L’eschatologie de Louis Michel

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 4462

L’eschatologie de Louis Michel

24 septembre 2015 – J’apprécie beaucoup la définition que donne Roger Garaudy de l’eschatologie, terme souvent rencontré sur ce site. Elle permet de se dégager des rets des religions qui usent de ce terme pour nombre de leurs grands récits, tout en ne se fermant aucune porte du côté du spirituel. Récemment, cette définition a été rappelée, sur ce site, dans un texte dont le titre cite lui-même le mot (« Notes sur une “dialectique eschatologique” ») dans le sens où le conçoit Garaudy, débarrassé du religieux sans pour autant fermer aucune porte ; et un sens qui convient parfaitement à notre “époque eschatologique” où si peu de gens sinon personne dans les directions-Système ne contrôlent et ne dirigent rien des choses et des évènements qui les concernent et qui sont celles du monde, voire même ne connaissent pratiquement aucune situation de vérité à propos de ces choses et de ces évènements ... Voici la citation du passage, pour éviter de la rechercher dans le texte, et nous la reprenons jusqu’à la fin du passage (et du texte lui-même), qui n’implique pas vraiment une grande estime pour ceux dont on concluait qu’il font de l’“eschatologie” comme l’excellent monsieur Jourdain faisait de la prose  :

« ...Et, dans ce cas, nous nous référons à la définition que donnait Roger Garaudy de l’eschatologie, que nous rappelions le 14 mai 2008 : “[...N]ous voulons dire, si nous nous référons à cette définition pratique et concrète, et excellente en tous points, que donne Roger Garaudy de l’eschatologie (à côté de la définition théorique: ‘Étude des fin dernières de l’homme et du monde’): ‘L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui.’ »

» C’est parfaitement ce que nous voulons dire  : nous nous trouvons dans un territoire et dans des évènements parfaitement inconnus dans leurs effets (et par conséquent dans leur signification), et précisément inconnus au sapiens qui prétend les contrôler, les maîtriser, les orienter, les occuper, etc. La ‘dialectique eschatologique’ est certes un ‘simulacre de ‘politique”’, puisqu’effectivement il n’y a plus de politique, mais ce n’est pas pour cela qu’elle est faussaire en elle-même, et détestable par conséquent. Au contraire, la dialectique eschatologique (cette fois sans guillemets) est la seule qui puisse rendre compte de cette situation qui est, pour ses acteurs-fantômes, pour ses figurants-zombies, une de ces ‘histoires pleines de bruits et de fureurs, écrites par un idiot et qui ne signifient rien’ ... C’est-à-dire que, pour les idiots qui l’écrivent (ils se sont mis à plusieurs ‘communicants’), effectivement elle ne signifie rien puisque, comme disait l’Autre, – “Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas, mais alors vraiment pas ce qu’ils font...” »

Cela écrit en guise d’introduction, j’en viens à mon héros du jour, le député du Parlement belge Louis Michel, Belge, ancien ministre des affaires étrangères de Belgique, ancien Commissaire européen, ancien président du parti libéral francophone (PRL à cette époque) et père de l’actuel Premier ministre du même pays. Qu’a donc fait Monsieur Louis Michel ? En tant que député européen, il a parlé au Parlement européen et s’est emporté avec une saine vigueur contre le Premier ministre hongrois Viktor Orban à propos, ou plutôt à l’occasion  de la crise des migrants-réfugiés, pour développer une très vive critique. Il a même été plus loin que la critique, pour proposer une mesure que certains, à la réflexion, qualifieraient de draconienne, qui est la proposition de l’application de l’Article 7 qui permet de priver un État-membre de son droit de vote au Conseil Européen, bref de le réduire à la non-existence dans le cercle supranational du niveau européen de l’UE, alors que son entrée dans ce niveau européen de l’UE l’a privé de son existence nationale pleine et entière, – de sa souveraineté nationale. (Ce monsieur, Pierre Verluise, dans cet article savant du 8 avril 2012 de La revue géopolitique, explique et décortique l’Article 7 qui représente, d’une façon complexe, civilisé, pleine de détours divers et d’appréciations juridiques nuancées, une attaque mortelle et furieuse contre la souveraineté ; en douceur, vous dirais-je, et l’on ne s’y est guère attaché depuis que le traité est en vigueur, et moi-même bien moins encore, que les détails juridiques assomment. Mais l’esprit de la chose, cette attaque contre le principe, laisse pantois, enfin me laisse pantois parce que je le suis aisément, pantois, par les temps qui courent si vite, par ce que nous réservent ces gens qui prétendent contrôler, diriger et connaître en notre nom les choses et les évènements du monde.)

