Habileté des “masses critiques”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Habileté des “masses critiques”

20 juin 2022 (16H45) – Deux événements, réalisés le même jour, sont à interpréter de la même façon, dans le même sens, dans la même dynamique symbolique, remplaçant aujourd’hui avec toute sa joyeuse mise à nu de l’imposture la dynamique politique qui n’a plus aucune force, plus aucun sens :

• Le résultat “historique” du Rassemblement National (RN) aux élections législatives, quelles que soient les autres circonstances (abstentions, etc.) qui valent pour tous.

• La décision du parti républicain du Texas, dans le chef de ses délégués représentants de la base, d’inscrire dans son programme l’affirmation que le président Biden est illégitime parce que son élection est issue d’une fraude électorale massive.

Je vais  d’abord présenter ma perception de ces deux événements, et par conséquent les raisons, pour mon compte, du rapprochement que je fais entre les deux. On devra noter avec attention que, dans ces circonstances et pour cette analyse, je ne tiens aucun compte des programmes en général, des capacités d’action politique institutionnelles, des manœuvres politiques envisageables, en bref de tous les rapports opérationnels des deux événements choisis avec la situation politique générale.

Seule m’intéresse la signification symbolique d’une intrusion d’éléments extérieurs dans des structures institutionnelles de pays où la prédominance du Système est avérée ; et l’on verra que je ne prête garde qu’à l’action de “citoyens” considérés collectivement sans position hiérarchique particulière ni vers le bas, ni vers le haut, – militants ou pas, abstentionnistes et ceux qui ne se sont pas abstenus, citoyens de rencontre fixés dans l’action qu’ils imaginent antiSystème, indépendants sans étiquette, ironie des circonstances, “complotisme” devenue une option sérieuse (dans ce cas, pour les USA, avec le documentaire de l’homme respectable qu’est Dinesh D’Souza, “2000 mules”).

La France, ou l’art du ratage vertueux

J’écarte comme orientation temporaire de mes hypothèses, – erronée et complètement démentie, – la rapide espérance d’une cohabitation Macron-Mélenchon comme source de « blocage institutionnel, [de] bordel créateur qui rouvre les possibles et le foutoir vitaliste… Tu tentes le chaos… ». Le grand vainqueur, c’est le RN, point final.

Pour moi, aucune importance politique, encore moins idéologique, mais choix collectif inconscient d’une option antiSystème que n’exprimait absolument plus ce parti. Cela ne signifie donc pas que Le Pen est antiSystème, je dirais même “bien au contraire” mais cela est complètement sans importance et personne ne lui demande une telle position qui n’aurait aucun effet. (Peut-être, par contre et d’une façon intéressante je pense, pour aider aux grands ‘événements à la souveraineté spirituelle’ que je décris, son succès lui imposera-t-elle de se refaire une virginité antiSystème ?) Ce qui importe principalement, c’est que le triomphe inattendu et assez remarquable de RN implique pour la France « une situation de quasi-ingouvernabilité » (selon l’économiste Dominique Reynié), – bref, le chaos par la droite (oublié, Mélenchon) plutôt que par la gauche, – mais le chaos toujours et sans aucun doute, et l’électeur avec ses surprises en est l’auteur.

« Tu tentes le chaos… », – seule chose qui importe, et nullement la prise du pouvoir (l’hypothèse Macron-Mélenchon ayant été une autre hypothèse de chaos par paralysie du pouvoir, par incompatibilité supposée et espérée des personnalités). Les présidentielles françaises, avec toute leur platitude, leur cahots (routiers dans ce cas), leurs censures, leurs conformismes à couper le souffle, leur « vide-zombies [et leurs] vide-ordures », ont accouché d’une perspective très constructive par une option tactique entièrement antiSystème de paralysie du Système.

Je serais pour mon cas particulièrement insistant sur l’effet probable de cette situation sur la politique extérieure. Je dois avouer ma lassitude d’entendre des bons pseudo- ou vrais“patriotes”, amis des équilibres stratégiques et respectueux d’une autorité présidentielle devenue fantomatique et zombifiée, faire l’éloge de ce président qui continue à vouloir “parler à Poutine”, “pour ne pas humilier la Russie”, tout en armant Zelenski avec des canons qui tirent sur les civils du Donbass. Le simulacre d’une politique étrangère néo-originale et pseudo-indépendante aura, dans la nouvelle situation, bien plus de mal à ne pas crever comme un ballon pourri et couturé de cicatrices mal formées et prêtes à s’infecter. Macron ne pèsera plus que le poids de son impuissance et de ses cabrioles de commis-voyageur des alliances incertaines, accumulant promesses et contre-promesses aux uns et aux autres sinon à soi-même, mensonges et démentis des mensonges par d’autres mensonges.

... A moins que, pris au piège comme un lapin fasciné par les phares de la puissante conduite intérieure de la métahistoire et d’une Assemblée Nationale indiscipliné, il se précipite, affolé, vers une option révolutionnaire de rupture, – quitter l’OTAN par exemple, ou investir le “Quartier européen” de Bruxelles avec des chars qu’on destinait à Zelenski ? Ce serait assez burlesque, et pas désagréable.

