A la recherche d’une conscience perdue

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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A la recherche d’une conscience perdue

7 novembre 2023 (16H30) – On sait le crédit que nous accordons à cet exceptionnel commentateur qu’est Alastair Crooke. Cette fois encore, nous nous appuyons sur ses conceptions pour mieux embrasser et dessiner, non seulement “le fond du problème” mais bien ce que nous désignerions comme l’“ampleur cosmique et eschatologique du problème du tourbillon crisique” en cours. Pour nous, et pour moi-même je le dis avec la plus grande force, il ne s’agit de rien de moins que le mécanisme opérationnel choisi par les évènements (ou ‘L’Événement’ si l’on veut) pour installer le cœur grondant de la GrandeCrise à sa place, au centre et au cœur de Tout.

Dans ce phénomène de rupture de civilisation (et non du “choc des civilisations”, expression favorite de la “vieille pensée”, – voir Crooke, plus loin), la crise Hamas-Israël joue un rôle énorme, mais nullement différent en importance de son essence même à ce qui a précédé, en Ukraine notamment, qui a désormais perdu toute substance de constituant fondamental du séisme en courts après y avoir tenu le rôle central, – comme le COVID avant elle, comme le cirque-Trump avant tout cela, pour remonter à 2015-2016 qui marque le début du tremblement de terre final auquel nous sommes confrontés.

La discrétion de notre bêtise

Revenons à Alastair Crooke et à son dernier texte, « Le Grand Schisme – Sera-t-il discrètement ignoré ? ». La question est là pour être ridiculisée (le “discrètement” !), tant la réponse négative est évidente et comme une détente de l’esprit ! – Car qui sommes-nous pour prétendre ignorer des évènements qui nous dominent, nous écrasent, nous ridiculisent, nous réduisent à nos misérables prétentions d’affirmer que notre hubris sera suffisant pour maîtriser le destin du monde, et ainsi ignorer le Grand Schisme ?

« Le point ici est que nous continuons à réfléchir à la question de Gaza selon la “vieille pensée” – à travers le prisme du rationalisme matérialiste laïc. Cela conduit à des conclusions telles que “le Hamas est objectivement plus faible que l’armée israélienne”, et donc rationnellement, cette dernière doit prévaloir comme étant le parti le plus fort.

» Cependant, dans cette façon de penser, il n’y a qu’une “seule réalité”, seules les descriptions et les interprétations de cette “réalité” diffèrent. Au contraire, [dans la situation nouvelle] il existe manifestement plus qu’une “réalité” alors que collectivement, nous progressons d’une conscience à une autre. Dans certaines consciences, par exemple, “le Hamas est voué à l’échec”, et la discussion se tourne vers les notions américaines et israéliennes de “ce qui va suivre à Gaza”.

» Cependant, dans un autre état de conscience – de plus en plus répandu dans la région – la “réalité” est que tout compromis “rationnellement” négocié entre deux structures eschatologiques en conflit est impossible. D’autant plus que le conflit devrait s’intensifier horizontalement – dépassant les frontières de Gaza.

» D'autres “fronts” pourraient probablement s'ouvrir, car Gaza est considérée – que le Hamas soit écrasé ou non – comme l'étincelle révolutionnaire allumant une transformation dans la conscience du Moyen-Orient et du Sud (notez la liste des États du Sud qui coupent désormais leurs relations diplomatiques avec Israël). »

Villepin tranche dans le vif

Il s’agit bien effet du destin “du monde”, comme l’Ukraine l’était précédemment dans la même séquence ; et il s’agit en effet d’une fracture terrifiante de la perception des évènements en-cours par deux “consciences” qui  divergent totalement, l’une accrochée désespérément à sa “vieille pensée” qui lui assurait le rôle civilisateur et dominateur majeur, l’autre décidée à accueillir et à comprendre comme elle peut les nouveaux paradigmes dont elle ne sait encore rien. On s’entend bien là-dessus : je ne dis pas que cette conscience-là les crée et les organise, mais qu’elle réalise leur survenue et entend s’en arranger comme il est possible, d’autant que ce renouvellement met un terme bienfaisant et libérateur à ce qui est devenu un chaos de corruption, d’injustices cruelles et de stupidités hypocrites. Crooke cite ces mots récents de Villepin (dans une interview fameuse de BFM/RMC), l’homme qui s’est opposé à la folie américaniste en 2003 et qui expose le piège, l’impasse, la voie sans issue où s’est enfermée l’Occident, son impuissance à abandonner la “vielle pensée” :