Parlant à l’occasion de la crise des réfugiés-migrants que vous savez, où la Hongrie a pris la position que vous savez, Louis Michel a proposé l’application de l’Article 7 contre la Hongrie ; il a assorti sa proposition de ce commentaire : « Jusqu'où laisserons-nous Orban plonger son pays dans ce populisme sordide et tourner l'Union en ridicule ? Quand la Commission va-t-elle mettre un terme aux extravagances anti-démocratiques et contraires aux valeurs et aux traités de Viktor Orban ? »

On me corrigera sans crainte de la polémique car je suis bien loin de prétendre avoir une bonne connaissance des débats européens mais il me semble que c’est une sorte de “première”, comme l’on dit ; je veux dire, une “première fois” qu’un parlementaire européen, par ailleurs personne d’un certain poids puisqu’ancien Commissaire et quoique Louis Michel ait considérablement maigri depuis ses temps d’excellence, propose une mesure pareille dans une crise si aigüe et tant promise à durer que, dans certains cas de tension extrême qui pourraient survenir, quelqu’un pourrait la reprendre de façon plus officielle et bureaucratiquement de façon plus efficace ; je veux dire que dans ce sentiment d’affectivisme et cette situation d’impuissance politique où se trouvent ces gens, on pourrait bien, à un moment ou l’autre, sortir l’Article 7 contre Orban et la Hongrie...  C’est cela que je nomme “l’eschatologie de Louis Michel” parce que ce député a introduit une idée qui pourrait produire des choses inconnues, qui implique la possibilité de ce que Garaudy observe à propos de l’eschatologie si son idée était reprise (« ...demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui »).

Je connais un peu, dans le domaine de la chronique et des évènements publics, ce Louis Michel qui appartient à une génération d’hommes politiques, – la deuxième de l’après-guerre en Belgique, – qui était au pouvoir alors que je m’intéressais encore marginalement à ce qu’on nomme “la politique belge” (surtout de sécurité nationale, mais pas seulement). Cet intérêt, devenu inexistant aujourd’hui, était alimenté par des contacts personnels (les fameuses “sources”) dans les milieux politiques de Bruxelles ; bien sûr, mes centres d’intérêt étaient la politique de sécurité nationale, et mes “sources” se trouvaient surtout dans les milieux transnationaux (autour de l’OTAN, de l’UE, des think tanks et lobbies), mais il y avait aussi des gens proches de ou dans la politique belge, à des niveaux, sinon de très grande responsabilité trop visible et souvent si mal informée, certainement du niveau juste en-dessous des conseillers et experttds avec une connaissance des choses et des évènements. (Certes, c’était encore une époque où cette connaissance n’était pas tout simplement réduite à rien puisque confiée aux seuls employés du système de la communication, ce qui est devenu le cas de la troisième génération des politiciens belges, celle de Charles Michel, fils de Louis, conformément au courant général qui irrigue, ou assèche, le bloc BAO. Ceux de cette génération n’éprouvent plus aucun intérêt pour la connaissance, l’expérience et la culture politiques, et les principes qui vont avec, simplement parce qu’ils ignorent que ces choses existent.)