La surprise-texane

Je suis assuré que ce deuxième volet ne suscitera pas d’attention passionnée de grand’monde. RT.com, lui, “médias d’État” à détester sur ordonnance et de moins en moins pusillanime dans ses attaques contre le Système, accorde une réelle importance à la décision du parti républicain du Texas.

« Les républicains du Texas ont adopté un article de leur plateforme politique déclarant que l'élection en 2020 du démocrate Joe Biden à la présidence des États-Unis est illégitime, samedi, lors de la première convention “ouverte” [avec vote des militants] du parti depuis 2018. [...] “Nous rejetons les résultats certifiés de l'élection présidentielle de 2020, et nous considérons que le président par intérim Joseph Robinette Biden Jr. n’a pas été légitimement élu par le peuple des Etats-Unis”, peut-on lire dans la résolution, adoptée par vote vocal.

» La majorité des républicains pensent que l'élection de 2020 a été volée, un récent sondage indiquant que sept personnes sur dix sont convaincues que Biden est un président illégitime malgré près de deux ans de pression de communication ininterrompus affirmant le contraire. Selon Politifact, la tentative de “vérification des faits” des convictions de ceux qui pensent que l’élection a été fraudée n’a fait que renforcer ces convictions. »

La position prise par le parti républicain du Texas, grâce à cette inscription de l’affirmation de la fraude, est extrêmement importante et intéressante.

D’abord, il y a ceci que l’État du Texas est un  très grand État de l’Union (le second), qu’il est placé au centre de l’une des grandes crises américaniste qu’est l’immigration illégale, qu’il existe en son sein une constante poussée centrifuge à coloration sécessionniste. Le Texas est d’autant plus important qu’il est le théâtre privilégié d’un basculement fondamental, aux dépens des démocrates, d’une des minorités les plus importantes du pays. L’élection-surprise à la Chambre des Représentants, le 14 juin, de la républicaine conservatrice Mayra Flores, d’origine mexicaine, mariée à un officier de la police des frontières (et bruyamment soutenue par Elon Musk, passant du parti démocrate au parti républicain), marque le changement complet d’orientation politique en cours des Latinos. Il s’agit pour eux d’abandonner la dynamique idéologique du wokenisme (démocrates) au profit d’une dynamique conservatrice, voire traditionnaliste, qui leur est propre en tant que catholiques, et dont ils trouvent la proximité chez les républicains paléoconservateurs et populistes.

Bien sûr, on ne manquera pas non plus de rapprocher l’événement de l’affirmation du Mexique sous la direction de Lopez Obrador, qui met en évidence une communauté à première vue paradoxale de positions : l’opposition à l’impérialisme progressiste et sociétal des démocrates US, et aux aventures extérieures qui vont avec ; cette opposition est aussi présente chez le Mexicain AMLO que chez les paléoconservateurs-populistes bien que selon des arguments différents (anti-impérialisme chez les Mexicains, isolationnisme et localisme anticentralisateur chez les paléoconservateurs-populistes).

Enfin l’intérêt de la décision des républicains du Texas est aussi fortement symbolique et, de ce fait, si intéressante : officialiser et institutionnaliser l’accusation fondamentale d’illégitimité de l’élection de Biden. Impensable lors de l’entrée en fonction de Biden, parce qu’absolument classée dans l’enfer complotiste, elle est aujourd’hui tout à fait concevable avec des apports documentaires sérieux tels que le “2000 mules” de D’Souza, et apparaissant comme une sorte de démonstration indirecte de la cause du chaos minutieux et gigantesque, et de l’incompétence grandiose de l’administration... Voyez l’avis de Flores sur Kamala Harris, officiellement chargée par Biden de la crise de la frontière Sud, avec son superbe « She’s honestly useless » :

« La victoire de Flores est interprétée par certains analystes comme un signe que les électeurs sont mécontents des politiques frontalières du parti démocrate, et Flores elle-même a critiqué Harris jeudi.

» “Elle est honnêtement inutile”, a déclaré Flores. “Je ne sais pas pourquoi elle est à ce poste. Elle n'est pas venue ici, dans le Sud du Texas, pour voir ce que leurs politiques donnent comme résultat créent, le désordre qu’ils créent dans notre pays, et que leurs politiques font du mal aux gens” »

Voyez La Boétie

Qu’on me comprenne bien. Je n’entends pas ici annoncer ni même envisager révoltes et événements fabuleux, sortis des mythologies révolutionnaires. Tout cela ne prend plus, ne marche plus, non à cause d’États policiers qui ne cessent de censurer sans trop se mouiller, de tabasser sans aller jusqu’aux liquidations staliniennes, –  mais à cause des règles toutes nouvelles et différentes que la communication impose aux événements politiques, – et d’abord d’être elle-même, la communication, la maîtresse-forme de ce qui impose ce qu’est devenu un “événement politique”.

