De la “nostalgie infinie”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De la “nostalgie infinie”

1er décembre 2015 – Je crois avoir dit quelques mots sur la nostalgie, de-ci de-là dans ce Journal, y compris d’avoir peut-être dit un mot ou l’autre de ce texte que je vais citer. (Je découvre [!] grâce à l’intrépide moteur de recherche que trois titres du Journal dde.crisis comporte le mot : « Ma nostalgie et leurs $500 millions », « Cauchemar & nostalgie d’Empire », « Paris, gloire & nostalgie ».) J’en ai aussi entendu quelques échos chez quelques lecteurs. Cela me paraît suffisant pour saisir l’argument, comme je médite de le faire depuis quelques temps, pour en faire une transition acceptable, – certainement pas une mise au point, non, mais un artifice de conjoncture. Il s’agit donc d’introduire la citation dans ces pages d’un large extrait de la Conclusion (sera-ce encore la “conclusion” dans la mouture définitive du livre ?) du Tome II de La Grâce de l’Histoire. Cette machine infernale (La Grâce), qui avait déjà pris son temps et du volume avant d’accoucher de son Tome I, procède de la même façon, sinon en plus affirmé encore, avec le Tome II. Tous les délais sont pulvérisé, le texte initial a été mille fois relu, cent fois corrigé, dix fois allongé ; le résultat, dont nul ne sait s’il s’agit de la version finale, n’a plus rien à voir avec la mouture originale, ce qu’on nomme le “premier jet”. Ainsi de la “conclusion”, qui a pris une importance si considérable, sur la forme et sur le fond, que j’ignore si elle restera “conclusion” jusqu’au bout, – je l’espère, tout de même...

Mais venons-en au fait. Dans cette partie, plusieurs thèmes sont abordés, dont j’espère qu’ils feront la transition vers la troisième partie de l’aventure, puisqu’il y a un Tome III prévu, oui un troisième volume, et c’est bien dire combien le pessimiste dissimule d'espèrances secrètes quant à son destin, – à ce point que certains le qualifieraient d'optimiste, et même d'optimiste-utopiste... Brièvement dit, il y a le thème du Mal et de la matière (Matière) ; puis ensuite, et c’est là que je veux en venir bien entendu, celui regroupant, selon l’intitulé lui-même, « la nostalgie, le passé et l’éternité, et [...] l’Histoire providentielle ». Dans cette démarche, la nostalgie occupe la première place, chronologiquement et par rapport à moi, mais en prestigieuse compagnie, – l’éternité, rien que cela !

Mais parlons avec  moins de légèreté car la chose n’est pas exempte de gravité... Il s’agit de m’expliquer de l’importance que j’accorde à ce sentiment, de la vertu la plus haute dont je le pare, de la façon dont il agit sur moi, nullement comme un frein, comme un retrait ou un refus de la vie, comme un repliement hors du monde, comme une rêverie éthérée, presque comme une pathologie (comme la mélancolie que je juge être effectivement proche de la pathologie), mais tout, absolument tout on contraire de tout cela. Pour moi et selon mon expérience constante, la nostalgie est à la fois mon sang et mon esprit, ma raison d’être et ma raison de penser, mon ardeur créatrice d’énergie, la main secourable qui m’aide à me relever chaque fois que je chute, – et vous ne trouverez rien là-dedans qui me détourne des évènements du monde d’aujourd’hui et de ma responsabilité d’en rendre compte comme en témoigne tout de même le site dedefensa.org.