J’ai donc connu Louis Michel un peu de l’“intérieur”, surtout quand il était président du parti libéral, avant de devenir ministre. Ce n’était pas un mauvais type, politiquement sorti de rien, progressant comme un apparatchik qui entretenait une certaine faconde, et terminant finalement à la tête du parti selon les disponibilités que lui laissaient le grand homme libéral de l’époque, Jean Gol, le remplaçant lorsque Gol alla au gouvernement (1982-1990), et puis enfin après la mort soudaine de Gol en septembre 1995. (Ce Jean Gol était un personnage un peu plus marqué, un peu plus intéressant et oserais-je dire assez paradoxal. Juif et franc-maçon, sioniste militant, il ne prenait un collaborateur dans ses cabinets ministériels, – même lorsqu’il s’agissait d'un ministère interne, comme la Justice, – qu’après un engagement d’allégeance au soutien de la politique israélienne du postulant. A côté de cela, Gol, surnommé “de Gol”, était un grand admirateur du Général et professait dans certains domaines non négligeables, notamment dans la politique européenne et de sécurité nationale, une vision gaullienne de la politique qui conduisait les alliés américanistes à se méfier grandement de lui. En mai 1995, peu avant sa mort, Gol se précipita à Paris le soir même de l’élection de Chirac pour être de la “fête gaullienne” de l’élection, puisqu’il entretenait l’illusion de voir en Chirac un véritable gaulliste. Dans sa jeunesse, Gol avait été très à gauche mais surtout il avait été “rattachiste”, – rattachement de la Wallonie à la France, – et ainsi ce Belge est un de ceux qui comprennent ce qu’est la souveraineté ; il assumait ainsi deux allégeances “souveraines”, dont aucune n’était belge : l’allégeance sioniste et l’allégeance gaullienne... Que voulez-vous que j’y fasse, puisqu’il en était ainsi, sans aucun doute ? Etrangère au principe de souveraineté, la Belgique accouchait de personnages qui comprenaient le principe de souveraineté d’instinct, a contrario dirait-on, à partir du moment où cela ne concernait pas la Belgique dont la formation même rendait compte de l’impossibilité d’établir une véritable souveraineté née de l’histoire... Toute cette sorte de supputation n’était pas la tasse de thé de Louis Michel, second couteau de Gol, Belge inoxydable et donc Européen-type UE avant l’heure, expert dans le bricolage des combines et compromis à-la-belge, sans aucun instinct intuitif ni intérêt intellectuel pour cette chose étrange qu’on nomme “souveraineté”.)

Ainsi, à la lumière de ces expériences diverses que je vais compléter ci-dessous par un texte “inédit” (j’ai beaucoup de textes “inédits”, c’est vrai, vu mes succès de publication), j’en viens à exprimer la stupéfaction que j’ai éprouvée à lire que ce Louis Michel, ce brave type à qui il arrive de dire des choses pas sottes (lorsqu’il était Commissaire), fait une proposition de cette sorte, qui implique un attentat aussi terrifiant contre le principe de souveraineté ; et ma stupéfaction venant de ce que cet attentat contre la souveraineté signifierait qu’il sait ce que c’est que la souveraineté ; ou bien non, après tout, hors de toute logique cartésienne, c’est parce qu’il ignore ce que c’est que la souveraineté qu’il l’attaque de la sorte, ignorant également l’eschatologie dont il introduit un germe avec cette proposition. (Pour lui seul compte le traité, et ce traité-là, transcription postmoderniste de la transcendance-simulacre qui nous anime... Même s’il s’agit d’un Article d’un traité quy'il brandit, peu m’importe, et même justement parce qu’il s’agit de ce traité-là, adopté comme on effectue un vol à la tire. Ce traité de Lisbonne n’est vraiment qu’un chiffon de papier dans l’estime que j’en ai, et j’ajouterais, pour être absolument grossier et faire bien sentir ce que j’en éprouve tout au fond de moi, du côté des viscères, – rien de moins qu’un “chiffon de papier-cul” ; le genre d’infamie et de forfaiture que nos directions-Système adorent souligner de leurs paraphes...)

Par le biais de ce comportement de Louis Michel, brave type mais complètement étranger au principe, j’en viens à la tentation d’introduire un texte extrait des Mémoires du dehors (voir dans la rubrique ArchivesPhG, où se trouvent quelques textes des Mémoires du dehors, cette œuvre impérissable destinée à rester “en-dehors” au sens propre). Il s’agit du Chapitre 1 de la Première Partie du Tome II (œuvre destinée à rester “en-dehors”, c’est-à-dire sans éveiller le moindre intérêt de quelque éditeur que ce soit auquel elle ne fut jamais soumise d’ailleurs, mais œuvre minutieusement construite, comme si l’auteur y croyait comme à du “sérieux”). Dans ce chapitre, je confie mes impressions sur la façon d’être de la soumission classique des Européens aux USA, comme ils le sont à l’UE aujourd’hui, c’est-à-dire ces Européens pour lesquels le principe de souveraineté n’existe pas ; et la Belgique, dont les seuls “souverainistes” sont ceux qui affichent une allégeance pour une souveraineté “du-dehors” qui leur offre la voie qui leur importe, la Belgique comme une sorte d’Europe-UE avant l’heure, accouchant de spécimens du type-Louis Michel, donc, – pas du tout mauvais type, je le répète et le répète encore pour qu’on sache bien que le problème véridique ne se situe pas dans un affrontement entre “bons” et “méchants” mais par rapport à cette impitoyable entité qui nous écrase de forces extérieures à nous, avec le système comme relais opérationnel.