« Ils se sont [Nous nous sommes] engagés à fond dans un certain cadre moral et éthique du monde, et face à une situation où le tissu moral de l'Occident a été ouvertement exposé et réfuté, il leur est extrêmement difficile, – et peut-être fatalement impossible – de se retirer. »

Et Crooke de décrire l’attitude et la position de l’Occident-compulsif (plus que jamais), ce bloc-BAO où l’Europe de misère, réduite à n’être moins que plus rien du tout mais un déchet que l’on jette à l’égout et ainsi plus décomposée qu’elle ne fut jamais, est devenue le double misérable d’une puissance américaniste elle-même devenue le double misérable d’un ‘American Dream’ que même LeMay ne réussit jamais à concrétiser... Tout cela, même dans les domaines qui sont leurs préférences ! En parlant de cette puissance dissuasive qu’Israël n’a pu manifester, on parle in fine de la puissance dissuasive qui est leur apanage, leur vanité extraordinaire, leur hubris de fou, et plus forte que jamais à mesure qu’elle se dégonfle comme piterux ballon d’enfant, et que nous ne voudrions pas trop brandir on vous l’assure, par pure bonne éducation c’est bien connu...

Mais enfin, le fait est que nous n’avons plus, qu’ils n’ont plus cette puissance dissuasive ! Tous les troupeaux de crétins-de-plateaux du monde occidentaliste-américaniste auront beau nous parler en déni de toutes les évidences des choses et des actes de la Russie “gravement affaiblie” par l’Ukraine, il apparaît que la Russie est devenue la première puissance militaire du monde est que sa puissance stratégique nucléaire stratégique dispose d’une écrasante supériorité, – ces deux supériorités, générales et stratégiques et donc décisives, pour la première fois, –  tandis que les USA ratent avec une régularité de bon aloi tous les essais de ses fameux et très modernes ‘Minuteman III’ datant des années 1970.

Quoi qu’il en soit par conséquent, voici leur tableau de nous-mêmes, de notre puissance, voire même de notre modernité, que nous offre Alastair.

« L’Occident a cependant choisi de s’enfermer dans une forteresse qu’il a lui-même créée – telle que définie par son exigence d’un message singulier selon lequel toute l’Europe “est aux côtés d’Israël” ; par sa ferme position de refuser tout cessez-le-feu ; et proclamer qu’il n’y a “aucune limite” à l’action israélienne (sous réserve de la loi [!]).

» Un commentateur israélien chevronné écrit que nous avons affaire à “un cas (Israël) où un pays est si dévasté, choqué, humilié et naturellement rongé par la rage que la vengeance devient la seule fin. Le moment où un pays se rend compte que sa dissuasion a échoué ; et les perceptions de son pouvoir ont été tellement diminuées – qu’il est conduit uniquement par la motivation de restaurer une image de pouvoir.

» “Il s'agit d'un point dangereux où les décideurs estiment qu'ils peuvent se passer de l'axiome du théoricien militaire von Clausewitz : ‘La guerre n'est pas simplement un acte politique mais un véritable instrument politique, une continuation des relations politiques, leur réalisation par d'autres moyens’.”

» L’Europe, s’inspirant de Washington, ignore tout simplement l’axiome de Clausewitz, en s’associant sans réserve aux opérations militaires d’Israël, et en prenant un risque réel de collusion avec tout ce qui pourrait s’y produire.

» En clair, l’ordre absolu selon lequel il doit y avoir une distinction sans ambiguïté entre la vérité et le mensonge et un sens unique en ce qui concerne la question palestinienne, sans compter l’absence de “message pro-palestinien”, reflète une profonde insécurité en Occident – comme si un message unilatéral pourrait être le remède à un choc civilisationnel. Dans le climat actuel, le simple fait d’appeler à un cessez-le-feu peut entraîner la perte de son emploi.

» Au contraire, cette position ne sert qu’à empêcher l’Europe de jouer un rôle sur la scène internationale – sauf celui de menacer l’Iran d’une escalade fatale si le Hezbollah ouvrait un front nord vers Israël.

» Ici, nous sommes également confrontés au problème de la “vieille pensée” rationaliste matérialiste – qui considère le déploiement de porte-avions et la dispersion des défenses aériennes dans la région comme une manifestation d’une force potentiellement écrasante et telle qu’elle constitue une dissuasion, tandis qu’Israël termine son travail de répression.

