Nous sommes tous Le feu follet

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Nous sommes tous Le feu follet

28 novembre 2015 – Ceci remonte assez loin, certes, mais nous concerne tous comme s’il s’agissait d’aujourd’hui. Cela concerne l’acteur Maurice Ronet d’autres temps mais également notre malaise psychologique à tous, ici et maintenant... Oyez, oyez ces échos d’une époque enfouie et enfuie, et qui me remplissent de nostalgie mais qui, pourtant et déjà, annonçaient notre époque présente, ici et maintenant.

Je ne cacherais pas que, in illo tempore absolument non suspecto, j’avais une grande estime pour l’acteur-réalisateur-écrivain Maurice Ronet, pour les personnages qu’il incarnait à l’écran, pour cette psychologie de lui et ce caractère qu’il laissait deviner (un peu comme le cas Patrick Dewaere, dirais-je). Ronet est resté dans ma mémoire comme une rencontre que je n’ai pas pu faire, et que j’ai toujours regrettée. Ce devait être en 1966 ou 1967, je ne sais plus. J’avais dans mes bagages un de ces romans que je ne publierais jamais, qui était involontairement sur le thème très en vogue de l’incommunicabilité : à partir de l’idée d’une population dans laquelle s’était généralisé le port des lunettes de soleil (à cette époque, les fameuses Ray-Ban [*] des pilotes US faisaient fureur), – au point que plus personne n’était capable de saisir le regard de l’autre puisque plus personne n’avait de regard du fait des lunettes...

Je fais connaissance par quelque hasard de sortie d’un jeune homme de mon âge (disons X, pour faire court puisque son nom s'est enfui depuis si longtemps de ma mémoire), – ce X qui essaie de se faire une place au cinéma dans la réalisation. Je lui parle de l’idée du bouquin, comme ça ; il s’exclame que cela pourrait bien séduire Ronet, qu’il connaît bien puisqu’il a été quelque chose avec lui, peut-être bien comme assistant-réalisateur dans son premier film mais je ne suis sûr de rien. (Ronet venait de commencer une carrière de réalisateur avec Le voleur de Tibidabo, en 1965.) On arrange ça très vite, moi-même plein d’ardeur ; je file un exemplaire du manuscrit à X, qui lit, juge que cela fait l’affaire, promet de le transmettre à Ronet ; là-dessus un rendez-vous est conclu, selon l’affirmation de X que Ronet est intéressé, dite comme si Ronet avait jeté un œil sur le bouquin. On imagine ma jubilation. Le rendez-vous est fixé. Au dernier moment, X me téléphone : le rendez-vous est annulé par défaut de participant puisque Ronet a disparu. X m’explique qu’il est comme ça, Ronet : tout d’un coup, il disparaît, personne ne sait où il est, une sortie qui se prolonge dans une succession de buveries, une ivresse de quelques jours, parfois une semaine, plus même, sans plus aucun signe pour personne. X me dit qu’on remettra ça lorsque Ronet sera revenu dans le monde des vivants, mais tout cela devenu assez vague, de plus en plus insaisissable comme si l’occasion se dissolvait, comme si l’enthousiasme s’éteignait à mesure que l’ivresse et l’oubli du monde avait emporté l’acteur-réalisateur ; le Ciel avait décidé que nous ne nous rencontrerions jamais... Et c’est ainsi que je n’ai jamais rencontré Maurice Ronet, jamais su s’il avait lu mon livre à jamais impublié et oublié, jamais su s’il y avait vraiment eu de rendez-vous envisagé, mais convaincu moi-même par cette partie de l’argument de la disparition inexplicable que cet homme (Ronet) était bien égal à ce que je ressentais de lui, homme déchiré, homme perdu et désespéré.

Si je dis tout cela, bien entendu, c’est parce que je viens de revoir Le feu follet, de Louis Malle, d’après Drieu La Rochelle, avec lui, Maurice Ronet, envoutant le film et le transcendant de sa désespérance absolument pathétique, avec un jeu si “criant de vérité” comme ils disent qu’on ne peut éviter de penser que Ronet-Leroy (rôle d’Alain Leroy) joue le rôle de sa vie comme si sa vie se résumait à ce rôle. (J’ignore ce que Ronet en a pensé, s’il a voulu réellement ce rôle selon l’importance et le sens qu’on lui voit, s’il a participé à son élaboration, et peu m’importe : je juge l’œuvre brute, précisant en plus que je n’ai pas lu le livre de Drieu, qui date de 1931 et adapte la vie d’un ami de Drieu, Jacques Rigaud, écrivain partant dans tous les sens, morphinomane et héroïnomane tombé dans une fin de vie d’errance et de désespérance ; qui se suicide en 1929, à 31 ans, d’une balle en plein cœur dans la maison de repos où il était en cure de désintoxication, comme Ronet-Leroy dans Le feu follet.)