Ce chapitre s’appuie sur les confidences d’un autre Belge d’exception pour mon compte, dont je puis désormais donner le nom puisqu’il est mort depuis dix ans, et sa mort me fut une très grande peine qui reste au fond de moi. (Je n’en fus avisé que bien plus tard, parce que je n’étais pas de son monde officiel, l’establishment bruxellois dont il se moquait avec une certaine jubilation, ce milieu avec son inculture, sa noblesse de marchands de frites, son alignement pro-britannique obsessionnel.) Je nommai dans ce passage cet ambassadeur de ses initiales inversées AJ pour ne pas lui attirer quelque ennui ou l’autre mais, puisqu’aujourd’hui il nous a quittés, je tiens à donner son nom pour fixer mon estime hors de tout faux masque... Jan Adriaenssens, Flamand, d’un incroyable cosmopolitisme quand ce mot indique une vertu, aussi à l’aise à Vienne qu’à Budapest, à Helsinki qu’à Bucarest, tenait la France gaullienne dans l’estime des termes qu’employait Joseph de Maistre (« Chaque nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu’elle doit remplir. La France exerce sur l’Europe une véritable magistrature, qu’il serait inutile de contester... »). Adriaenssens avait eu son heure de gloire discrète lorsque, agissant de facto comme un conseiller spécial du ministre des affaires étrangères Harmel, il avait aidé à la mise en forme et à la préparation, notamment grâce à ses contacts avec l’Est,  du “rapport Harmel” de l’OTAN (1967), qui fut le seul document qui aurait pu permettre une ouverture sérieuse de l’OTAN sur une détente avec l’URSS... Ce passage concerne les manières de la subversion américaniste des Européens de l’Ouest dont la Belgique donne un parfait exemple de champ de manœuvre, mais qui constitue finalement un  modus vivendi de toute l’action subversive américaniste dans les pays qui sont étrangers à une vraie souveraineté. Une telle technique presque-automatique de la part de l’américanisme ne donnait guère de résultats en France, même dans celle des années 1945-1960, jusque dans les années 1990 ; depuis, en France, comme l’on sait, les choses ont changé, – un peu, beaucoup, passionnément, selon les circonstances et les milieux... 

 

Extrait des Mémoires du dehors

« ... La scène se passe bien des années plus tard. L'ambassadeur AJ, qui est à la retraite depuis trois ou quatre ans, se trouve devant moi. Nous sommes attablés dans le bar d’un hôtel du centre de Bruxelles. L’ambassadeur est disert, l’interlocuteur se mue parfois en confident d'occasion. AJ a un parler assez confus mais à l'occasion péremptoire, rigolard aussi, l'œil allumé et plein d'ironie, avec parfois un éclair qui révèle un reste de vieilles passions. C’est un homme qui cultive un non-conformisme insistant, qu’il déploya avec une certaine audace durant sa carrière, qui lui valut une voie de garage pour terminer, qu’il poursuit avec obstination une fois sa carrière achevée. AJ nous dit beaucoup de choses qu'on croirait être du ragot, des anecdotes, des jugements à l'emporte pièce, du tout-venant, souvent avec des liens improbables, tout cela que l'auditeur, parfois trompé par le ton, ne met pas aussitôt dans la catégorie des révélations. Sourd comme un demi-pot, AJ, à un point tel et d’une façon telle, pleine de surprises et de réactions imprévues, que je le soupçonne, par instants, de s'en arranger avec habileté. Il peut alors parler sans crainte d'être interrompu, par découragement de l'autre. Puisqu’il ne peut être question de rien d’autre, écoutons-le.