Il m’importe ici de montrer deux faits, d’un point de vue qui dépasse les procédures des politiques nationales et des situations générales, mais qui prend la puissance et l’influence du Système comme un tout du Tout d’une époque, comme un flux sans-frontière, comme une tempête aveugle de surpuissance-autodestructrice, parcourant comme une lèpre sans-Covid, comme une “peste-de-couleur”, toutes les zones du bloc-BAO,  – et pour notre cas, celles de deux pays si importants pour différentes raisons, la France et les USA :

• Le premier est que la véritable voie à suivre n’est pas la prise de pouvoir mais une sorte d’entrisme dans les réseaux du pouvoir pour y introduire toujours plus de virus du désordre. Il faut infecter les racines et les branches-maîtresses du pouvoir, pour pourrir ce pouvoir, car ce pouvoir est celui du Système et ainsi vous pourrissez ce Système jusqu’à ce que sa surpuissance active absolument son autodestruction. Je ne prétends pas que ce chaos soit sans douleur ni sans malheur, bien au contraire ; mais nous n’échapperons ni à la douleur ni au malheur dans les effets de l’autodestruction de cette monstrueuse chose, ces épreuves sont inévitables. L’alternative, c’est l’anéantissement, voir le néantissement comme si nous n’avions jamais existé, morceau par morceau, identité par identité, souvenir par souvenir. (Comme disait Leonid Cherbachine, ancien chef du renseignement russe : « L’Ouest ne veut seulement qu’une chose : que la Russie n’existe plus », – voire même : “n’ait jamais existé”.)

• Le second fait qui m’importe doit être énoncé en considérant que les deux cas cités (RN et Texas) n’ont été ni préparés ni prévus par les zombies-élites, ni même par les antiSystème, – ce qui est pour moi une évidence complète. Il s’agit alors d’accepter l’idée d’une action collective inconsciente qui est le fait des “masses”, des “bases”, des “peuples”, – usez du mot qu’il vous plaît, ce qui compte est la dynamique, – des gens divers et sans importance, réagissant sans préparation ni plan préconçu, mais mis ensemble par ces forces supérieures ; mais “masses” et “bases” qui s’avèrent finalement les éléments les moins infectés par le sentiment d’abandon, de soumission au Système, au contraire des zombies-élites, ou élitesSystème, complètement fascinées et soumises à son emprise (celle du Système). C’est du La Boétie bien compris et non pas falsifié pour satisfaire les poussées de rage nihiliste de certains qui ne voient autour d’eux, dans les peuples qui les entourent, que déjections, asservissements et lâchetés, sauf pour eux-mêmes, ilots ultimes de dignité et de sauvegarde de leur vertu narcissique.

Tiens, je vous rappelle quelques extraits de ce que nous dit La Boétie, selon “Le Précepteur” dans sa vidéo « La Boétie, ‘La servitude volontaire’ », mise en ligne le 4 février 2021.

 « Être libre, c’est cesser d’obéir, mais est-ce que nous comprenons bien ce que cela veut dire, “cesser d’obéir” ? Selon La Boétie, nous comprenons mal ce que signifie “ne pas obéir”. Parce que nous sommes tellement accoutumés à notre servitude que nous imaginons que pour être plus libres que nous ne le sommes, nous devrions nous battre. Nous imaginons que la liberté s’obtient par des actes. Or, “cesser d’obéir”, ce n’est pas agir, c’est au contraire cesser d’agir. Désobéir, ce n’est pas faire quelque chose, c’est cesser de faire quelque chose. [...]

» La théorie de l’émancipation de La Boétie tient en un raisonnement simple, un raisonnement qui annonce, trois siècles en avance, ce que Hegel appellera “la dialectique du maître et de l’esclave”, et qui consiste à mettre en lumière ce fait que l’oppresseur est davantage dépendant de l’opprimé que l’opprimé ne l’est de l’oppresseur. En d’autres termes, le pouvoir a davantage besoin de nous que nous n’avons besoin de lui. Et c’est ce qui fait que, paradoxalement, le recouvrement de notre liberté ne passe pas par l’action révolutionnaire mais par le retrait de l’action servile. [...]

» ... Mais le fait est que cette lecture des rapports de domination avec d’un côtés les opprimés et de l’autre les oppresseurs a tendance à nous faire oublier cette dialectique de l’interdépendance oppresseurs-opprimés qui nous invite à dés-essensialiser notre état de servitude, à ne plus le considérer comme une fatalité donné à notre naissance mais comme une façon d’être que l’on peut accepter ou refuser....

» “Or, ce tyran seul [écrit La Boétie], il n’est pas besoin de le combattra, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. ... C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche. ... Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte”.

» Ce que prône La Boétie, c’est la réappropriation par le peuple de la force. Non pas de la force comme violence, non pas de la force comme agressivité, [mais] de la force comme résolution, de la force comme fermeté de l’âme, de la force comme capacité à simplement dire : “Non”. Pas à s’énerver, pas à crier et à gesticuler dans tous les sens, juste dire : “Non”. »

Je l'avoue et je l'affirme: il est heureux que ce texte se termine, même par citation interposée et moi-même sans l'avoir cherché, par le mot “Non”.