Du Règne de la Quantité

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Du Règne de la Quantité

6 septembre 2019 – Un mien ami me faisait remarquer ce qui lui paraît être un manquement dans dedefensa.org, par rapport notamment à ce qui se fit dans ce site dans certaines périodes du passé. Il parlait du Règne de la Quantité, que je mets en italique par référence à l’ouvrage-clef de René Guénon certes, parce qu'il me sert dans ce texte de référence unique. J’ignore si j’ai bien perçu le sens de sa remarque, – et nullement une critique, je crois, – mais je reconnais y avoir été sensible, exactement comme ce texte le démontre évidemment.

Pour moi, le Règne de la Quantité se manifeste essentiellement, je dirais presque exclusivement tant est grande sa puissance dans ce domaine au niveau du système de la communication, et notamment bien entendu de l’information qui est le produit essentiel de ce “règne”. On sait que tous les outils, tous les engagements, toutes les folies et les résistance qui marquent cette “étrange époque” comme s’il s’agissait d’actes et d’événements accomplis, se manifestent “essentiellement, je dirais presque exclusivement” dans ce champ de la communication. C’est la véritable puissance qui règle les événements du temps de notre “étrange époque”. Le système de la communication  exerce un empire sur notre perception et sur notre esprit, et, pour ceux qui identifient cette vérité-de-situation et se battent avec acharnement et courage pour n’y pas céder d'une façon fautive, sur notre capacité à exercer un jugement sélectif face à son déferlement continuel et convulsif, et donc à combattre avec une éventuelle très grande efficacité ce qui est en lui de la perversité absolue du Règne de la quantité. Observer cela, c’est définir l’action permanente que tout honnête homme doit mener, et que je tente de mener personnellement, “honnête homme” ou pas...

Peut-être est-ce là que se trouve le nœud de la remarque de mon ami. Lorsqu’on est engagé dans une telle bataille permanente du jugement sélectif, – le jugement qui jauge, apprécie, et choisit en éliminant impitoyablement ce qui accessoire pour aller à l’essentiel, “séparer le bon grain de l’ivraie”, si vous voulez, – lorsqu’on est dans cette bataille de l’esprit tout entier, on songe peu à signaler, à décrire, à analyser cette bataille. De cette façon, si j’affronte en permanence le défi permanent qu’il nous jette, je songe fort peu à décrire cette situation du Règne de la Quantité. C’est peut-être là que se trouve le manquement signalé, et je me trouve alors dans la volonté de le réduire tant qu’il se peut, et pour peu que cet acte apporte un supplément d’âme à mon action.

Donc, opportunité ici de remédier en partie à ce manque de description et de référence qui constitue effectivement une contribution non négligeable à la nécessaire action de Résistance. En effet, il y a “action”, et il y a “Résistance”. Lorsque Guénon écrivit et publia Le Règne de la Quantité, en 1945, le système de la communication n’existait pas dans la situation de l’absolue puissance qui est la sienne aujourd’hui. Il jouait un rôle annexe dans les affaires du monde qui, pour important qu’il fût, restait un rôle de type secondaire, n’agissant pas directement sur les événements, ne les suscitant pas quasiment d’une façon ontologique, comme biologique. Aujourd’hui, tout cela doit être renversé : le système de la communication a changé de nature. Plus encore, un aspect imprévu, inattendu et essentiel est apparu : ce que je nomme l’effet-Janus, qui fait qu’un dissident de la Résistance peut utiliser le système de la communication contre le Système, qui fait que le Règne de la Quantité, lorsqu’il est manipulé avec lucidité et sagesse, peut servir à attaquer le Règne de la Quantité... Ne vous étonnez pas de retrouver l’inévitable équation surpuissance-autodestruction.

