De la B.A. à l’I.A.

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De la B.A. à l’I.A.

19 juillet 2017 – La science moderne du monde occidental, celle qui a pris son envol avec la Renaissance, a connu de nombreux moments de grande jubilation. Ces moments saluaient des avancées significatives ou décisives, des découvertes, des perspectives nouvelles, des pensées audacieuses et souvent sinon toujours ces événements s’accordaient au rythme d’un progrès qu’on jugeait triomphant et irrésistible, – au rythme du Progrès enfin, cette référence pseudo-sacralisée de l’esprit progressiste qui domine la modernité et sa religion sécularisée. Ce n’est qu’au milieu du XXème siècle que la “science moderne” commença à connaître également des moments sombres et lugubres ; des moments de doutes soudain vertigineux ; enfin, de ces “moments de vérité” aussitôt chargés d’une dimension métaphysique alors qu’il semblait acquis que la Modernité nous avait débarrassé de cette méthodologie qui ouvre l’esprit à des concepts inquiétants pour elle. (On parle de la métaphysique comme méthode de pensée permettant à la spéculation de l’esprit de mettre en doute la grandeur et l’irrésistible nécessité du Progrès, notamment en intégrant des facteurs fondamentaux tels que l’intuition et l’âme poétique.)

Le premier de ces moments lugubres se situe effectivement, à quelques années près, au milieu du XXème siècle. Nous l’avions évoqué encore récemment, le 29 octobre 2016 :

« Assistant à l’explosion de Trinity, la première bombe atomique, le 17 juillet 1945, James M. Farrel nota pour son compte-rendu officiel : “Les effets lumineux défièrent toute description. Tout le paysage fut illuminé par une lumière écrasante d'une intensité plusieurs fois supérieure à celle du soleil de midi. Elle était dorée, mauve, violette, grise et bleue. Elle éclaira chaque pic, crevasse et crête de la chaîne de montagne voisine avec une clarté et une beauté qui ne peut être décrite mais doit être observée pour être imaginée... ” Bainbridge dit à Oppenheimer : “Maintenant nous sommes tous des fils de pute.” Oppenheimer dit qu’il avait pensé à ce verset du Bhagavad-Gita : “Si dans le ciel se levait tout à coup la Lumière de mille soleils, elle serait comparable à la splendeur de ce Dieu magnanime... ” Plus tard, en 1965, pour la constitution des Atomic Archives, [Oppenheimer] précisa longuement en modifiant d’une manière significative la citation, passant de l’illusion de l’éclair à la pénombre de la méditation au bord des abysses du Mordor :

» “Nous savions que le monde ne serait plus le même. Certains ont ri, certains ont pleuré. La plupart étaient silencieux. Je me suis souvenu d'une ligne du texte hindou, le Bhagavad Gita ; Vishnou essaye de persuader le Prince de faire son devoir et, pour l‘impressionner, prend son apparence aux multiples bras et lui dit : ‘Maintenant je suis la Mort, le destructeur des mondes’. Je suppose que nous avons tous pensé cela, d'une façon ou d'une autre.” »

Ce moment où “la Bombe” donna brutalement à tous ces grands esprits qui avaient développé avec enthousiasme sa création la vérité brutale de sa dimension de la Mort du monde est aussi connu sous son acronyme bureaucratique, aussi sec qu’il est court et surtout utilisé pour lacommunication : la B.A. (Bombe Atomique, plus tard B.H. avec le thermonucléaire). Aujourd’hui, un autre acronyme, déjà bien connu, prend de plus en plus l’allure d’un de ces moments lugubres où l’on s’interroge à nouveau sur la perspective qui peut être terrifiante de la science : l’I.A. ou “Intelligence Artificielle”, – plus souvent référencée dans sa version anglo-américaine, mais Dieu reconnaîtra certainement les siens, – A.I. pour Artificial Intellegence.

On connaît les fabuleuses perspectives de l’I.A., bien différentes de celles de la B.A., si complètement différentes qu’elle s’est constituée, à la différence de l’atome, comme un des instruments principaux à avoir suscité de nouveaux concepts, sinon de nouvelles philosophies, qui vont du transhumanisme au posthumanisme. L’idée doit être comprise le plus simplement du monde : l’intelligence artificielle développée par le domaine de la technologie pure, de la cybernétique à l’informatique, au numérique, à la robotique, s’inscrivant comme une nouvelle puissance au service du sapiens, puis transformant la sapiens lui-même, pour lui permettre d’atteindre à une sorte de divinité.