» “En décembre 1983, le secrétaire à la défense des États-Unis d'alors, de la bande à Reagan,  Weinberger, – Caspar Weinberger vous connaissez?, – s'isole avec notre ami AC, dans un salon de l'OTAN, après une réunion ministérielle. Un salon discret, je vous assure, où plus d’un les voient entrer. L'autre, c'est-à-dire AC, le met au courant de ses projets de solliciter le poste de secrétaire général de l'UEO, – ou bien cela vient-il de l'Américain et cela ressemble-t-il à une situation où l'Américain laisse entendre qu'il intime l'ordre à AC de le faire ? Qui peut le dire ?

» — Peut-on parler d'un “ordre” ?

» — Vous avez raison, répond AJ qui est Belge,– et j'ajoute aussitôt, l'air entendu pour mon lecteur : qui est Belge et qui ricane, à cet instant, comme s'il découvrait que j'ai percé un secret merveilleux. Les Belges n'ont pas un sens affirmé de la hiérarchie, c'est plus en douce, plus arrondi. C'est la raison de la forme alambiquée utilisée dans la description de cette scène entre AC et l’Américain, avec toutes les incertitudes extraordinaires qui la caractérisent ; qui a donné l'ordre à qui? Qui a annoncé quoi à qui? Avec l'OTAN et dans leurs rapports avec leurs alliés, et avec la désignation d'un ennemi commun qui nous surpasse tous et nous impose le silence, les Américains ont amené naturellement à l'abandon de certains mots qui n'avaient plus leur place, avec leurs significations brutales ; c'est le cas, sans aucun doute, de “trahison”. Un diplomate d’un pays européen conciliant, disons belge pour ce cas mais il ne faut pas généraliser, ce diplomate “prenant ses ordres” des Américains ne “trahit” pas, si bien qu'on ne peut dire stricto sensu qu'il “prend ses ordres”, vous comprenez? S'il est assez habile, retors et expérimenté, il prévient les “ordres” qui n'en sont pas et prend une décision qui ressemble à l'exécution d'un “ordre” qui n'a jamais été donné.

» L'ambassadeur part d'un grand éclat de rire, comme si j'avais dit moi-même tout haut, sous son inspiration, ce que je viens d'écrire. Cette conversation a lieu quelque part dans les années 1990. AJ, je le répète, est non-conformiste ; il a eu un début de carrière prometteuse et l’une ou l'autre ambassade qui compte, ici plus au nord de l’Europe, là plus au Sud, dans une carrière également où il a pu apparaître comme un homme d'une certaine “troisième voie”, entre l'exécution des ordres US avant qu'ils soient donnés et la politesse dans les conversations avec les diplomates de l'Est. Il a été rappelé à Bruxelles, mis à la tête d'un service poussiéreux qui gère les textes poussiéreux de traités oubliés, dans une aile éloignée et nécessairement poussiéreuse du Palais d'Egmont. On dit que plusieurs visiteurs se sont égarés dans la poussière en tentant d'atteindre son bureau. Léo Tindemans, Premier ministre ou ministre des affaires étrangères entre 1975 et 1985, c'est selon, Léo le poursuit d'une haine féroce. C’est la cause de la disgrâce d’AJ. Pour l’autre, il s’agit effectivement de ce même Tindemans, grand Européen démocrate-chrétien dont vous ne pouvez à aucun moment saisir le regard qui exprime une hantise flamande de se faire prendre en-dehors des sentiers battus où il se serait aventuré par erreur, le même qui a signé un rapport, bien entendu il s’agit du “rapport Tindemans” sur la défense européenne après le choix du F-16 américain par la Belgique et trois autres pays européens, — selon la logique “nous achetons américain, il est temps de faire européen”. Le même Tindemans signe un article en décembre 1983, dans Le Monde, — appréciez le clin d'œil fuyant, avec le choix de ce média, à la fois bien-pensant et français. Il propose la “revitalisation de l'UEO”. Notre ami AC, l’homme qui rencontrait Weinberger à l’OTAN comme on se rencontre au buffet d’une gare, mais pas au Train Bleu certes, AC va devenir le commis-voyageur de l'image charmante d'une UEO, “princesse au bois dormant”, que le beau Prince, le Prince d’Europe évidemment, vient voir sur sa couche, qu'il berce, qu'il caresse, qu'il besogne à mesure, pour la réveiller dans tous ses états et l'expédier dans le monde bien réel où elle enfantera d'une perspective absolument nouvelle. En 1985, mission accomplie, AC deviendra secrétaire général de l'UEO.

