Balade au bord du désordre

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Balade au bord du désordre

15 février 2019 – Mon attention a été attirée par un des titres de tête de l’édition quotidienne du site Infowars.com, du tonitruant Alex Jones, parce qu’il porte sur une intervention d’Éric Zemmour, cela deux jours après avoir déjà fait un titre sur le même Zemmour :

• 13 février 2019 : « L’intellectuel français Zemmour : les élites organisent l’“invasion” des migrants pour en, faire leur propre classe de serviteurs – Les Européens doivent être remplacés parce qu’ils refusent désormais d’assurer leurs tâches subalternes pour des bas salaires. »

• 15 février 2019 : « Zemmour : les élites se sont révoltées et ont cessé de guider les gens qu’elles inspiraient – La riposte va conduire à une “terrible confrontation”. »

On connaît Infowars.com et l’on connaît Zemmour. Si l’on peut imaginer de les mettre sur une même ligne, très largement considérée, – en gros la ligne souverainiste très largement populiste et hyper-complotiste pour Infowars.com, en gros la ligne souverainiste modérément populiste et très fortement intellectualisé dans le sens historique pour Zemmour, – les deux s’adressent à des publics très différents, très américain-standard en anti-establishmentpour le premier, très français et marqué d’une haute culture historique qu’il oppose à la dérive postmoderne des élites pour le second. Le pro-capitalisme américaniste populaire et technologique d’Infowars.com est très loin de s’accorder à l’antiaméricanisme et l’antimodernisme de Zemmour. (L’idée que le Français Zemmour puisse devenir une référence qui n’a plus besoin d’être définie pour un site comme Infowars.com, hyper-américain, est également complètement inattendue et étonnante.) 

Ma conclusion pour cet exemple d’ouverture est claire : il existe aujourd’hui des rapprochements extraordinaires, qui ne doivent pas dissimuler non plus les contradictions extraordinaires qui subsistent entre ces rapprochements. C’est en cela que je parle de “désordre”, de type intellectuel et culturel, et cela ne présume absolument rien d’un jugement que j’aurais sur l’un ou l’autre (Infowars.com et Zemmour) parce que ce n’est en rien le sujet et que je ne m’y attarde pas une seule seconde. En temps normal et in illo tempore, les deux n’auraient rien à faire ensemble et s’ignoreraient complètement, – et s’ils auraient tout de même été conduits à se connaître par quelque improbable incident, j’avance avec assurance l’hypothèse que c’eût été pour diverger, sinon se critiquer et s’opposer.

... Pourtant ils s’accordent, avec des approximations, des interprétations sollicitées et des bouts de ficelle dialectiques (surtout Zemmour interprété par Infowars.com). C’est parce qu’il se retrouvent, avec une multitude d’autres, d’autres horizons, dans la bataille antiglobaliste d’une part, dans la défense des populations moyennes-pauvres et pauvres des pays d’origine qu’ils jugent menacées d’extinction ou d’élimination (économique pour dire l’hypothèse la plus compatissante), par remplacement ou tout autre moyen, – dans tous les cas par la voie de la migration.

Néanmoins, dès qu’on entre dans le détail des spécificités considérées, les points de vue changent jusqu’à un point radical. Les Français que Zemmour représente par ses thèses craignent d’abord une immigration organisée autour d’une religion, – la musulmane, – à la puissance structurante incontestable alors que la religion française d’origine, – la chrétienne, – est en lambeaux si elle existe encore. La situation US est complètement différente, et considérée beaucoup plus d’un point de vue ethnique et racial. L’immigration qui est perçue comme l’ennemie stratégique principale quoiqu’implicite aux USA (Infowars.com, Trump, etc.) est hispanique et Latinos, c’est-à-dire chrétienne et essentiellement catholique. Face à un tel flot, la réaction française serait bien différente, comme en témoigne l’accueil qui est fait, ici et là, à des membres des communautés chrétiennes du Moyen-Orient opprimées et chassées par les islamistes radicaux, – d’ailleurs, absolument et grossièrement, et honteusement manipulés, ces islamistes radicaux, par le bras armé (la force militaire, en Irak, en Syrie, etc.) des élites du bloc-BAO. Désordre, désordre...

Ces facteurs de proximité fondamentales et ces facteurs de différences fondamentales à l’intérieur de groupes d’opposition active qui peuvent être identifiés comme d’“une même ligne, très largement considérée”, voilà le véritable “désordre” dont je veux parler : un désordre qui n’épargne absolument plus rien ni plus personne, y compris bien entendu les partisans du Système dont j’ai peu parlé mais qui ne cessent d’offrir le flanc aux divers désordres antiSystème qui les accablent, malgré la présence d’un projet fondamental qui est évidemment l’“ennemi principal” énorme, fondamental, de liquidateur du monde jusqu’à l’entropisation, dont on devrait attendre qu’il soit assez puissant pour fédérer l’ensemble de ses partisans contre l’ensemble de ses opposants puisqu’il s’agit de la globalisation/du globalisme.