Voici donc la chose pour le lecteur qui veut tenter l’aventure de cette longue lecture qui nous emporte loin des évènements furieux qui nous secouent, – ou bien qui nous en rapprochent secrètement, bien plus qu’on croit, qui sait. Que ce lecteur sache qu’il s’agit d’une partie d’un texte (la pseudo-“conclusion”) qui a un avant et un après, donc que l’interprétation de ce texte et son éventuelle critique sont soumises à la difficulté de saisir précisément la signification d’une partie d’un tout comme si elle était un tout. (Tout de même, je pense qu'il laisse voir ce qu'il illustre d'essentiel.) Je termine l’extrait à l’endroit où j'en suis de ma nième relecture pour garder un texte soumis à autant d’attention et d’intérêt de ma part ; je termine tout de même en laissant les trois premières lignes d’un nouveau paragraphe indiquant que la deuxième référence manifestant cette conception de ma nostalgie, après l’“Algérie-perdue”, est ce que j’ai coutume de nommer “l’intuition de Verdun”. Que le lecteur ait également à l’esprit que la “nième relecture” n’empêche nullement qu’il y pourrait bien sûr y avoir une “nième + 1” relecture avec de nouvelles corrections, et peut-être bien une “nième + 2”, et ainsi va la vie...

 

Extrait de La Grâce de l’Histoire, Tome II, Conclusion

« ... Mais à ainsi parler de cette “promenade entre le Mal et la Mort”, autour de la question de la Matière, on croirait que le propos général du récit est caractérisé par cette seule tension parfois insupportable qui caractérise ces deux états (le Mal et la Mort), donc qu’il est finalement limité par les avatars de l’antagonisme entre deux situations qu’on a coutume de juger comme décisives et sans issue. C’est pourquoi il me paraît urgent et nécessaire, presque vital dirais-je, comme une respiration qu’il faut reprendre de crainte d’étouffer à se laisser entraîner par ce poids formidable de la contrainte, d’ouvrir cette conclusion dans le sens de la hausser ; cette conclusion ouverte qui, elle-même, ouvre la vie au troisième volume de ce récit, à des perspectives plus apaisées, plus assurées, plus fixées dans l’au-delà du Temps et n’en dépendant nullement. C’est ainsi introduire mon propos qui clôturera cette Deuxième Partie de La Grâce sur la nostalgie, le passé et l’éternité, et sur l’Histoire providentielle. Ces références fixent la dimension humaine pour mon compte dans sa destinée fondamentale, dans l’essence même de son destin, dans sa justification d’être ; cela dans un propos dont l’ambition est d’embrasser la surhumanité qui nous illumine évidemment par la clarté unique de ces références. Il y a beaucoup de moi-même dans elles, dans ces références, comme l’on dirait d’une tentative vitale et décisive de lier mon sort à mon propos, d’humaniser ce propos, et d’enfin justifier ma tentative de porter mon aventure personnelle hors des limites et du standard de notre humanité moderne et postmoderne. Je suis l’enjeu de ma réflexion (et nullement le thème, certes), comme si ce “je” n’avait plus rien des platitudes qui satisfont nos petits désirs, nos dérisions courantes, nos illusions tentatrices, nos angoisses complaisantes pour nous-mêmes, toutes ces faiblesses qui nous accablent mais dont rien ne nous dispense sinon cet effort de les cantonner à leur juste place et de les y contraindre...

» Pourquoi ces quatre termes ensemble, – nostalgie, passé et éternité, et Histoire providentielle ? Il faut les prendre dans l’ordre et commencer par la nostalgie, qui est une production d’une richesse inimaginable ; qui m’engage directement et qui est à la fois une structure du caractère et une fécondité de l’esprit ; qui s’habille d’émotion sans jamais céder à l’aspect lénifiant de ce trait, – celui-là en général comme une façon de faire céder l’intellect devant la première perception, d’en faire le prisonnier d’une psychologie trop brutalement impressionnée. Dans ce cas, au contraire, l’émotion est la santé même, la raison éclairée par l’âme poétique, la réaction des sens prise dans les mains nobles et irréfutables de l’intuition haute pour être maîtrisée et grandie, l’esprit enrichi par cette émotion maîtrisée et gradue, l’esprit magnifié décisivement par ce que je nomme l’âme poétique et qui est le pont irréfragable entre la raison et l’émotion devenue esthétique, c’est-à-dire Beauté même ...