J’ai été surpris par la vision de ce film déjà vu deux fois, mais il y a longtemps, d’abord pour une sorte de “raison technique”. J’ai souvent succombé, en voyant d’anciens films, à la pression que la postmodernité exerce sur nous, qui est d’introduire la notion d’obsolescence, essentiellement dans les arts et autres activités dépendant fortement de la technique et des technologies, – et qu’y a-t-il de plus sensible à cela que le cinéma ? Rien de semblable avec Le feu follet. Le film se voit comme s’il était tourné d’hier, comme s’il était extraordinairement actuel (pas “moderne”, hein, comme on clame en général pour les vieilleries qu’on réhabilite en conformité à l’époque qui le fait qu’elles sont restées “étonnamment modernes”, non je dis bien “actuel”). Le noir-et-blanc lui va à ravir, en appuyant l’atmosphère extraordinaire de tension et de puissance qui électrise littéralement ce film sans le moindre acte de violence, sans la moindre péripétie à suspens, sans le moindre éclat de voix. Dès le début, l’on connaît le fin, lorsque la caméra, passe et repasse avec insistance, au rythme des allées-et-venues de Ronet-Leroy marmonnant des mots sans guère de sens et filmé dans le miroir de la chambre de la clinique privée où il achève “avec succès” sa cure de désintoxication, sur ce miroir où est écrit au marqueur, en lettres énormes, la date fatidique du “23 juillet” dont on comprend assez vite ou après-coup,  qu’importe, qu’il s’agit du jour choisi par lui pour son suicide ; tandis que, quelques instants après, Ronet-Leroy range ses affaires et s’arrête un instant sur un revolver qu’il a soigneusement enroulé dans un foulard, un de ces fameux Luger P.38 Parabellum, dont il vérifie le chargeur. Et l’on connaît déjà si bien la fin que de tous côtés l’on dit à Ronet-Leroy “vous êtes guéri” comme on lui dirait qu’il est par conséquent détaché de ce monde des accidents de la matière, paradoxalement libéré pour conduire à bien son dessein et répondre à l’appel de son destin.

... Il est alors logique de constater que la question de l’alcoolisme (cure de désintoxication réussie ou pas, qu’importe) n’apparaît que de peu d’importance dans le film tel que je l’ai vu, avec mes yeux de 2015. Même si Ronet-Leroy “replonge” à la fin, quelques heures avant l’acte fatal, cela importe peu. Ce qu’il porte avec lui, désormais, vu aujourd’hui, ce n’est pas la désespérance d’un être mais la désespérance d’un monde, et c’est bien cela l’essentiel de mon propos ; c’est comme si Ronet-Leroy avait senti, non pas tellement son propre destin (il ne s’est d’ailleurs pas suicidé puisque mort d’un cancer à 55 ans), mais bien le destin d’un monde dont les prémisses pouvaient être perçues puisqu’elles sont là depuis des décennies et même des siècles, – certainement depuis 1918 et le débat de civilisation qui s’est alors ouvert, qui était déjà comme une béance accompagnant notre marche vers le Progrès où il apparaît de plus en plus que cette béance c’est le Progrès lui-même.

Mais ce qu’il m’importe plus encore de dire, c’est cette perception, dans les dialogues, mais surtout dans les tentatives de Ronet-Leroy de s’expliquer de son état, en général (sauf le cas d’un interlocuteur hostile, mais sans importance quoique décrit comme “une force de la nature”) vis-à-vis d’interlocuteurs bienveillants, attentifs, des amis divers de ses sorties nocturnes, des idylles anciennes, des amitiés qui se sont défaites mais qui restent fidèles aux souvenirs communs, chez lesquels il ne suscite que compassion et tristesse, tentatives de l’aider sincèrement, – mais comment faire autrement que le laisser aller ? (« C’est un très gentil garçon et il est très malheureux, dit l’une des jeunes femmes [Jeanne Moreau]... Je n’aurais pas dû le laisser partir. ») On dirait que l’affreux trou noir où s’enfonce le “feu follet” comme dans son tragique destin réduit à ce trou noir les concerne tous. Ces phrases de Leroy-Ronet entendues puis citées plus précisément après une nouvelle vision, alignées arbitrairement, nous projettent absolument dans notre époque de Grande Crise qui ne laisse personne intact, qui nous blesse tous, nous épuise, nous torture absolument ...

