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32459 novembre 2017 – L’article sur l’US Navy et les mots venus naturellement sous la plume, à propos de ses aspects de tradition, d’une institution structurante aujourd’hui menacée du pire, rappellent à ma mémoire un récit qui m’avait édifié. Peut-être même, je le croirais volontiers, ces “mots venus naturellement sous la plume” pour définir l’article doivent tout à cette mémoire, dont le récit fait ici comme s'il en était un effet en était la cause secrète..
J’avais une excellente connaissance à Bruxelles, l’ambassadeur Jan Adriaenssens (disons JA, pour faire court), – excellent homme dont j’ai déjà parlé, et beaucoup plus qu’en passant..
« [L]e diplomate et ambassadeur belge Jan Adriaenssens, merveilleux d’humour, de culture et de joie de vivre malgré les malheurs sans fin et les blessures profondes de sa vie personnelle. »
Je ne m’attarde donc pas à le décrire bien que sa mémoire en vaille la peine, et sa disparition reste pour moi une source vive de nostalgie pour un tel personnage que j’ai peu rencontré mais que j’ai tant apprécié, comme si la qualité de mon estime remplaçait avantageusement la brièveté de nos relations épisodiques. (*)
Tout jeune diplomate à la fin des années 1950, JA était en attente de sa première affectation et il avait quelques mois à perdre. Le ministère lui transmit alors une offre du département d’État de faire une grande tournée dans le Pacifique, avec comme programme de visiter et de connaître l’implantation de l’US Navy dans cette zone si peu connue des Européens. JA passa donc un peu plus de deux mois, peut-être même trois mois, sur la côte Ouest des USA, à San Diego, puis dans le Pacifique et jusqu’au Japon, à Pearl Harbor où se tient le quartier général de la Flotte du Pacifique (IIème et VIIème Flotte), à Guam, à Okinawa, etc. JA rencontra une longue tripotée d’amiraux avec qui ils eut de longues discussions.
JA était clairement et nettement un antiaméricaniste, ce qui lui coûta certainement une belle carrière. Il n’était pas, pour autant, de cette sorte qu’être “anti” aveugle de quelque façon que ce soit. Il connaissait tout du machiavélisme de mercantis, de maquignon et de saltimbanque des Amerloques, mais il savait également repérer les perles rares. Il en trouva un certain nombre chez les amiraux, dont il garda un excellent souvenir.
Il me confia bientôt ce qu’il avait retenu d’essentiel de son voyage, que je vais tenter de restituer en substance.
« Il y a vraiment quelque chose à part chez ces amiraux de l’US Navy, qui tient de la culture, de la tradition, et aussi d’une grande connaissance de la politique la plus haute. Ils sont très conscients que leur immense puissance a au moins un but intérieur aussi important que le but extérieur de la sécurité nationale. Ils croient que l’Amérique est intérieurement très fragile et qu’elle a besoin de structures institutionnelles très fortes. Ils pensent que des armées puissantes, et particulièrement la Flotte, avec sa force symbolique et traditionnelle, constituent un ciment qui n’est pas inutile à cet égard. D’une façon générale, ils ne sont pas très optimistes, certes non, pas du tout optimistes sur le sort futur de l’Amérique, particulièrement sa cohésion, son unité… »
AJ me rappelait que l’US Navy était de loin, ou avait été de loin la plus isolationniste des trois forces. Elle l’avait été jusqu’au bout, jusqu’en 1941-1942. L’insistance de King et de Nimitz, les deux amiraux (CNO et commandant dans le Pacifique) qui avaient remplacé les têtes tombées après la surprise de Pearl Harbor dont certains jugeaient que Roosevelt avait sa responsabilité en n’ayant pas tout dit de ce qu’il savait aux marins, leur insistance pour donner la priorité à la guerre du Pacifique relevait toujours du point de vue de l’isolationnisme.
La situation de l’après-guerre ne les enchantait pas complètement. Pour eux, pour les amiraux, leur présence dans le Pacifique, qui était selon eux l’ère de prédilection des États-Unis d’Amérique, une sorte de Mare Nostrum, n’était pas vraiment expansionniste, mais plutôt de l’“isolationnisme avancé”. Les amiraux n’avaient absolument pas discuté la nomination en 1945 de MacArthur comme “Vice-Roi du Japon”, alors qu’un amiral, Nimitz par exemple, aurait très bien pu y prétendre, étant complètement à parité avec MacArthur dans le Pacifique divisé en deux commandements. Mais les marins n’y tenaient pas, pour eux seul comptait l’Océan et nullement l’expansion terrestre, et ils raisonnaient en termes défensifs de profondeur stratégique, pour protéger les USA et/ou pour préparer la contre-attaque.