» (La nostalgie, c’est cette sorte d’émotion. Elle est pour moi, pour mieux fixer son identité fondamentale, une sorte de double, jubilation tranquille de l’âme poétique contre la pathologie de la psychologie où verse la terrible mélancolie. C’est une prière créatrice, une essence enfin apaisée dans son être, et devenue comme un miroir où je puis contempler une perspective sans limites et hors de tout point de vue. On verra que je t’ai nommée enfin, éternité...)

» En m’attardant précisément dans ce cas à l’identification définissant la nostalgie, je fixe déjà la voie où je m’engage, et déjà je suggère la définition du reste, s’enchaînant comme fait une harmonie musicale sans égale, sinon celle de l’harmonie des formes ... Le choix du mot (“nostalgie”) ne trahit pas vraiment le concept que j’habille de riches et sublimes parures pour ce propos : du grec nostos et àlgos, ou “tristesse”, “douleur” et “souffrance” (àlgos) pour le manque de retour (nostos) à ce qui nous est cher, qui nous conduit à l’idée du “mal du pays” qu’il importe de très vite dépasser non sans l’avoir saluée ; puis à cette idée plus large et plus significative pour moi de ce qui est décrit comme “un envoûtement” suscité par les souvenirs du passé où l’on met selon les orientations et les interprétations, les souvenirs de lieux, d’époques, de circonstances, tout cela du passé ; et, déjà, vous sentez que ce terme, “nostalgie”, recèle, pour qui sait ôter la gangue de son acception vulgaire, les mille et mille feux du diamant pur. Le lien entre nostalgie et souvenir, ou nostalgie et passé, avec ce-qui-a-été comme étant ce-qui-est-et-reste, fait toute la force du sentiment, et par conséquent du concept. La texture même du mot “nostalgie” nous ouvre déjà la voie à la réflexion par le qualificatif qu’il sollicite irrésistiblement, car il y a une complicité irréfragable, un lien d’une force inouïe que sollicite la langue même, entre les deux termes qui se rassemblent finalement, le nom de “nostalgie” et, avec lui, comme lié par une secrète entente dont la référence est une des plus hautes que l’esprit puisse deviner par intuition, le qualificatif qui lui donne toute sa force surhumaine : une nostalgie infinie... Et, entendant cela comme je l’écris, sentez combien les deux mots s’enchaînent, glissent, s’étendent, chuintent dans la bouche et semblent ne jamais devoir finir, comme une basse continue et sans fin de l’âme poétique, pour soutenir l’âme poétique, pour la tenir, pour la brandir, pour la glorifier absolument ; comme le bruit sans fin, ce chuintement complètement lisse et d’une beauté poignante d’une coque finement sculptée épousant les flots sous la poussée de la toile (des voiles) gonflée par les vents du large, la nuit, sous la voute étoilée dont on n’imagine ni la clarté ni la profondeur érigée dans la hauteur incalculable de l’infini du cosmos tant que l’on n’a pas vécu un tel moment... L’idée poétique de “la nostalgie infinie” ouvre à la pensée les portes d’une vision inouïe, où l’esthétique sans égale du langage semble nous indiquer la voie d’une vérité perdue, comme le Temps, et bientôt retrouvée, comme s’il nous était donné de désormais pouvoir nous passer du Temps. (Je reviendrai là-dessus, très vite, avec empressement, car là se trouve un éclat de lumière qui vaut celui du diamant.)