(Nous parlerions d’une affirmation décisive, pas tant des technologies que du technologisme conçu comme une dynamique de transformation du monde, une sorte de nouvelle “voie sacrée” vers l’accomplissement du Progrès et la création d’un homme nouveau, ou plutôt de l’Homme Nouveau, sinon l’Homme Universel mettant un terme à l’histoire et à toutes ces sortes de choses qui nous chargent d’une relativité temporelle dont nous n’avons plus que faire. Dieu est mort, nous sommes Dieu et Tout est Dit, – ou bien, comme aurait pu dire Derrida dans une variation charmante, « Ce que ce [“Tout est Dit”] n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que ce [“Tout est dit”] ? mais rien ! » [*])

Depuis que ce domaine s’est développé, que la spéculation s’est emparé des esprits, que des forces puissantes d’argent se sont impérativement saisies du domaine, que la communication en a développé la pseudo-sacralisation, que toutes les perspectives se sont ainsi dégagées, est également apparu le revers de cette puissante médaille, aussi puissant que la médaille elle-même...  “Au service du sapiens, puis transformant la sapiens lui-même, pour lui permettre d’atteindre à une sorte de divinité”, – peut-être, mais peut-être aussi, et de plus en plus pour compléter la formule : “...remplaçant le sapiens, liquidant le sapiens”. Ainsi et d’une façon si inattendue, par des chemins extraordinairement détournés qui justifieront notre réflexion plus loin, l’A.I. semblerait-elle retrouver la B.A. en modifiant de quelques lettres la citation du Bhagavad Gita sacré hindou faite par un Oppenheimer complètement décillé sur le sens de son œuvre de création : “Maintenant je suis ta Mort, le destructeur de ton monde”.

... Car il se trouve que certains s’alertent des perspectives de l’I.A. ; notamment sous la forme spectaculaire de l’expression de “la révolte des robots”. Nous en avions parlé lors d’une autre alerte à ce propos (le 3 décembre 2014), qui mélangeait le grand physicien Stephen Hawking et l’entrepreneur et financier des matières de technologies liées à l’I.A. Elon Musk (dont nous allons re-parler plus loin), pour nous mettre en garde contre la possibilité de “la fin de l’espèce” (nous parlons des sapiens), notamment avec l’aide de “la révolte des robots”... Et déjà l’on disait des choses qui vont être précisées plus loin :

« L’idée de cette “révolte des robots”/“révolte des esclaves” est partout dans l’air dans les milieux spécialisés. Elle avait été abordée en détails par Patrick Tucker, ancien rédacteur en chef adjoint de The Futurist, auteur de What Happens in a World That Anticipates Your Every Move? et actuellement spécialiste des technologies pour le site DefenseOne.com(le 17 avril 2014). Tucker citait notamment Steven Omohundro, dans un rapport pour Journal of Experimental & Theoretical Artificial Intelligence. (A noter qu’ Omohundro ne voit de solution pour éviter la catastrophe que de recourir aux méthodes anciennes de développer de nouveaux systèmes à l’intérieur d’un cadre de maîtrise permettant d'en garder constamment le contrôle, – le contraire des méthodes actuelles de rejet de tout contrôle, de dérégulation, du libre-cours comme du libre-marché laissés au développement de toutes choses dans ces domaines avancés. Il semble qu’il soit un peu tard pour changer, à condition même d'en être convaincu contre tout l'évangile impératif du Système...) »

Donc, comme promis, nous revenons à Elon Musk, souvent présenté comme un génie du domaine (le technologisme au service duquel il a mis son brio de financier). Et, à nouveau, et cette fois de façon plus pressante, plus concrète, plus “opérationnelle”, jetant un cri d’alarme et suggérant des mesures essentielles et capitales... De nombreux échos de son intervention ont déjà été diffusées, alors que le sujet, sous différentes formes, est de plus en plus présent, jusqu’à l’idée que nous sommes d’ores et déjà “prisonniers de la Matrice” (ce qui est une autre sorte de conviction de Musk : pour lui, il y a “une chance sur des millards” que nous ne vivions pas dans une simulation d’ordinateur).

