie néerlandaise. »

• Le résultat de ces tractations peut être jugé comme sans surprise et conforme aux habitudes. C'est le jugement conforme. Il peut être apprécié d'autre part d'une façon plus large et plus par la voie du bon sens que par celle de l'acceptation de positions politiques installées durant un demi-siècle de conformisme atlantiste. On observe alors que la décision concerne le choix d'un avion militaire américain qui n'existe pas, à l'heure où la tension entre l'Europe et les USA s'installe, à l'heure où la confusion règne à Washington emporté dans une politique belliciste de plus en plus incompréhensible et impossible pour les Européens, à l'heure où les officiels dirigeants l'OTAN tentent, avec des difficultés grandissantes, de contrecarrer la perception générale de la marginalisation radicale de l'OTAN. (Le JSF a été choisi au nom de la fidélité au catéchisme-OTAN, auquel les politiciens néerlandais vous affirment qu'ils sont très sensibles).

Le choix néerlandais s'est fait contre des avions européens qui existent et dont les propositions ont été appréciées avec une moue dubitative, quand elles l'ont été. L'urgence extraordinaire pour prendre cette décision porte sur le remplacement d'un avion (le F-16 néerlandais) dont des sources techniques néerlandaises assurent qu'il a fort peu volé (2.500 heures sur un potentiel de 8.000 heures) et qu'il pourra rester opérationnel jusqu'en 2013-2015. La nécessité opérationnelle de la modernisation d'une force de combat pour affronter d'éventuelles forces aériennes ennemies se mesure à l'aune des conflits du Kosovo et de l'Afghanistan, – c'est-à-dire qu'elle est nulle pour l'immédiat. La seule chose qu'on peut avancer avec certitude, c'est que l'opération a permis de raffermir les liens entre le monde politique néerlandais et les contractants américains. Plus qu'une opération de type politique et atlantiste (un choix des atlantistes pro-américains contre d'éventuels autres, s'il y en a aux Pays-Bas), on verra dans cette aventure une entreprise affairiste et politicienne, où beaucoup de promesses accompagnaient beaucoup d'illusions, où le monde politique néerlandais constitué en une véritable caste a choisi l'argument d'un choix industriel extrêmement hasardeux et du choix parfaitement inutile d'un avion de combat pour effectuer ses reclassements nécessaires, à coups d'influences, d'alliances et de prébendes, avant les prochaines élections. Il est par exemple généralement reconnu par nombre d'observateurs que le premier ministre Wim Kok, au départ assez peu favorable au JSF, a finalement suivi les libéraux qui s'en étaient fait les inconditionnels, pour éviter une crise politique dont il ne voulait pas avant les élections de la fin du printemps.

Face au choix néerlandais, une vraie colère européenne

Le choix du JSF, qui semblait inéluctable dès le 5 ou le 6 février, a eu divers effets chez les autres concurrents (européens) et les diverses forces qui les soutenaient. Deux chefs d'États (Chirac et Schröder) sont intervenus téléphoniquement auprès du Premier ministre néerlandais comme l'a fait, dans l'après-midi du 7 février, le Commissaire européen pour les relations extérieures Chris Patten, — bien sûr, toutes ces interventions en faveur d'un choix européen.

Les industriels concernés, qui impliquaient de facto l'essentiel du monde aéronautique européen (Allemagne, Espagne, France, Italie, UK), se sont trouvés réunis d'une façon générale par un sentiment très européen, malgré la concurrence qui existait entre certains d'entre eux. La position très particulière des Britanniques est en ceci que le Royaume-Uni participe également au programme JSF/F-35 à hauteur de $1,9 milliard, avec possibilité d'acquisition de la version à décollage vertical du F-35. Certaines indications actuelles montrent que les Britanniques ne sont pas spécialement à l'aise avec leur engagement dans le JSF/F-35, dont ils craignent des dérives de coût, de délais, etc. D'autre part, les mêmes Britanniques comptaient énormément sur une commande néerlandaise du Typhoon car ils comptaient sur cet apport d'argent frais pour la version avancée (celle proposée aux Néerlandais) qu'ils veulent pour la RAF, et que ni les Allemands, ni les Italiens, ni les Espagnols ne veulent financer. D'où ce commentaire anticipé du Sunday Times, mi-figue mi-raisin, dès le dimanche 3 février, annonçant ce qui était en principe une bonne nouvelle pour les Britannique (participation au programme JSF) :