» C’est une émotion qui marque ma vie depuis les premières origines : aussi loin que je me souvienne, me semble-t-il, se glisse cette émotion sublime, au point qu’il m’arrive parfois d’éprouver comme l’on s’initie de la nostalgie pour ma nostalgie, simplement parce que ma vie n’est que nostalgie. Cela ne me rend ni triste, ni ne m’interdit d’observer mon temps, ni ne me paralyse dans l’image convenue et si banale du passé telle que les gens de notre présent l’entretienne pour la mieux haïr, en une dérision de la raison mise hors de son propos, totalement subvertie ; cela me situe et me fixe dans la géométrie du canal temporel mais en-dehors de ses règles, donc en-dehors du temps... Soudain ! Lorsque l’esprit se fait âme poétique et s’emplit de nostalgie, surgit en moi l’exaltation imprévue d’avoir vaincu le temps et de n’en plus dépendre. L’état de mon âme poétique à cet instant n’a rien d’une victoire comme l’on dit de l’issue d’un combat, et tout d’une grâce en vérité. “Je” est un autre et cet autre ne peut-être que moi-même lorsque je me réalise dans mon âme poétique. Je suis ce que j’étais et ce que j’étais n’est plus en arrière de moi mais au-dessus, et moi-même conduit à m’élever par conséquent pour rencontrer toute la puissance de ce sentiment de la nostalgie. L’âme poétique exulte, emplie d’une musique sans fin et d’une harmonie à ne pas croire, libre et fixée à la fois, âme poétique maîtresse d’elle-même et du temps sans rien ordonner ni exiger. Ce qui est “sans fin” lorsque l’on dirait presque “infini” est quelque chose qui, par sa nature, et sans en rien en dire pour ne pas effrayer l’esprit du sapiens qui l’est nécessairement par cette idée, n’a pas de commencement...

» Il me semble alors que quelque mystère extraordinaire du monde se trouve à ma portée. Je n’en éprouve aucune satisfaction personnelle, aucune sensation d’accomplissement qui me soit propre, mais plutôt le détachement de moi pour pénétrer et me fondre dans un milieu inconnu, un espace certes, – à condition d’être sans limites, et pourtant sans aucun des caractères spatiaux habituels. J’y peux aisément reconstituer les instants de ma vie passée qu’il m’importe de restituer, mais ils sont différents, transfigurés, ils sont dotés d’une sorte de perfection tranquille qui les débarrasse de nos atours pressés, anxieux et angoissés, revendicatifs ou satisfaits, orgueilleux ou poseurs ; j’y suis moi-même, tout entier habité par l’âme poétique, avec comme seul désir celui d’élever cette âme, de m’emporter avec elle, d’être elle et de ne plus exister moi-même en tant que tel, et doutant d’ailleurs que cette âme ait elle-même un être, encore moins qu’elle soit mienne en aucune façon, et doutant décisivement qu’il s’agisse de la nécessité de l’objet d’une enquête. La nostalgie, en vérité, s’exerce sur ce vaste paysage dont nul ne sait les limites, et à ce propos dont nul ne connaît la suite elle est absolument créatrice dans le sens où elle soulève un voile sur les hauteurs prodigieuses du monde, sur ce qui est fixé décisivement et définitivement ; elle est l’inspiratrice et la nourricière de l’âme poétique sortie de notre conscience pour nous extraire de notre conscience ; et, ainsi harnachée, lorsqu’elle se retourne sur elle-même, l’âme poétique dispose de la mémoire, entend rappeler le souvenir de l’être qu’elle éclaire depuis les origines ; alors, elle, la nostalgie, illumine ce monde passé mais nullement dépassé de toute la grandeur et de toute la beauté de sa grâce...