» Là encore, le mythe de la dissuasion a été supplanté par les tactiques asymétriques de la nouvelle guerre. Les conflits sont devenus géopolitiquement diversifiés, technologiquement plus complexes et multidimensionnels – en particulier avec l’inclusion d’acteurs non étatiques dotés d’une expertise militaire. C’est pourquoi les États-Unis sont si nerveux à l’idée qu’Israël s’engage dans une guerre sur deux fronts.

» L’“autre réalité” est que la puissance de feu pure ne fait “pas tout”. La gestion de l’escalade contrôlée est la nouvelle dynamique. Les États-Unis peuvent penser (de manière rationnelle) qu’ils sont les seuls à détenir une domination croissante. Mais est-ce vraiment le cas dans ce nouveau monde multidimensionnel et asymétrique ? »

Ainsi en arrivons-nous à l’impasse actuelle, qui est en fait une situation à laquelle aucune solution rationnelle ne peut être apportée. Que ce soit la “restauration de la capacité de dissuasion” d’Israël ou bien l’éternel mythe des deux États cohabitant dans les plus sereines et confiantes situations de voisinage, rien ne paraît plus possible, même pas utopique d’ailleurs, et tout cela relevant plutôt du monde de la ‘fantasy’ cher à Hollywood et aux dessinateurs de bandes dessinées.

Dynamique opérationnelle & conséquences

Aussi reste-t-il à constater que ce qui prévaut absolument, d’une façon complètement exclusive, c’est la dynamique des évènements opérationnels, – avec conséquence, cela va de soi et cela nous ramène à notre triste constat...

 « Considérée de manière dynamique, l’attaque israélienne contre Gaza pourrait plutôt produire une nouvelle métamorphose de la conscience régionale vers la colère et la mobilisation, introduisant une nouvelle dynamique dans la “réalité” géostratégique.

» Bien que la dissuasion soit présentée comme un tel objectif (permettant à Israël de trouver un nouveau paradigme de sécurité pour lui-même), l’escalade militaire n’apportera aucun accord durable permettant de parvenir à la division de la Palestine sous mandat en deux États. Cela l’éloignera encore plus de la réalisation. »

Conclusion, alors ? Sur le terrain, chaque semaine qui passe ne fait que la confirmer et l’aggraver. Voyez donc ce qu’Alastair, – restons-en à cet auteur si sûr et si peu embarrassé des dialectiques larmoyantes de nos experts qui parlent, parlent et parlent pour ne rien dire, – écrivait le le 26 octobre :

« Si Israël entre dans Gaza (et Israël pourrait décider qu'il n'a pas d'autre choix que de lancer une opération terrestre, compte tenu de la dynamique politique intérieure et de l'opinion publique), il est probable que le Hezbollah sera progressivement attiré plus loin, laissant les États-Unis devant l'option binaire de voir Israël vaincu ou de lancer une guerre majeure dans laquelle tous les points chauds se fondent “en un seul”.

» Dans un sens, le conflit israélo-islamique ne peut être résolu que de cette manière cinétique. Tous les efforts déployés depuis 1947 n'ont fait que creuser le fossé. La réalité de la nécessité de la guerre pénètre largement la conscience du monde arabe et islamique. »

Et une dizaine de jours plus tard, en conclusion du texte que nous avons généreusement consulté et cité, – ceci qui n’est rien d’autre qu’une répétition de ce qui vient d’être dit, parce qu’en vérité il n’y a aucune autre conclusion possible, – mais une répétition qui nous amène au-delà des simples faits à attendre, au-delà du terrain, des gémissements des commentateurs, des simulacres de plus en plus épuisants des porte-paroles :

« Considérer la guerre entre Israël et le Hamas comme un événement local serait une autre erreur de la “vieille pensée”.  Il s'agit désormais d'une guerre pour l'existence palestinienne, entre la vision hébraïque d'Israël et la vision islamique de sa propre renaissance civilisationnelle. Dans cette seconde vision, la blessure palestinienne constitue une lacune qui s'est envenimée depuis 75 ans, du fait de la mauvaise gestion occidentale.