De même, me disait AJ, “on sent que les amiraux sont naturellement des défenseurs de la tradition, ils sont très fiers d’être la puissance militaire originelle, quasi-constitutionnelle, des États-Unis”. D’une façon très significative, je me suis toujours rappelé de cette discussion comme si AJ avait ressenti, chez les amiraux de l’US Navy pris comme un corps et une conscience collectives, une sorte de position de défense, un pessimisme profond sur l’avenir des USA. Ils entretenaient vis-à-vis de la guerre du Pacifique une position très schizophrénique : c’était à la fois le triomphe de la marine, qui terminait avec près de cent porte-avions, comme la plus formidable puissance navale qui ait jamais existé ; mais aussi la fin de l’Amérique isolée, se suffisant à elle-même, isolationniste comme on est exceptionnaliste. L’US Navy avait, elle aussi, ressenti le vertige et l’abysse de ce qu’on nomme sur ce site “le Trou Noir du XXème siècle”…
Comme nous discutions souvent, lui et moi quand nous nous rencontrions dans les années 1990, de l’Amérique et des troubles internes qui l’affectaient dans une nouvelle poussée de fièvre, dans ce que Pfaff identifiait comme la “crise d’identité américaine”, AJ qui avait son âge revenait souvent à son grand tour de la puissante US Navy dans le Pacifique. Je ne me lassais pas de l’écouter et toujours ressortait pour moi cette impression où se mêlaient la nécessité et la nostalgie à la fois de la tradition, le pessimisme, une sorte de sens du tragique. C’était étrange parce qu’il rapportait la mémoire d’un temps où les USA, et l’US Navy, étaient absolument triomphants en apparence, dans un cadre culturel (celui des USA) qui ignore l’Histoire et par conséquent la tragédie. Qu’en dire aujourd’hui, où l’on voit, à la lumière du texte mis en ligne aujourd’hui, l’US Navy se dissoudre dans ce qu’elle avait de plus significatif, de plus solide, de plus vertueux, c’est-à-dire la tradition ?
Elle aussi a été piquée par le scorpion ! L’horrible poison de la “modernité-tardive”… (**)
(*) On en trouve beaucoup à propos d’Adriaenssens dans le Journal-dde.crisis du 24 septembre 2015 ; il y a même un extrait des Mémoires du dehors (PhG) où il joue un rôle considérable. Pour faire court, pour ceux qu’une lecture trop longue accable, et en plus lecture de PhG quand il se prend de la plume, voici le passage où je fais le portrait de notre ambassadeur :
« Ce chapitre s’appuie sur les confidences d’un autre Belge d’exception pour mon compte, dont je puis désormais donner le nom puisqu’il est mort depuis dix ans, et sa mort me fut une très grande peine qui reste au fond de moi. (Je n’en fus avisé que bien plus tard, parce que je n’étais pas de son monde officiel, l’establishment bruxellois dont il se moquait avec une certaine jubilation, ce milieu avec son inculture, sa noblesse de marchands de frites, son alignement pro-britannique obsessionnel.) Je nommai dans ce passage cet ambassadeur de ses initiales inversées AJ pour ne pas lui attirer quelque ennui ou l’autre mais, puisqu’aujourd’hui il nous a quittés, je tiens à donner son nom pour fixer mon estime hors de tout faux masque... Jan Adriaenssens, Flamand, d’un incroyable cosmopolitisme quand ce mot indique une vertu, aussi à l’aise à Vienne qu’à Budapest, à Helsinki qu’à Bucarest, tenait la France gaullienne dans l’estime des termes qu’employait Joseph de Maistre (“Chaque nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu’elle doit remplir. La France exerce sur l’Europe une véritable magistrature, qu’il serait inutile de contester...”). Adriaenssens avait eu son heure de gloire discrète lorsque, agissant de facto comme un conseiller spécial du ministre des affaires étrangères Harmel, il avait aidé à la mise en forme et à la préparation, notamment grâce à ses contacts avec l’Est, du “rapport Harmel” de l’OTAN (1967), qui fut le seul document qui aurait pu permettre une ouverture sérieuse de l’OTAN sur une détente avec l’URSS... »
(**) …Décidément cette expression de Bas-Empire me va à la perfection. Comme elle est notablement vaseuse, puisque mobilisée par la sociologie, nous nous en emparerions bien, camarades, comme des pirates du concept !
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