» C’est dire quelle vision j’ai du passé et de mon passé, et les deux fondus intimement, et quelle sensation extrême j’éprouve d’y trouver la source de toutes choses et l’unité qui nous fait si cruellement défaut dans nos habitudes temporelles (soumises au temps, avec la vie qui passe). Seul le passé détient la clef de la fixation de soi dans le temps, et alors disposant de tous les atours pour se libérer du temps. Quelle tristesse j’éprouve pour celui qui, prenant sa posture de moderne, me dit qu’il n’éprouve à songer au passé qu’une impression d’abaissement et de réduction, une impression de trahison de la vie. Quelle tristesse de le voir manquer de si grandioses perspectives, au nom d’une vanité toute entière prisonnière du temps présent qui le pousse, qui le tire, qui le contraint et qui l’emprisonne, – prisonnier du rien, puisque le temps présent ne peut exister, puisque chaque instant du présent est à la fois celui de la naissance du présent et de la mort du présent. Au contraire, la fixité du passé et les horizons sublimes qu’il réserve ne peuvent signifier pour moi rien de moins que la pérennité éternelle ; ainsi le passé est-il devenu pour moi équivalent de l’éternité, et si ce concept sublime et magnifique d’“éternité” a une signification et une existence, c’est dans le passé qu’il les trouve. (Vous comprenez alors l’accueil intuitif que j’ai fait à cette expression qui n’avait au départ pour me séduire que la beauté des mots, la sublime grâce de leur assemblage, le rythme apaisé de leur cadence, – cette “nostalgie infinie”...)

» Je ne m’appuie sur aucune théorie dans cette envolée à laquelle je tiens à donner tout mon souffle mais je rencontre pourtant des observations qui proposent une vision rencontrant mon sentiment, – cela que je viens de découvrir en rédigeant cette conclusion, venu de Fabrice Hadjadj, dans son livre de 2014 Puisque tout est en voie de destruction – Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité. L’auteur reprend la différence décisive proposée entre “futur” et “avenir” par Jacques Derrida, – selon le rapport qu’il en fait, “entendue pour la première fois dans la bouche de Jacques Derrida”, – et qu’il propose d’établir de la sorte :

» “En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient, et il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur. Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation.” Le propos fixe donc, selon l’âme poétique et l’esprit du croyant qu’est Hadjadj, et du croyant qui se réalise dans l’Église (le catholicisme de Rome), la grande différence entre “futur” (ce que l’être projette lui-même à propos de ce qu’il croit qui sera) et l’“avenir” (ce qui sera en vérité, qui n’offre aucune garantie de correspondre à “ce que l’être projette...”). On observe bien heureusement que, dans cette définition de notre auteur, l’appartenance à la religion n’interfère nullement de manière faussaire ni disgracieuse dans le sens du texte ; la religion ne s’approprie pas le croyant, même si le croyant y renvoie implicitement, ce qui tendrait à susciter l’estime pour le croyant et la forme de sa foi. Par conséquent, cette définition a sa place dans ces pages, et son prolongement également, – alors que c’est là qu’intervient l’intérêt théorique fondamental interprété sur le mode théologique pour mon propos : “De la définition qui précède on peut déduire autre chose, à savoir que le passé se trouve rejeté par le futur, mais assumé par l’avenir.” (Bien entendu, c’est moi qui ai pris l’initiative d’accentuer par un procédé typographique le membre de phrase qui rencontre la conception que je suis en train de développer à partir d’une émotion qui m’est donnée, celle de la nostalgie, qui devient une grâce, qui en se développant rencontre l’essence de ce que je perçois comme une intuition haute.) Ce que nous dit cette phrase, c’est toute l’essentialité du passé, son indispensabilité pour la marche des choses, par conséquent sa nécessaire immuabilité hors des contraintes du Temps ; lui seul, et nullement le présent (je veux dire plus encore : “notre présent”), est la clef de l’avenir, alors que le présent est en constante négociation de manifestation avec le futur dans l’espoir vain d’en faire “son” avenir. La nostalgie, dans tout cela, est une intuition qui nous vient du passé dans la seule mesure où le passé est l’assurance de l’avenir. (la nostalgie nous indique bien plus l’avenir que le présent puisqu’elle est éternité.) .