» La question palestinienne ne s'effacera plus maintenant, – elle ne sera pas résolue par le rétablissement de l'Autorité palestinienne discréditée, ni par de vagues “discussions” sur un État palestinien “d'un jour”. Nous devons reconfigurer notre pensée, – sur une perspective plus longue, – pour tenir compte de l'intrusion de dimensions changeantes dans la conscience. »

La pensée résolue, pour écarter les geignements

On remarque dans les textes de Crooke, notamment celui du 6 novembre où les deux mots sont absents, qu’il n’est ni question de “terrorisme” ni de “génocide”, ces mots-bateaux qui permettent aux crétins-des-plateaux remplissant une heure de débats de ne rien dire en frissonnant d’horreur et en nous faisant part du constat fondamental de leur immense sens de la responsabilité morale que la brutalité aveugle, la guerre, la sauvagerie, sont des choses terribles qui “déshonorent la conscience humaine”, – et donc, mais oui mais oui belle trouvaille, que le feu tue et que les bombes explosent. Puis les “consciences humaines” ainsi ré-honorées par leur épuisant débat du jour et sur plateau télévisuel, vont se ravitailler aux brasseries chics de telle ou telle capitale d’un pays du monde occidental.

Ici, avec Crooke, et cela comme nous aimons faire très souvent, le constat prime tout et la perspective est celle de toutes les possibilités : nous ne savons pas où nous allons et pour tenter d’ouvrir nos consciences nouvelles à la compréhension à venir, il faut accepter des considérations tout à fait nouvelles “pour notre temps”, – même si très anciennes et oubliées en vérité, – du genre de celles que notre rutilante modernité assoiffée de liberté et débordante de réussites nous interdit depuis cinq siècles. Il s’agit de proposer une “reconfiguration de la pensée” pour accepter l’intrusion de « dimensions changeantes dans la conscience ». Vous ne savez pas de quoi il est question ? Moi non plus, et Alastair Crooke pas davantage.

Pour mon compte et pour être “plus précis dans notre imprécision absolue”, il ne nous paraît pas inopportun de rappeler un texte écrit le 29 mars 2018 (‘Journal-dde.crisis’ de PhG), – on voit que cela ne date pas d’hier, à notre modeste échelle, ce constat du Grand Inconnu, bien avant COVID, l’Ukraine et Gaza,– qui concerne ces « forces supra-humaines » qui nous sont finalement à la fois familières et sympathiques, comme de vieilles compagnes énigmatiques auxquelles je me suis habitué ; il faut dire qu’à côté des crétins-de-plateaux...

« Comme souvent sur ce site, lors d’une analyse de fond où nous adoptons le point de vue de la métahistoire, il est, selon “notre point de vue” (formule consacrée), question des limites voire de l’impuissance de l’action humaine dans les évènements en cours. Bien entendu, cela rejoint une conception que je n’ai cessé de cultiver depuis plusieurs années, et de manière structurée depuis ce que je nomme “l’intuition de Verdun”, qui a débouché sur le livre ‘Les Âmes de Verdun’ où je la présente sous une forme à la fois exploratoire, “opérationnelle” et symbolique, – là où d’autres y verraient tourisme historique, rien de plus...

» Avant-hier encore, cette conception était abordée dans l’article sur “notre méthodologie schizophrénique”, notamment dans le chef de ce passage, – assez long, on m’en excusera, mais placé dans le texte en exergue pour attirer l’attention et susciter la réflexion.

» “Chaque jour qui passe, chaque nouvelle crise qui s’installe dans le “tourbillon crisique” qui définit la situation du monde, confirme et confirme encore que la cause de cette grandiose et furieuse époque de désintégration du monde est nécessairement de forme et d’essence suprahumaine. L’énigme est à ce niveau, à cette forme de manifestation de puissance hors de portée de l’action et de l’explication de l’esprit humain.

» “Nous ne cessons pas d’en revenir sempiternellement à ce constat, sans pour autant apporter quelque élément que ce soit qui puisse ressembler à une explication accessible à la raison, – et pour cause d’ailleurs, puisque nous savons bien que l’énigme est ce qu’elle est à cause de notre incapacité de la percer à jour avec les instruments disponibles dans la réduction au seul esprit tel que nous croyons trop souvent qu’il est. Nous ne cessons pas d’en revenir sempiternellement à ce constat qu’il faut ouvrir notre esprit à l’intuition dans l’attente d’en obtenir quelque lumière ; car cette lumière, nécessairement, éclaire parfois et éclairera encore ce que nous nommons des vérités-de-situation, parcelles d’une Vérité d’au-delà de l’humain qui est seule capable de rendre compte des fondements, des ambitions et des projets d’une telle époque de déchaînement métahistorique, pour enfin ouvrir une porte à ce qui doit suivre, au-delà de la catastrophe”. »