» Notre ami AJ, aux initiales transparentes, a beaucoup d'anecdotes de la sorte. Connaissez-vous celle des “réunions-cachemire”?, me demande-t-il. Ces réunions se tiennent au ministère des affaires étrangères, dans les années 1970, entre les chefs de service, sous la houlette du chef de cabinet, Etienne “Steevy” Davignon, un qui connaît la musique. On se rencontre de façon informelle, le samedi, d'où le nom donné à ces réunions où l'on vient casual, en tricot, — mais en cachemire, parce qu'on est aux affaire étrangères. Ces réunions sont pratiques, détendues, informelles, idéales pour définir et orienter les grandes orientations du ministère.“Eh bien, termine AJ, pas mécontent de son petit effet et toujours avec son ricanement ‘cachemire’, l’ambassadeur américain a évidemment un fauteuil à part entière pour suivre ces réunions, et je vous assure qu’il n’en rate pas une.”

» Je veux parler ici, et en quelques lignes pas plus, en n’en faisant nullement la tragédie qu’elle n’est pas, de cette attitude qui s'est généralisée avec une unanimité et une cohésion remarquables, en Europe occidentale, dès après le Plan Marshall, qui a été confortée par des prébendes, des distinctions, des échanges culturels et diplomatiques, des séminaires, des voyages, sans cesse les voyage cela est si important ; cette attitude qui laisse pantois si on la considère avec la distance et avec le recul, qui est une adaptation “au goût du jour”, avec les manières, toujours très collet monté, très conforme à l'apparat qui nous fait tous nous croire, une adaptation postmoderniste et transatlantique de la servitude volontaire de ce cher Etienne de La Boétie. [...] Faut-il les blâmer, voire même les condamner ? Je ne nie pas une seconde que la tentation en a existé, qu'il m'est arrivé de la goûter dans mes jours de colère. Lorsqu'on se sent vertueux, dans ces jours particuliers où l'esprit est net, le jugement tranchant, où la vie bouillonne, effectivement il y a la tentation de trancher dans le vif. C'est excessif même si ce n'est pas faux.

» Les Américains ont créé, comment dirait-on? Une “nouvelle race” d'alliés, peut-être. Ils ont une façon de subvertir l'esprit et d'abaisser l'âme, sans tambour ni trompette, le sourire aux lèvres, pleins d'allant, un peu comme des scouts, qui m'a souvent laissé perplexe. Ces gens ne connaissent rien de la culpabilité, encore moins, si c'est possible, du doute d’une possible culpabilité. (Plus tard, en mai 2006, je proposerai le néologisme plein d’allure de “inculpabilité”.) Les Américains ont l’âme passée à l’essoreuse. Ils sont propres, eux-mêmes, sur leur corps, comme s'ils étaient passés à l’eau de Javel. (J’émets aussitôt une restriction, et qui n’est pas rien ; parlant d’“Américains” à cet instant, je parle des robots, des exécuteurs d’ordre devenus donneurs d’ordre, orateurs acclamés de séminaires respectueux, possesseurs d’actions, généraux devenus membres de conseil d'administration ; je parle de ces hommes devenus des robots, représentants impeccables et machinaux du système qui est d'abord une machine. Je parle de leur côté avec rien d'humain. On trouvera assez de nuances par ailleurs dans ce livre, comme autant d'étoiles qui brillent, pour comprendre ce que je veux vous dire, et faire la différence, — essentiellement entre “Américains” et “américanistes”, et je parle des seconds bien sûr.)