Je me demande si cette remarque de Guénon dans son livre éponyme de tout ce que nous disons ici, ne peut pas servir, justement et paradoxalement, mais en prolongeant le propos, de référence théorique à ce qui précède (attaquer le Règne de la Quantité avec le Règne de la Quantité ; attaquer la communication-Système avec la communication-Janus)... Lorsqu’il écrit : « Maintenant, ce qu’il importe de noter... [...,] c’est que, en vertu de la loi de l’analogie, le point le plus bas [qui est le “Règne absolu de la Quantité”] est comme un reflet obscur ou une image inversée du point le plus haut, d’où résulte cette conséquence, paradoxale en apparence seulement, que l’absence la plus complète de tout principe implique une sorte de “contrefaçon” du principe même, ce que certains ont exprimé, sous une forme “théologique”, en disant que “Satan est le singe de Dieu” », Guénon n’esquisse-t-il pas, si l’on va un pas plus loin mais quel pas, l’idée de l’ouverture vers une évolution décisive dont notre “étrange époque” est le théâtre ? Pour mon compte et selon ce que je sais et dis du système de la communication, cela signifie, ce que je crois absolument, qu’en évoluant dans ce magasin cosmique du Règne de la Quantité on peut y trouver du matériel métaphysique pour porter des coups terribles au Règne de la Quantité. A nous de le trouver... Le système de la communication est à la fois l’accomplissement complet du Règne de la Quantité et l’ouverture pour une contre-attaque qui se voudrait à son terme décisive.

De même et exactement dans le même registre de la communication avec son extension à l’information, lorsque Guénon écrit, toute première phrase de sa préface au Règne  : « Depuis que nous avons écrit [en 1925] ‘La Crise du Monde moderne’, les événements n’ont confirmé que trop complètement, et surtout trop rapidement, toutes les vues que nous exposions alors sur ce sujet, bien que nous l’ayons d’ailleurs traité en dehors de toute préoccupation d’“actualité” immédiate... », ne peut-on observer, en 2019, et en tenant compte de ce changement de nature du système de la communication (qui s’attache, lui, aux “préoccupations d’‘actualité’ immédiate”), que les “préoccupations d’actualité’ immédiate” ont désormais leur place, et même une place essentielle, dans le travail de critique et d’attaque du Règne de la Quantité ? C’est ce que j’ai souvent interprété sous la forme du constat qu’un certain nombre parmi les événements en cours (“‘actualité’ immédiate”) ont directement, à côté de leur aspect trivial d’avilissement qu’implique la “quantité” comme référence exclusive, un aspect métahistorique très haut qui échappe à cette prison référentielle de la “quantité”, qui demande expressément qu’on s’y attache.

Ainsi est défini le travail que je cherche, que l’on cherche, en déroulant le fil rouge de ce site dedefensa.org. Il s’agit d’abord d’un formidable travail d’enquête pour écarter la masse énorme de l’accessoire, – Règne de la Quantité pur et simple, – et garder les diamants bruts qui la parsèment, les débarrasser de leur gangue en bon artisan de la chose, en faire des instrument d’attaque au tranchant sans pareil, comme seul un diamant peut avoir. Ainsi est expliqué, comme un exemple très récent de ce travail, le commentaire suivi et reconduit à mesure, de quelques paroles dites par un personnage absolument archétypique du Règne de la Quantité, qui acquièrent brusquement une dimension effectivement métahistorique sans qu’il ne le sache, sans qu’il ne le veuille, sans qu’il n’y pense, etc. Si vous pensez à Macron et ses dernières déclarations, je ne vous en voudrais pas... L’exemple est bon, d’autant qu’il montre le labyrinthe des considérations sans divertissement, sans la moindre richesse, sans le moindre fond, dissimulant cette fameuse et glorieuse pépite gisant dans le courant des dialectiques vides et creuses du temps présent.

Nous sommes bien à l’extrême du Règne de la Quantité, et pourtant rien n’y est absolue néantisation, rien ne peut être ce point d’entropisation qui « est en quelque sorte en dehors et en-dessous de toute existence réalisée et même réalisable ». Au contraire dirait-on paradoxalement, « tout ce qui existe en quelque façon que ce soit, même l’erreur, a nécessairement sa raison d’être, et le désordre lui-même doit finalement trouver sa place parmi les éléments de l’ordre universel ». Par conséquent, Règne de la Quantité ou pas, et Règne de la Quantité bien évidemment, je parviens à y trouver mon miel, à y puiser les forces de la Résistance, et même plus le Règne est affirmé, plus la contestation est forte, vive, justifié, pleine d’ardeur...

Plus triomphe le Règne, plus sa chute est proche.

 

Notes

Citations de la préface du Règne de la Quantité – et les signes des Temps, de René Guénon, Gallimard, collection Tradition, 1945, nouvelle édition en 1972.