A l’ombre du Roi-Soleil

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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A l’ombre du Roi-Soleil

30 mai 2017 – Le garnement s’est-il bien conduit ? La France retenait son souffle, parce que rencontrer Poutine c’est, selon le point de vue qu’on adopte, rencontrer Dieu-le-Père déguisé en Janus, ou bien rencontrer l’Ogre qui va manger les petits enfants qui sont d’un genre indéfini. Poutine, aujourd’hui, c’est la référence absolue des contines de nos contrées dévastées par la postmodernité : référence de la haine absolument déchaînée, référence de l’envie à peine réprimée et dissimulée, référence de ce que nous ne sommes plus par bonheur et de ce que nous n’arrivons plus à être par malheur, etc.

Par conséquent, Macron recevant Poutine à Versailles, là où le Roi-Soleil n’accueillit jamais, de justesse, le tsar Pierre, Pierre Ier Le Grand, c’était un événement considérable. Tout le monde l’attendait au tournant de la Galerie des Glaces et les Grands Ancêtres de la Grande Histoire pesaient de tout leur poids. Cela peut donner une ombre où l’on se perd parce qu’on n’imagine pas ce que c’est que la lumière ou bien une ombre qui vous donne envie de trouver la lumière parce qu’on a deviné de quoi il s’agit.

Je rengaine ici mon sarcasme, y compris celui que j’avais laissé traîner ici et là par anticipation. Malgré mes nombreux préjugés, apriorismes, parti-pris, mauvaises fois et autres, je me devais donc d’admettre qu’il n’a pas fait trop mal, c’est-à-dire par aussi mal qu’on pouvait craindre, le Macron. Rencontre sérieuse, un peu de fermeté par là, l’une ou l’autre ouverture par ici, etc. “Nulle affaire sérieuse dans le monde ne peut être traitée sans consulter la Russie” (autant pour “la Russie, puissance régionale”, de l’inimitable Obama). On se voit, on conclut de se revoir et de poursuivre, on essaiera de faire de mieux en mieux la prochaine fois. Macron paraissait encore assez vide, Poutine un peu circonspect dans le genre “est-ce que c’est du lard ou du cochon”. Le premier se tenait bien droit, style-bon élève ; il n’est pas assuré que le second se soit beaucoup amusé, mais au moins il n’avait pas à subir l’humeur lugubre et la face terriblement blette de l’ex-président-poire, le “président normal”.

Dans les discussions d’après-boire, on sentait la satisfaction battre dans le cœur de la presseSystème, à entendre l’un et l’autre commentateur se retenant de trop se réjouir, sur telle ou telle table ronde réunie à nouveau, comme au temps béni des présidentielles. On sentait que tous, en dedans d’eux ils exultaient même s’ils se tenaient un peu pour garder l’apparence du jugement professionnel et indépendant, car l’on a sa fierté voyez-vous ; “Voyez, justement, disaient-ils sans en dire un mot, comme il s’est bien tenu notre-Macron, avec quel brio il a passé l’examen d’entrée” (dans les relations avec les puissants, dans “les affaires” comme disait le général parlant de la diplomatie). A ce propos et puisqu’on a employé l’expression, on fera deux remarques : “examen d’entrée”, d’une part cela signifie qu’on ne sait encore rien et qu’il va falloir apprendre pour justifier la place qui vous a été donnée ; “examen d’entrée”, d’autre part cela signifie qu’il y a un professeur qui vous le fait passer, et que ce ne fut autre dans ce cas que l’immonde et terrible Dieu-Janus-Ogre. Derrière ces deux remarques, on trouve bien des inconnues et bien des marques du simulacre dans lequel se trouve Macron, où il se perdra sans doute, probablement ; ou bien, “on trouve bien des inconnues et bien des marques du simulacre” dont il aura le goût de sortir, peut-être, qui sait.