» Ils ont donc éduqué leurs “alliés” à leur image. Le résultat est surprenant et inattendu car ils habillent des gens complexes, incertains, riches de nuances et avec le sentiment changeant, les jugements équilibrés et l’élan mesuré, des Européens en un mot, d'un vêtement sur mesure et selon une mesure universelle violemment affirmée, qui hait littéralement la nuance et qui s'appelle “vertu” (la vertu américaniste, cela va sans dire). Chez eux la corruption, qui est également universelle, l’est à un point tel que la vertu elle-même devient avec un naturel qui en dit long une pièce maîtresse de l’entreprise de corruption. Inutile de dire qu'ils corrompent d'abord et prioritairement les esprits, les prébendes suivent ou ne suivent pas, c’est selon, et c’est un élément d’une importance somme toute très annexe. Ils disent à leurs alliés : avec cette défroque de la vertu sur le dos, le mot “trahison” n’a plus le sens d’avant. Ou bien, encore, ils sortent un Fukuyama de leur chapeau, pour nous dire : “C’est la fin de l'histoire”, ce qui revient à dire la même chose. (Plus d’histoire, certes, et la trahison n’existe plus. La trahison est une attitude tragique qui ne peut exister que dans le cadre tragique de l’histoire.) Leur arrogance qui passe tout ce qu’on imagine leur vient comme ils respirent, et leur vanité par conséquent, et tout cela n’a pas l’air de les enfler, ni même de leur procurer l'un ou l'autre plaisir pervers qui ferait désordre et les découragerait d’y trop céder. Comme le reste, arrogance et vertu sont passés à la Javel.

» Devant cette affirmation sans une faille, ce comportement qui vous coupe le souffle par sa rectitude, l’“allié” se confond et se conforme. Il ricane dans le bon sens. Il passe tous ses actes au tamis de sa fidélité douteuse dont il ne doute plus du tout à l’instant, qui lui apparaît soudain comme un acte de vertu (“ma vertu s’appelle fidélité”). Aucune parole n'est prononcée par lui qu’il ne se soit d’abord assuré que ses lèvres sont assez serrées pour filtrer dans le flot de paroles toute trace d’une appréciation qui requérrait de l'auditeur d’être pesée avant d’être comprise et “bien entendue”. Toute parole doit être clairement d’allégeance à la vertu commun, qui est comme une formule magique pour rejoindre la convenance transatlantique.

» Ainsi, je les découvre en 1985, – eux, les Américains, et leurs “alliés”, les Européens, qui obéissent avant qu'on leur en donne l'ordre, – lorsque je suis obligée de quitter mon journal dans l’infamie d'un “licenciement pour faute grave”. Je suis précipité dans leur monde par cette malheureuse circonstance, dans cet état de solitude et de désarroi qui convient pour mieux en apprécier les grands traits et les grossières nuances. 1985 achève cette mutation commencée en 1976. Bien que j'eusse suivi plusieurs années d'apprentissage, je n’ai rien compris à leurs règles parce que je n’ai pas imaginé une seconde qu’il y avait un jeu et, par conséquent, des règles. Ce ne sont pourtant pas les tentatives de me faire comprendre la réalité du monde qui ont manqué, – leur réalité du monde ou la réalité de leur monde, c'est selon.

» C’est dans ce temps historique de mon existence, je crois, que j'ai achevé de me “désaméricaniser”, d’une longue expérience commencée dans les chaleurs algéroises, dans les années cinquante, dans l’innocence (au sens d’absence d’expérience) si complète de mon enfance. Cette désintoxication doit être vécue comme une initiation, elle vaut toutes les épreuves que j’ai subies et les expériences que j’ai faites.

» (Je n’y tiens plus à propos des américanistes, pour les décrire finalement, pour qu’il n’en reste rien, qui ferait mieux que l’inusable Tocqueville, l’homme qui a gratifié l’Amérique d’une langue superbe et d’un jugement à mesure. Il m’a toujours semblé singulier, lisant telle ou telle page, qu’on ait fait de cet homme le porte-drapeau de l’éternelle gloire américaniste et démocratique, – alors qu’il l’est si peu, alors qu’il est même, sur l’essentiel, tout le contraire. Sainte-Beuve disait, dans un article le saluant pour sa mort : “Tocqueville m'a tout l'air de s'attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. C'est bien pour le talent, qui n'est qu'une belle lutte ; mais pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser.

» Tocqueville, quant à lui, dit des Américains ceci, qui est une citation que j’ai prise bien plus tard, en exergue d’un livre que j’achète d’occasion [en juillet 2005], La menace américaine, de Theodore Roszak, publié en 2004 : “Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes ; mais l’orgueil national ne se manifeste pas chez tous de la même manière.

» “Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous d’être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur vanité n’est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle n’accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et querelleuse à la fois. […] On ne saurait imaginer de patriotisme plus incommode et plus bavard. Il fatigue ceux mêmes qui l’honorent.”) »