» Je le répète, en forme de transition pour poursuivre mon propos, “je ne m’appuie sur aucune théorie dans cette envolée à laquelle je tiens à donner tout mon souffle”, mais je considère comme un don de l’âme poétique tout autant que de l’esprit qu’une chronologie mystérieuse faite d’apparence de hasard et du hasard des opportunités m’ait permis d’ouvrir ce livre (qui m’a été offert par un ami, donc hors de toute circonstance de recherche) et de trouver dès l’introduction (p.14-16) l’énoncé d’une théorie à la fois simple et évidente, et d’une grandeur sublime, pour renforcer ce souffle dont je veux animer cette conclusion au deuxième Tome de La Grâce. En effet, l’idée que ce souffle se promet de transporter et de sublimer était déjà dans mon esprit, et toutes les lignes jusqu’au passage sur le livre écrites, lorsqu’intervint cette lecture qui me permit d’enchaîner comme je le fais. J’estime au-delà de tout comme un don de la rencontre d’esprits qui ne se connaissent pas cette sorte de rencontres imprévues, hors de tout programme et de tout standard, qui vient en un instant confirmer ce qui vient de prendre forme dans votre âme poétique ; je l’estime comme un don et un signe, et un encouragement d’une fraternité transcendante à poursuivre l’entreprise, à bâtir l’œuvre, la solitude un instant écartée, et la joie du savoir partagée retrouvée dans ce même instant ; pour un instant certes, mais de quelle belle nature, de quelle superbe essence...

» Ainsi repris-je, conforté par cet épisode, “je ne m’appuie sur aucune théorie dans cette envolée à laquelle je tiens à donner tout mon souffle”, mais au contraire me laisse entraîner par ce souffle pour donner vie à l’une ou l’autre théorie qui auront la charge d’expliciter le phénomène. Je parle de ces expériences vécues autant par mon intelligence que par la lumière que donne l’intuition, qui sont, dans mon âme poétique, les seules choses capables de tenir. Ainsi la nostalgie toucha-t-elle mon âme pour en faire une “âme poétique” dès mon plus jeune âge sans que ma conscience mesurât ce phénomène et sa puissante signification avant longtemps. Mes souvenirs emplis de nostalgie et grandis par elle jusqu’aux hauteurs dont je veux parler ont ceci de particulier qu’ils sont aidés par les circonstances qui m’ont été données de vivre, c’est-à-dire une vie qui fut partagées en épisodes très différents, très tranchés ; le premier fixé par l’Histoire d’une façon irrémédiable où le mot “jamais” (jamais plus) dispose de tout pour me signifier dès l’origine que le souvenir serait chez moi quelque chose qui ne tiendrait pas au temps et aux conditions de la matière imposées par le temps ; l’Histoire métahistorique me signifiait que je ne ferait pas partie de l’histoire courante, la plus basse, celle des sapiens universitaire que j’ai appris à nommer pour en mesurer la vertu que je lui accord histoire-Système.