A plusieurs reprises, Macron a évoqué la Grande Histoire “qui nous domine tous”. Le cadre y invitait, certes. On peut interpréter cela de deux façons, là encore : d’une part, que Macron a senti ce poids et qu’il se sent d’instinct très bas, vraiment écrasé par cette Grande Histoire et sans espoir, comme la plupart des dirigeants-Système perdus dans le cloaque infâme du Système et de la postmodernité ; d’autre part, que Macron a senti ce poids et qu’il a élevé son regard pour reconnaître la Grande Histoire, avec peut-être la vague idée au moins de s’y référer ; ici on se sent et on reste très bas, là on élève le regard et on est tenté de s’élever... Tous ces “d’une part”-“d’autre part” que je dévide comme on boit un verre, c’est le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, et franchement je n’oserais dire quelle interprétation est la bonne. Il y a de ces moments où l’on se trouve proche du chas de l’aiguille, en équilibre comme sur une lame de rasoir : tout se contracte en cet instant où tout peut basculer d’un côté pour retrouver le cloaque d’où vous n’auriez jamais dû sortir, où tout peut basculer de l’autre côté pour rencontrer des conditions nouvelles qui vous invite à d’autres ambitions.

...Car, là-dessus il y a les événements. En effet, les circonstances mettent ce Macron dans une position particulière, et là c’est la Grande Histoire qui mène le jeu. D’abord, ces rencontres des 5-6 jours qui viennent de s’écouler terminées par celle de Versailles, dans le cadre grandiose qu’on sait, cette courte période a mis en évidence plusieurs grandes tendances nouvelles qui vont régler notre destin. La première, c’est qu’il existe désormais un état de rupture, de fracture au sein du bloc-BAO, essentiellement avec Washington D.C. plongé dans sa “guerre civile“ et dirigé par une bestiole improbable dont nul ne sait quoi attendre ; cette Amérique que l’on a tant aimée et qui nous tant guidés, avec laquelle, désormais, on ne peut plus rien entreprendre tant il faut se défier d’elle à force de ne plus rien comprendre de ce qu’elle est devenue. La seconde des tendances nouvelles découle de la première, c’est l’affirmation allemande, marquée par les déclarations de la chancelière sur le sujet gravissime des relations avec les USA ; on sait ce que je pense de l’affirmation allemande mais on sait aussi qu’il y en a bien peu chez les dirigeants européens pour penser de cette façon, et qu'ils tremblent au contraire au seul nom de l’Allemagne ; par conséquent, c'est la position qu’on aura vis-à-vis d’elle (l’Allemagne) qui vous fera exister ou ne pas exister.

Cela signifie que, pour exister encore en Europe en tant que tel, par exemple en tant que président de la République française, il ne reste que la voie d’une affirmation disons, – euh, j’allais dire “indépendante”, – ce qui est vraiment un qualificatif très audacieux... Mais le sens y est, et c’est ce qui importe, qui nous conduit à la troisième tendance : pour Macron, s’il veut exister, et il semblerait qu’on puisse envisager qu’il le veuille puisqu’il a passé son “examen d’entrée”, il n’y a réellement qu’une seule voie qui est d’affirmer très rapidement une politique russe spécifique. J’ignore comment ni de quelle façon mais je le répète c’est bien la seule chance d’exister, pour Macron ; en d’autres mots, il est pour lui d’une importance extrême qu’il se fasse inviter, le plus vite possible, à Saint-Petersbourg, au Palais d’Hiver, avec promenade sur la Perspective Nevski et visite à la cathédrale Pierre-et-Paul, dans la forteresse du même nom, pour y visiter les tombeaux de “ces tsars [j’ignore combien] qui ont fait la Russie”.