« While the F-35's success is good news for BAE, it is a double-edged sword. BAE is also one of the main contractors on Eurofighter, and one of the aircraft's assembly lines will be at the company's Wharton, Cheshire, facility. »

La nouvelle de la sélection du JSF/F-35, et même la perception de son caractère irrémédiable, ont provoqué des réactions très vives dans “le camp” européen, notamment selon le constat assez évident, reconnu par la plupart des observateurs (mais rarement écrit, certes), que les conditions de la “compétition” avaient été largement et fortement manipulées pour favoriser une victoire américaine. Un projet de lettre à expédier à l'association des constructeurs aéronautiques néerlandais NIFARP fut même élaboré le 7 février, signée des présidents des sociétés européennes impliquées dans le marché. Les termes sont intéressants, qui indiquent le degré de mécontentement où se trouvaient les industriels européens à cette occasion. La lettre signalait notamment son appréciation selon laquelle NIFARP (l'association des industriels néerlandais) « has solely generated and maintened a biased evaluation process, directed exclusively at participating in the JSF development project ». La lettre indiquait également l'intention des signataires de cesser tout contact avec les membres de NIFARP, – adoptant délibérément une forme brutale : « In one sentence and with Dutch clarity: we will not continue to do business with you anymore. »

Comment le choix du JSF pourrait être une erreur historique

L'impression générale qu'on retire de cet événement, notamment pour ce qui concerne l'avenir, pourrait finalement apparaître, du point de vue européen en général, comme moins catastrophique qu'on ne pourrait le craindre. Même si l'écho médiatique grand public, presse et TV, de cette affaire a été quasi-nul, – signe quasi-certain qu'il s'agit d'un événement important – l'effet dans les milieux européens a été par contre important. Le choix du JSF par les Néerlandais a été ressenti comme un événement d'une réelle gravité, une menace directe portée à la fois contre l'industrie européenne de défense et contre le processus PESD de défense européenne. Il a été perçu comme un événement politique et stratégique de première dimension. Il est possible, sinon probable, que le choix néerlandais suscite une mobilisation industrielle et militaro-politique de première importance. Il y a eu, à La Haye, la perception d'une certaine unité européenne face à ce qui a été perçu comme une offensive américaine caractérisée.

Il faut mentionner une réaction belge au choix néerlandais, qui s'explique là encore (comme dans le cas de De Decker, mentionné plus haut) par les liens particuliers unissant la Belgique et les Pays-Bas, qui donnent à la Belgique un certain droit, sinon de regard, dans tous les cas un droit de commentaire appuyé sur les décisions néerlandaises dans le domaine. Le ministre belge de la défense André Flahaut a usé de ce droit, le 10 février, et une dépêche de l'Agence Belga en a rendu compte. En voici des extraits :

« La Belgique ne se sent pas liée par la décision des Pays-Bas de s'engager dans le programme de chasseur américain JSF, a affirmé dimanche [10 février] le ministre belge de la Défense, M. André Flahaut, qui a implicitement regretté un choix fait sans concertation avec ses partenaires européens. [...]) [La décision néerlandaise], en principe purement ''industrielle'', contraindra toutefois de facto les Pays-Bas à acquérir le F-35 vers 2010 pour remplacer les 137 F-16 de la force aérienne néerlandaise (KLu). La Haye a prévu de dépenser près de six milliards d'euros pour cet achat et estime pouvoir ainsi acheter 85 appareils. ''Les Pays-Bas sont un État souverain, la Belgique aussi. Elle ne se sent pas liée par le choix néerlandais'', a affirmé M. Flahaut à l'Agence Belga dans l'avion qui l'amenait dimanche au Bénin pour une visite de trois jours.

» Le ministre de la Défense a rappelé que le gouvernement belge avait décidé en mai 2000, en adoptant le ''plan stratégique'' de modernisation de l'armée sur quinze ans de ne pas s'engager dans le programme JSF, comme le proposaient les Etat-Unis, et de conserver ses F-16 en service jusqu'en 2015. La Belgique devrait alors acheter un avion existant (''sur étagère'') et M. Flahaut n'a pas caché dimanche sa préférence pour ''une solution européenne''. (...) M. Flahaut a regretté que les Pays-Bas n'aient pas, en choisissant le JSF, fait preuve de ''cohérence européenne'' comme les ministres de la Défense des Quinze en avaient convenu en adoptant l'an dernier un ''plan d'action'' pour remédier aux faiblesses militaires de l'UE. (...) Selon M. Flahaut, les Pays-Bas n'ont procédé à aucune concertation avec la Belgique avant de prendre leur décision, alors que les deux pays sont liés depuis 1996 par un accord de coopération aérienne baptisé ''Deployable Air Task Force'' (DATF) en vertu duquel les F-16 belges et néerlandais ont opéré conjointement lors du conflit du Kosovo, au printemps 1999. »