« Vous ne comprenez pas, je n’arrive pas... Je vais partir, je suis en retard... Je ne peux pas avancer les mains, je ne peux pas toucher les choses. Quand je touche les choses, je ne sens rien. [...] Vous ne savez pas ce que c’est ! De ne pouvoir mettre la main sur rien ! Je ne peux pas vouloir, je ne peux même pas désirer... [...] Solange, tu es la vie... Je ne peux pas te toucher, c’est atroce... Pas moyen, pas moyen ... Alors je vais essayer avec la mort, je crois qu’elle se laissera mieux faire. [...] Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond cela vient du cœur.

» S’en aller sans avoir rien touché, beauté, bonté, tous leurs mensonges ! [...] J’aurais voulu captiver les gens, les retenir, les attacher, que rien ne bouge plus autour de moi ... Mais tout a toujours foutu le camp... [...] Vous n’êtes que des formes vides ! »

Certes, on pourrait s’en tenir là, au cas classique mais absolument pathétique dans sa description, dans le jeu magistral parce que venu du fond de l’être interprétant un destin individuel de cette incapacité de vivre jusqu’à juger la mort comme une amie, la seule possible ; on pourrait en rester au destin individuel. Mais voilà que non, puisque, je me répète, la chose vue par des yeux d’aujourd’hui, et absolument bouleversante de ce fait, puisque le cas individuel devenu exemplaire et porte-parole d’un destin collectif que nous ressentons tous, chacun à notre façon, chacun dans notre destin individuel dont nous sentons bien qu’il est absolument lié au destin collectif du monde. Cela ne signifie pas que nous allons tous nous suicider, ce serait idiot et insensé de penser et de conclure cela. C’est bien plus que notre mort qui est alors dans sa plus grande figuration, mais notre vie, parce qu’elle nous est devenue telle que l’on pourrait penser que l’on peut très bien concevoir que la mort devienne une amie par comparaison. L’acteur et son rôle devenus prémonition nous font voir une complète déstructuration de soi jusqu’à la dissolution, observant qu’il ne peut rien toucher parce que tout devient informe en lui mais aussi autour de lui, et ainsi que les autres sont sur la même voie (« Vous n’êtes que des formes vides ! »). Les psychanalystes et psychiatres feraient leur miel, certes très compatissants et rassurants, d’un cas aussi typique, et ainsi passant, comme c’est de plus en plus leur habitude, à côté de l’essentiel qui est le cas collectif, le signe chez un cas exemplaire de la transcendance brisée du monde, sa réduction à l’informe, déstructuration et dissolution. Ronet-Leroy le sent bien, qui dit des choses que nous pourrions dire chaque jour, simplement en le tournant au présent collectif, devant ce monde qui se défait vertigineusement (« J’aurais voulu [...] que rien ne bouge plus autour de moi ... Mais tout a toujours foutu le camp... »)

Avec ce regard, ce n’est plus le diagnostic du “mal de vivre” qui s’impose, tant éculé qu’il en devient définition même de la chose , – “vivre” ne peut être que “le mal de vivre”, donc passons à autre chose ; ce n’est plus le diagnostic du “mal de vivre” mais celui du Mal qui empêche de vivre, comme notre époque nous le hurle à chaque seconde, bien au-delà des idéologies et des enquêtes satisfaites de la sociologie. Le feu follet qui s’agite devant nous n’est pas un spectacle, même superbe, ni une interprétation, même tragique, mais un miroir d’une extraordinaire et si actuelle authenticité. Celui où la date fatidique du “23 juillet” est inscrite ? Qu’importe, cela n’est qu’une circonstance fortuite, un jeu de l’écriture, un tournant du scénario et un clin d’œil de la caméra. Ce qui nous importe est ce miroir où s’agite un homme venu d’un demi-siècle plus tôt et qui, à se faire revoir aujourd’hui, interprète pour nous le rôle de notre vie courante et présente à tous, nous débattant dans ce destin dont nous savons qu’il nous faudra trouver en lui la force et l’adresse de le vaincre lui-même. Nous sommes tous Le feu follet, et chacun nous manifestons cet état terrible où nous met la catastrophe de l’effondrement de notre monde, à notre façon et de notre manière, selon ce que nous sommes, chacun d’entre nous. Celles de Maurice Ronet, façon et manière par prémonition, étaient aussi superbes que le jeu pathétique, presque antique, de l’interprète de la tragédie du monde qu’il fut.

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