A gauche, – et même à cette ultragauche-caviar aux USA que haïssent les gens comme Infowars.com (comme les libertariens antiguerre de LewRockwell.comet les trotskistes de WSWS.org d’ailleurs) – la situation n’est pas moins étrange, là aussi avec le désordre qui règne, toujours selon les normes de comparaison entre les USA et l’Europe. Cette ultragauche nullement insurrectionnelle mais désormais institutionnelle (plusieurs parlementaires démocrates, des candidats à la désignation démocrate aux présidentielles de 2020), d’ailleurs très féminine et “féministe”, propose des mesures que ne désavoueraient ni les Gilets-Jaunes ni les souverainistes français et européens en général. Au grand dam de ZeroHedge.com (désordre là aussi, par rapport à nos références), cette ultragauche vient de saboter l’implantation d’Amazon avec ses emplois pourris à New York City (NYC), sous l’impulsion de la superstar-AOC (Alexandria Olivia-Cortez, députée démocrate de New York à la Chambre), avec le soutien du maire démocrate de NYC De Blasio, contre le gouverneur démocrate de l’État de New York Cuomo et au grand dam tweeté de l’ancien patron de Goldman-Sachs Llyod Blankfein, donateur régulier du parti démocrate (« Après la liquidation du projet d’installation du quartier-général d’Amazon à NYC, pas sûr que certains démocrates progressistes méritent ces deux qualificatifs. Cette action est autant anti-progressiste [mauvaise pour les investissements et leurs emplois] qu’anti-démocrate [les sondages montrent que 70% des New-Yorkais soutenaient le projet] »).

Il s’agit là d’un acte symbolique puissant de l’orientation de cette tendance dont certains des plus zélées veulent imposer les ultra-riches jusqu’à 70%, limiter le droit à la propriété privée, taxer les habitations de luxe, – bref faire une sorte de super-socialisme, du socialisme postmoderne, avec développement de l’aide de l’argent public pour les plus pauvres. Combien de souverainistes, et à nouveau de Gilets-Jaunes, combien d’anti-macronistes radicaux à droite autant qu’à gauche, n’approuveraient pas tous ces projets ? Bien entendu, il y a à boire et à manger dans tous ces désordres qui s’empilent, se croisent et se multiplient, mais s’il y a bien une chose qui émerge, justement, c’est bien ce désordre-là.

Voire, diront certains, pensant aux USA... Du moment que le Système peut mener ses guerres sans que personne n’y redise rien, notamment à gauche, – sauf Tulsi Gabbard, certes, –  la machine à broyer poursuit sa route... D’accord, si cela était le cas ! Tout de même, qu’on me permette de m’interroger : qu’est-ce que les USA, machine de guerre et à broyer du Système, est-elle capable de faire sinon rater tout ce qu’elle entreprend et empiler les défaites ? Lisez donc le texte du 14 févrierde Tom Engelhardt sur son site TomDispatch...

Et puis enfin, je m’interroge, moi, en prenant l’exemple en cours, celui qui chauffe, des productions de la machine: il y a près d’un mois que la crise de l’intervention US au Venezuela, grossière, sans frein, sans le moindre doute, a commencé... Un mois-presque, et toujours rien de décisif sinon un clown qui proclame tous les trois jours qu’il est “président par intérim” et “D.C.-la-folle” qui roule des mécaniques sur l’air de “Ne me retenez pas sinon je fais un malheur”. J’ai connu d’autres temps où, lorsque Washington D.C. décidaient d’intervenir à sa manière de pirate-gangster, l’affaire était expédiée en quelques jours, même pas une semaine... Tandis qu’ici ! Je ne changerais pas un mot à ce que j’écrivais il y a trois semaines, toujours avec cette conclusion du désordre, c’est-à-dire du désordre impuissance :

« Aujourd’hui, plus rien ne tient, plus rien n’est sûr, et les “fronts” se liquéfient et se transforment en chaînes tourbillonnantes, qui sont crisiques certes, qui se transmuent en un énorme tourbillon crisique, profond comme un trou noir jusqu’au Mordor. Voilà le monde aujourd’hui, au bout de sa course. Pour l’heure, le sort incertain de ce pays symbolique que fut le Venezuela, une possible guerre civile réchauffée, ce théâtre des impostures diverses, le cynisme de “D.C.-la-folle” où le pouvoir n’existe plus proclamant de loin un “président par intérim” à Caracas en poursuivant ses geignements sur les ingérences russes dans sa propre vertu, tout cela nous fait sentir combien nous nous enfonçons dans le désordre comme dans un marécage épouvantable. »

Pendant ce temps, Pompeo se balade en Europe comme en terrain conquis, mais entre les divers bras d’honneur visibles ou esquissés des uns et des autres...

Il y a longtemps que cette Grande Crise devrait être finie, et gagnée par ceux qui prétendent avoir toute la puissance pour le faire. Il y a longtemps que le Système aurait dû nous avoir écrasés et que nous n’existerions plus, ou bien pour les plus chanceux (est-ce bien sûr ?) parqués dans les derniers champs encore habitables pour les derniers moutons rescapés du massacre, et gardés pour le musée des antiSystème perdus. Il y a longtemps qu’ils devraient, qu’ils auraient dû d’ores et déjà et ad vitam aeternam tenir le monde car, comme disait l’autre :

« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. »

... Mais j’ai dû mal traduire, ma parole ; ce que disait Rove, bien sûr, c’est : « Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre [désordre]. » Ils n’ont cessé de le faire et de le refaire, dans leur magnifique “tourbillon crisique” interprété au rythme de leur “tragédie-bouffe”, avec toujoiurs plus de désoirdre pour eux-mêmes, car leur but au fond est d’atteindre au fond du désordre suprême qui finira enfin par les engloutir eux-mêmes... Peut-être nous avec, puisque nous avons cru à leur puissance jusqu’à alimenter leur désordre avec le nôtre, mais cela valait le déplacement.

« See You in Hell, Brother » comme disait pour conclure Elmer Gantry-Burt Lancaster.