Cette réaction belge est intéressante. Il faut en tenir compte pour dégager les enseignements précis de la décision néerlandaise et tenter de présenter quelques points qui s'inscriront dans les quelques années à venir dans le paysage européen. Ces points sont appréciés notamment à la lumière de ce qui nous semble une hypothèse très justifiée, comme on a commencé à la voir avec les péripéties aux Pays-Bas, à savoir qu'une réaction européenne va s'affirmer face à la poussée américaine/JSF sur les marchés européens.

• Les Néerlandais ont pris un risque considérable. Programmer aujourd'hui un F-35 à $35 millions en 2010-2012 n'est pas une démarche sérieuse. Les traditions américaines, le tour pris par la situation du DoD et la situation budgétaire, avec une carte blanche à tous les développements militaires, représentent un retour à la méthode Reagan. Les années 1980 sont une période restée fameuse pour ses dépassements de coût dans les programme. Notre appréciation est que le JSF devrait échapper à tout contrôle sérieux de gestion, suivre la courbe habituelle de l'inflation des programmes du DoD, c'est-à-dire atteindre au mieux (hypothèse optimiste) $80-$100 millions autour de 2008-2010. Encore ne dit-on rien des querelles probables entre services US (USAF, Navy, Marines) dans ce programme joint. Dans ces conditions, la Klu prend le chemin d'un “désarmement structurel”, puisqu'elle ne pourrait acquérir avec les crédits dont elle disposera qu'autour de 25-30 F-35 pour remplacer 137 F-16.

• Les événements néerlandais montrent que les producteurs européens ne sont pas prêts à abdiquer, qu'au contraire ils devraient serrer les rangs face à la poussée américaine et verrouiller leurs engagements dans les grands programmes européens. Il y aura donc en Europe des forces aériennes à matériels européens et d'autres à matériels américains dans le futur. Si l'on ajoute les caractéristiques du F-35 avec sa dépendance des capacités de contrôle US, c'est vers un véritable découplage entre le noyau central des pays européens disposant de matériels européens (regroupés autour des trois grands pays européens) et les autres qu'on se dirige. Cela dans un environnement politico-militaire tendu : tensions entre Europe et USA, OTAN anémiée au profit de l'UE/PESD. Les pays (en général petits pays) qui auraient choisi le JSF se trouveraient isolés, rejetés sur la périphérie, créant de facto au niveau de la sécurité cette Europe “à deux vitesses” que ces mêmes petits pays craignent par-dessus tout. Les grands pays pourraient s'appuyer sur cette réalité dont ils auraient beau jeu de dire qu'elle n'est pas de leur fait, pour accentuer des processus leur assurant une plus grande autonomie solidaire en matière de défense, aux dépens des petits pays périphériques.

• Un cas particulier sera intéressant à suivre : la Belgique. A constater ses réactions au choix néerlandais, ce pays devrait rapidement s'estimer dégagé d'une solidarité bénéluxienne que les Pays-Bas eux-mêmes ont rompu. Les projets d'intégration des forces aériennes semblent par conséquent compromis et la Belgique devrait être tentée par son propre remplacement de ses F-16, en choisissant évidemment une option européenne. Un tel choix aurait nombre d'avantages pour la Belgique, en mettant ce pays dans le noyau central des nations équipées de matériels européens, avec les trois grands. Une telle évolution rejetterait d'autant sur la périphérie nordique les Pays-Bas avec leur choix JSF.

Si de telles tendances se confirmaient, le choix-JSF des Pays-Bas s'avérerait être une erreur historique pour ce pays. Il compromettrait ses chances d'occuper une place de choix dans la structure européenne de sécurité, digne de ce qu'il a toujours estimé être (“le plus petit des grands pays européens et le plus grand des petits”). Au contraire, les Pays-Bas perdraient irrémédiablement leur position de leader naturel des petits pays, dans ce domaine de la défense et des forces aériennes.

 

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