Voici donc un texte rapide reprenant des aspects d’une intervention très récente de Musk (à la National Governors Association le 15 juillet à Providence, dans le Rhode Island), sous le titre « L’I.A. est un risque fondamental pour l'existence de la civilisation humaine » (RT-français du 16 juillet 2017)

« [P]our le fondateur de Tesla [Musk], la civilisation humaine fait face à une menace qu'elle doit appréhender au plus vite, si elle ne souhaite pas être annihilée : l'intelligence artificielle (I.A.). Elon Musk soutient qu'elle représente un péril totalement différent de ceux que l’homme a pu rencontrer jusqu'à présent, dans la mesure où ce péril n'est pas dangereux pour les individus isolés, mais pour la société dans son ensemble. [Musk] estime que ce risque est très mal évalué : “Tant que les gens ne verront pas des robots tuer des gens dans la rue, ils ne réagiront pas parce que [le risque] est trop impalpable.”

» “Je pense que nous devrions être vraiment préoccupés par l’I.A.”, poursuit [Musk], jugeant qu'il s'agit d'un des rares domaines où le gouvernement devrait se montrer proactif en matière de réglementation plutôt que réactif. Selon lui, il pourrait être impossible de prendre des mesures correctives s'il venait à survenir un événement malencontreux dans le domaine de l’I.A., comme c'est généralement le cas dans d'autres secteurs. “Au moment où nous réagirons, il sera déjà trop tard”, prévient-il. [...]

» “L’I.A. est un risque fondamental pour l'existence de la civilisation humaine”, répète Elon Musk.

» L’Américano-canado-sud-africain s'exprimait sur une question dont il est par ailleurs très familier. En mars dernier, il a en effet annoncé la fondation de Neuralink, une entreprise dont le but est d'établir un lien direct entre les ordinateurs et le cerveau humain, via l'implantation d'électrodes. L'objectif affiché : renforcer nos capacités cognitives en agissant directement sur notre cerveau. »

De la B.A. à l’I.A., de la représentation au simulacre

Ce que nous voulons montrer en mettant en vis-à-vis ces deux “moments de vérité” de ce que nous jugeons être l’échec de la science occidentale née de la Renaissance et poursuivie dans une dynamique spécifique qui est le technologisme littéralement néantisseur de l’être, c’est que l’on retrouve le schéma de la reproduction au simulacre. La B.A., c’est la reproduction d’une vérité profonde, d’un “moment de vérité” de l’hypothèse catastrophique de l’échec de la science, paradoxalement au travers d’une reproduction de la puissance de la science : l’expérimentation même de la B.A., qui dispose pourtant de l’évidence d’un triomphe scientifique, déploie dans toute son horreur la catastrophe cosmique qu’implique ce triomphe, mais que d’aucuns pouvaient entrevoir dès l’origine dans la mesure où l’on cherchait la production d’une arme de destruction d’une puissance inimaginable. L’I.A. est au-delà, bien au-delà, c’est le simulacre de ce même “moment de vérité” dont nul ne pouvait douter de la vertétu décisive et définitive : nul ne peut, – “ne pouvait”, commence-t-on donc à dire, – douter que l’avancée de la cybernétique vers la robotique est un immense triomphe de la science, peut-être le triomphe ultime où l’Homme remplace Dieu ; mais brusquement (“moment de vérité”), quelques-uns parmi ceux qui en sont les géniteurs pour partie, et certainement les hagiographes, entrevoient la vérité et nous disent : “mais non, mais non, horreur ! C’est peut-être, au contraire, la fin de l’espèce...”

Le processus modèle-reproduction-simulacre venu de Platon, et présentant le schéma allant de la vérité à la tromperie complète (sans rapport avec la vérité) est ici valable puisqu’il s’agit de découvrir une vérité fondamentale qui est l’échec catastrophique de la science de la Modernité dans la finalité transmutationnelle à laquelle elle prétend. On a déjà cité Jean-François Mattéi rappelant la démarche de Platon :

« Si l’on entend par le terme “réalité” tout ce qui nous apparaît dans une expérience physique ou mentale, nous sommes conduits à distinguer plusieurs niveaux d’édification de la réalité. Le premier niveau, qui a été théorisé par Platon, est celui de la modélisation. Il consiste à construire un modèle théorique à partir d’une idée directrice... [...] Ce modèle est susceptible d’engendrer la réalisation d’un nombre considérable d’œuvres scientifiques, techniques, artistiques et littéraires dont la nature est architectonique puisqu’elles sont construites sur un fondement rationnel, arché. Ces œuvres obéissent à une opération de représentation qui reste fidèle au modèle original. La copie-icône rend présente l’idée-modèle absente dans la mesure où la reconnaissance de la copie dépend de la connaissance de l’idée. Au troisième niveau de réalité, on constate une rupture : la simulation se substitue à la modélisation et à la représentation. Le simulacre, en tant que résultat de cette opération, possède un pouvoir de déréalisation des précédents niveaux de réalité en raison de son procès de virtualisation. »