Il est intéressant tout de même de constater que chez ceux qui sont notre meilleure référence du simulacre en cours, Russiagate en bandouillère, c’est-à-dire la presseSystème US, la visite de Poutine chez Macron a été accueillie par un silence glacial, avec quelques articles pincés ici et là. CNN a fonctionné toute la journée avec une seul petit cadre Macron-Poutine perdu dans un coin de l’écran, et la photo choisie pour illustrer la rencontre, celle de quelques gays au Trocadéro, s’embrassant à bouche-que-veux-tu, avec l’une ou l’autre pancarte rappelant Macron à l’ordre, pour qu’il consacre toute cette rencontre à admonester Poutine pour le sort fait aux des gays en Tchétchénie. Le contraste est considérable avec la couverture effrénée accordée par cette même presseSystème US lors de l’élection : pour le parti progressiste-sociétal, cette rencontre de Versailles est une infamie qui ne sera pas oubliée de sitôt, et jamais complètement pardonnée ; on mesurera, selon ce que Macron fera de cette rencontre, l’effet ressenti dans les salons Rive-Gauche.

(En attendant, et pour mieux préparer son avenir en espérant que la substance rattrape l’essence, Macron ferait bien, s’il le peut et s’il y songe, – question ouverte, – de se débarrasser des incroyables sottises et absurdités suprahumaines que le Système fait ânonner à tous les relais de communication concernant le vice horrible de propagande des RT et Sputnik avec manips de nos vertueuses élections, – je veux dire, ces absurdités suprahumaines venant d’eux, de ceux-là qui éructent tant de condamnations, installés dans leur simulacre-Wonderland de la presseSystème. Je sais bien que RT et Sputnik ne sont pas des anges mais je sais quand même lire et j’ai l’expérience de la chose ; non vraiment, la presseSystème du bloc-BAO joue dans une autre catégorie, another league, suprahumaine, là-bas où l’on fait du carpet-FakeNews comme les chouettes bombardiers font du carpet-bombing, absolument aucune comparaison possible. Lavrov a eu un excellent commentaire concernant ces remarques de Macron sur la presse russe qui attaque le bloc-BAO et ses sublimes institutions, – excellent par cette façon d’y voir une dynamique paradoxalement inerte, qu’on ne peut changer et de laquelle on ne peut se dépêtrer, de l’antirussisme au Russiagate comme organismes constitutifs du simulacre-postmoderne : « Cette appréciation [de Macron] reflète l’inertie bien-connue de la campagne antirussiste, que l’administration Obama a déclenchée, qui s’est répandue dans nombre d’autres pays occidentaux et de laquelle nos partenaires occidentaux ne parviennent pas à s’extraire... Cela étant dit, bien entendu, il n’y a rien de factuel là-dedans. »)

Pour en finir... Excellent cadre pour cette rencontre, Versailles reste un bon investissement ; arrière-plan de la Très-Grande Histoire, avec la chance que l’histoire des deux si grands pays permet de réunir en un coup bienvenu le souvenir de leurs deux plus grands souverains. L’histoire ne s’étudie plus du tout dans la Grande Nation, mais elle a encore son utilité pour qui sait y faire, et qui devient nécessité une fois qu’on y a goûté : elle permet à très bon compte de donner de la hauteur au propos même s’il est convenu, et de la tenue à la posture même si elle a été répétée. C’est elle, la Grande Histoire, qui fut l’héroïne de cette rencontre, l’entité de la seule référence victorieuse possible, la seule voie qui permette de contrebattre la fureur dévastatrice de cette époque vouée à l’extermination du monde et à l’entropisation de l’être.

Elle(s), – la posture grandiose de la Grande Histoire et sa possible influence, – elles autorisent la question la plus intéressante du jour : est-il possible que leur créature-Système, leur Golem, élection acquise et si parfaitement réussi du point de vue de l’allure et du comportement, et lui-même transformé par l’allure et le comportement que lui aurait suggéré la Grande Histoire, est-il possible qu’il comprenne ce qu’est leur simulacre et qu’il songe alors à s’en échapper ? L’on sait que j’ai souvent professé que d’un dirigeant-Système, d’un zombie-Système peut jaillir soudain un antiSystème inattendu, et bien sûr cela s’est déjà vu. (En un sens, certes, Trump est un peu cela, par épisodes.)

Question posée, on verra....

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