» Ce qui est à première vue et selon les perceptions immédiates que vous en avez une très grande tristesse et une rupture affreuse, c’est-à-dire quelque chose qui meurt et ne peut être qu’infécond, peut se transformer, quasiment comme un miracle, et devient un incomparable avantage, pour le reste de votre vie, lorsque, proche du terme, vous vous retournez pour la considérer. Ce premier épisode “fixé par l’Histoire d’une façon irrémédiable où le mot ‘jamais’ (jamais plus) dispose de tout” fut pour moi, on pourrait l’avoir deviné, la fin de l’“Algérie française” ; l’événement me signifia sur l’heure, à mon âge de dix-sept ans, que je perdais définitivement ce qu’on désigne comme “ses racines”, et que jamais je ne pourrais y revenir. Entre “définitivement” et “jamais”, l’on comprend qu’il y a là des moments décisifs où se fixent des faits qui transcendent la question de la maîtrise qu’on croit avoir de son propre destin ; cette maîtrise existe-t-elle face au verdict de la grande Histoire qui a imposé son puissant diktat à votre destin et l’a enfermé dans une origine catastrophique ? Ou bien, au contraire, cette catastrophe n’est-elle pas, au bout du terme, lorsque l’expérience s’est faite, tout simplement libératrice de ces contingences qui tiennent le commun des sapiens ? Car justement, dans ces circonstances-là, mon enfance algérienne est apparue peu à peu dans mon âme poétique comme un de ces souvenirs que les circonstances élèvent à la hauteur d’une éternité. L’Algérie-perdue, c’est-à-dire l’Algérie qui n’existe plus à jamais, et à jamais fixée dans le temps, l’Algérie-perdue s’évade de la prison du Temps pour donner au souvenir une grâce que soulignera plus tard la nostalgie, qui n’est pas sans rappeler l’éternité ; puisqu’elle n’existe plus dans le temps historique courant (l’histoire-Système) et qu’elle existe toujours en moi, c’est qu’elle existe dans mon âme poétique comme un souvenir qui s’est affranchi du Temps et prétend à rien moins qu’à l’éternité. Ainsi le défilé du souvenir de mon enfance algérienne a-t-il une grâce envolée, comme quelque chose d’aérien, quelque chose de protégé des atteintes du temps comme on en joue, parce qu’hors du Temps, – cela “qui n’est pas sans rappeler l’éternité”. (Mais comment puis-je parler ainsi, comme si j’étais maître de l’éternité, reconnaissant son œuvre ? Ce n’est pas moi qui parle, on l’entend sans hésiter. Mon souvenir se parle de lui-même ; il sait ce qu’il est ; il n’ignore pas ce qu’il éveille en moi ; au bout du compte, je lui suis redevable infiniment, et nul ne peut plus en ignorer. Le souvenir est le maître du Temps, la nostalgie est sa messagère, l’âme poétique son havre de paix, d’harmonie, d’équilibre et d’ordre. De cela, je suis comptable infiniment, comme pour l’éternité, et la nostalgie transmutée en cette “nostalgie infinie” qui transporte mon âme poétique.)

» (J’ajouterais, sur une note plus personnelle pour clore ce premier exposé du miracle de la nostalgie comme messagère de l’infini, que la puissance du souvenir [l’Algérie-perdue] est transcendée dans mon cas par sa complète solitude, parce que je fais partie de ceux que l’histoire-Système a rejetés dans son trou noir de l’oubli, son trou noir de convenance, sa poubelle à elle qui est aussi une bouée de sauvetage pour celui qui y est jeté, une façon de s’évader d’elle, de sa tendance irréversible à l’imposture... Je veux parler ici, de quelques mots en passant pour affermir le trait de ce qui a précédé d’une note “humaine, trop humaine”, du sort que l’histoire-Système a réservé à ceux de ma conditions, les “Européens d’Algérie” [on disait les “pieds-noirs”] : non pas l’oubli, mais simplement le déni. Aux yeux hagards de l’histoire-Système, je fais partie de ceux qui n’existèrent pas, qu’il n’est même plus utile, ni rentable en termes d’intérêts sur investissements, d’insulter d’une opprobre quelconque ; le simple déni d’existence suffit, même s’il est parfois inévitable de préciser que Camus est né à Alger. Quoi que cette appartenance à cette communauté n’ait guère d’importance ontologique en soi pour moi, quoi qu’elle ne soit même qu’un fait d’une importance mineure dont je ne m’embarrasse guère et qui ne contraint ni ne conditionne en rien mon opinion des évènements du temps vécu, je ne peux cacher la jubilation que j’éprouve à ne pas exister aux yeux de l’imposture de l’histoire-Système ; ce serait, finalement, comme un signe de plus que m’adresse l’éternité.)

» De façon je crois très significative pour l’importance que j’accorde aux événements liés à ces souvenirs, je donne une place d’intensité égale, pour ce qu’il doit à la nostalgie également fixée dans le temps courant en échappant à son flux, et par conséquent libérée du Temps, à l’épisode de ce que je nommerais pour la sublimité de la chose “l’intuition de Verdun”... »