Dans le cas qui nous occupe, la “réalité”, l’idée initiale ou “vérité” est hypothétiquement considérée comme l’idée de l’échec catastrophique de la science moderne ; l’expérimentation de la B.A. en est devenue paradoxalement une “représentation” dans la mesure où cette expérimentation démontrant la puissance formidable de la science qui a percé le secret de l’énergie fondamentale, représente parallèlement un effet catastrophique jusqu’à l’anéantissement ; la chose a été aussitôt comprise en tant que telle, sans que la représentation puisse devenir simulacre, parce que ni Hiroshima ni Nagasaki ne peuvent une seconde être pris pour des simulacres, parce qu’au contraire ils sont une démonstration de ce que la représentation conservait du modèle initial (“l’idée de l’échec catastrophique de la science moderne”).

D’une façon très différente, la progression de l’opérationnalisation de l’I.A. est un “simulacre” de l’issue de la science moderne et tant que dynamique du technologisme, simulacre de triomphe et de puissance, dans la mesure où l’application de cette avancée ne laisse nulle part apparaître une représentation convaincante de son issue catastrophique... Finalement cette hypothèse de l’issue catastrophique vient à certains esprits sous la forme d’une réflexion et nullement d’une représentation (d’une expérimentation), notamment pour la cause de l’absence de structure inaltérable du simulacre, de son instabilité qui est justement sa façon d’être sinon sa raison d’être, de son incapacité à interdire à l’esprit qu’elle a fasciné de retrouver sa raison et son intuition dans certaines conditions. (« Les simulacres dont le philosophe dénonce l’instabilité sont des illusions produites par des formes pérennes vers lesquelles la raison peut remonter », écrit Raphaël Enthoven, citant Mattei dans sa préface à L’homme dévasté.)

On ne doit par conséquent pas s’étonner que ce soit, par exemple et exemple de Musk, un “investisseur” travaillant dans une matière où l’I.A. joue un grand rôle qui s’institue “lanceur d’alerte” pour les conséquences du développement de l’A.I. Certains pourraient juger qu’il y a une ironie macabre dans le fait que Musk lance son entreprise Neurolink qui est une forme d’organisation de l’accroissement artificiel de l’intelligence, tout en lançant avec insistance ses cris d’alarme sur rien moins que le risque de l’anéantissement de l’espèce à cause des effets (directs ou indirects, peu importe) de l’I.A. Mais il s’agit aussi d’un témoignage convaincant du désordre qui s’installe dans ce monde fermé des grands groupes et des hyper-milliardaires qui travaillent dans ce domaine de l’artificialité cosmique, qui est évidemment une forme également cosmique de simulacre ; et un exemple convaincant également que ce désordre est la conséquence de ce qu’on a vu plus haut sous la forme d’un retour qualifiée d’une manière significative de “remontée” de la raison vers les valeurs pérennes.

(« Les simulacres dont le philosophe dénonce l’instabilité sont des illusions produites par des formes pérennes vers lesquelles la raison peut remonter » : cette phrase peut aussi bien signifier un “retour” vers le passé tel que le décrivait Julius Evola lorsqu’il écrivait à propos de la “pensée pérenne” : « C’est une pensée “originelle”, elle ne [se retourne] pas en arrière dans le temps, elle s’élève verticalement hors du temps en direction du noyau transcendant… »)

On comprend qu’il s’agit d’un “moment de vérité” complètement différent de celui qu’on a connu lors de l’explosion de la B.A., lorsque la brutalité et la dangerosité cosmique de la découverte ont aussitôt été identifiées et, d’une certaine façon, aussitôt maîtrisées et “mises en cage” par des doctrines d’emploi extrêmement strictes (essentiellement la doctrine dite MAD, ou Mutual Assured Destruction, qui faisaient des protagonistes atomiques puis nucléaires des gardiens responsables de l’emploi de la chose, exclusivement pour l’interdire). Nous ajouterons à cela notre conviction que l’effet psychologique de la B.A., avec Hiroshima et Nagasaki, joua sans aucun doute son rôle, comme si une sorte de terreur métaphysique empêchait l’emploi de la chose.

(Il faut observer que la première “terreur atomique”, quelques mois après la fin de la guerre et Hiroshima-Nagasaki et bien avant l’arrivée de la bombe thermonucléaire [B.H.], porta sur la crainte que des groupes terroristes s’emparent d’une arme atomique pour attaquer tel ou tel pays. Un reportage dans Life, en mars 1946, explorait cette hypothèse. Depuis, cette même hypothèse est restée dans les esprits et fit l’objet de nombreux ouvrages et films de fiction alors que la fabrication d’une arme atomique/nucléaire n’est pas un secret et que, dans certaines périodes [l’URSS dans les années1990], des arsenaux nucléaires furent quasiment hors de contrôle des autorités officielles. Pourtant, jamais aucune tentative de cette sorte ne fut signalée, y compris la subtilisation d’une arme nucléaire. Tout se passe comme s’il existait effectivement une sorte de terreur sacrée devant la puissance de cette arme, même pour des terroristes.)

A notre sens, le point central séparant le cas de la B.A. du cas de l’I.A. est que le premier cas apparut, et dans tous les cas fut perçu comme un événement exceptionnel, quasiment hors des flux et des remous des relations internationales et des crises de société. Il fut aussitôt distingué et mis à l’index, comme quelque chose d’absolument épouvantable, une sorte de Shoah (“catastrophe”) technologique. Au contraire, le cas de l’I.A. est bien que son “moment de vérité” s’inscrit parfaitement dans l’immense crise de civilisation, sinon crise d’effondrement du Système que nous connaissons, malgré qu’il puisse être contesté dans son aspect catastrophique.

L’I.A. est partie prenante de cette crise, non seulement à cause des risques suprêmes et métaphysiques que signale Musk, mais aussi à cause de ses conséquences sociales, sociétales, économiques, psychologiques, etc. Le technologisme dont l’I.A. est l’avancée la plus extrême est une partie intégrante de notre crise de civilisation/d’effondrement du Système, sinon une de ses causes principales. Les mesures que Musk propose (« il s’agit d'un des rares domaines où le le gouvernement devrait se montrer proactif en matière de réglementation plutôt que réactif ») vont à l’encontre de toute la philosophie du Système (libre-échange, loi du marché, déréglementation, etc.), dont Musk lui-même profite en général dans ses activités.

Il est très difficile de dire ce que ce constat signifie. En théorie, certains, qui ne partagent pas l’opinion des Musk-Hawking, pourraient juger que cette situation actuelle de crise qui implique nécessairement l’I.A. peut justement être résolue par une accélération et une libération totale du processus de l’I.A. Par ailleurs, à mesure que le développement de l’I.A. se fait, que les “lanceurs d’alerte” se font plus pressants, que la Crise Générale elle-même continue à s’aggraver, les conflits internes au sein de la communauté qui contrôle ce développement devraient prendre une forme de crise, d’autant plus que divers autres aspects du technologisme démontrent la crise profonde de cette dynamique.

(Lisez, pour le fun, l’état de cet extraordinaire et absurde simulacre du technologisme qu’est le JSF qui fait actuellement son entrée dans la “réalité virtuelle” des restes de ce qui fut la puissance britannique, avec ce titre d’un article du Times qu’on ne peut pourtant accuser ni d’antiaméricanisme primaire ni d’antimodernité : « Si c’était une voiture, vous ne l’achèteriez pas ».)

En fait, la crise de l’I.A. présente une leçon fondamentale qui ne peut nous surprendre en aucune façon, en plein milieu de la Grande Crise Générale d’effondrement du Système : la Modernité, qui s’est faite post comme on se maquille décisivement en simulacre, porte en elle-même l’anéantissement de l’espèce humaine. Cela simplifie l’équation, là aussi sans vraiment nous surprendre. En d’autres termes, c’est nous ou le Système (même s’effondrant et nous emportant dans son autodestruction si nous continuons à y souscrire et à refuser de le considérer comme le seul Ennemi cardinal, absolu, essentiel et diabolique). Si le Système l’emporte, y compris dans son effondrement qui nous emporterait par refus de résistance, c’est bien que ce “nous”-là ne vaut pas grand’chose, – et alors vivement les robots, car ils nous valent largement... C’est ce qu’on appelle, cela valant pour le sapiens, “être face à son destin” : c’est bien pour cette libération-là que nous nous sommes glorieusement battus pour la Modernité ? Eh bien, nous y sommes.

Note

(*) Source par analogie, dans Lettre à un ami japonais, 1987, de Jacques Derrida : « Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien ! », cité par Mattei, L’homme dévasté, p.112.