Trump et le paroxysme de la haine

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Trump et le paroxysme de la haine

Il y a plus que des connexions de fortune et des intérêts tactiques entre Trump et Poutine. Il y a, inconsciemment ou pas c’est selon, une tendance terrible à “briser les symboles de la modernité” en attaquant ceux de l’Amérique, – car, qui dit “Amérique” dit évidemment “modernité”. En vérité, peu importe sa politique, ses incohérences, son activisme forcené et brouillon, ses contradictions, puisqu’il (Trump) ne cesse de se confirmer comme le Grand Désacralisateur de l’Amérique. Avec quelques mots, – « Qu’est-ce que vous croyez, que notre pays est [plus] innocent [que lui] ? » – nous sommes à l’essentiel ; cela au bout de ce dialogue que Justin Raimondo, qui  bien vu le sacrilège, nous présente ce 6 février :

« President Trump is once again roiling Washington and provoking attacks from both sides of the increasingly irrelevant political spectrum with his pre-Super Bowl interview with Fox’s Bill O’Reilly. Here’s the relevant part of the transcript:

» O’Reilly: Do you respect Putin?

» Trump: I do respect him, but –

» O’Reilly: Do you? Why?

» Trump: Well, I respect a lot of people, but that doesn’t mean I’m going to get along with him. He’s a leader of his country. I say it’s better to get along with Russia than not. And if Russia helps us in the fight against ISIS, which is a major fight – that’s a good thing. Will I get along with him? I have no idea.

» O’Reilly: But he’s a killer, though. Putin’s a killer.

» Trump: There are a lot of killers. We’ve got a lot of killers. What do you think – our country’s so innocent?” »

Or, disant cela (et répétant en pesant ses mots, devant un O’Reilly un peu interloqué : « Do you think our country’s so innocent?” »), il faut bien voir que Trump le désacralisateur (et “désacralisateur“ parce que citoyen américain et président des États-Unis) poursuit et accentue jusqu’à l’insupportable pour le Système un travail de destruction des symboles que Poutine avait entrepris le 11 septembre 2013. Ce jour-là, jour-anniversaire ô combien, mais aussi un jour après qu’une crise majeure eût été évitée par ses soins, Poutine fit paraître un article dans le New York Times.

Un jour plus tôt, en effet, les Russes, avec une proposition-miracle de destruction de tout l’armement chimique syrien, avait sorti Obama d’un fameux pétrin. Le président US, à cause de sa propre communication, de ses méandres subtils, de ses hésitations et ses audaces d’écrevisse (un pas tonitruant en avant, deux pas discrets en arrière), se trouvait placé par sa propre faute devant un dilemme impossible : ou bien ordonner une frappe contre la Syrie dont il ignorait l’utilité et l’efficacité et encore plus les conséquences opérationnelles, et risquer une crise constitutionnelle grave avec un Congrès dressé contre lui, appuyé sur une opinion publique majoritairement hostile à l’engagement ; ou bien annuler de lui-même cette frappe et perdre la face tant au niveau international qu’au niveau national, et l'on sait bien que l’arrogance d’Obama ne pouvait lui permettre d’ainsi reculer en restant simple et logique, c’est-à-dire en reconnaissant qu’il avait commis une erreur et en évitant cette posture stupide de “perdre la face”.

Dans son article, Poutine savourait discrètement son triomphe, exhortait à l’entente entre les deux puissances pour résoudre les crises et problèmes qui leur sont communs, terminait enfin par quelques remarques du type “critiques entre amis”. Nous rendions compte de cet événement dans des Notes d’analyse qui, le 12 septembre 2013, nous détaillaient l’ensemble d’une situation de paroxysme dans la crise syrienne et les relations entre les USA et la Russie. Or, ce paroxysme vint d’une façon inattendue, dans l’attaque raisonnée et raisonnable que Poutine lança contre le sentiment d’exceptionnalisme des États-Unis d’Amérique, constat que nous reprîmes dans les Notes du 2 octobre 2013. Voici quelques extraits de ces deux textes...

• Le 12 septembre 2013 : « La prétention US à l’exceptionnalisme, réaffirmée d’une façon involontairement ironique par un Obama vacillant et groggy dans son discours de mardi, est jugée sévèrement par Poutine, président d’un pays de vieille et belle tradition et qui n’a pas besoin de la publicité et de la philosophie des relations publiques pour se situer comme nécessaire (plutôt qu’exceptionnel) dans l’histoire de notre civilisation, – et Poutine avec Dieu comme témoin à charge et de grand poids, et l’on sait bien ce qu’Il en pense : “Putin disagreed with a ‘case he made on American exceptionalism.’ ‘It is extremely dangerous to encourage people to see themselves as exceptional, whatever the motivation. There are big countries and small countries, rich and poor, those with long democratic traditions and those still finding their way to democracy. Their policies differ, too... We are all different, but when we ask for the Lord’s blessings, we must not forget that God created us equal.’” »

• Le 2 octobre 2013 : « Nous avons déjà parlé de l’article de Poutine et des réactions qu’il amena (notamment le 14 septembre 2013), que nous résumions de la sorte, parlant aussi bien de nausée que de hautes intelligences sénatoriales et bafouées ... “[D]u côté de l’establishment, ce fut un véritable déluge d’indignation. Le sénateur démocrate Menendez, président de la bombastique commission des relations extérieures du Sénat, manqua vomir selon son propre aveu ; le sénateur républicain James Inhofe entendit Ronald Reagan qui se retournait dans sa tombe en hurlant ‘Wake Up, America!’ ; le sénateur John McCain jugea que c’était une insulte à son intelligence et annonça qu’il allait désormais collaborer à la Pravda ...”

» Effectivement, ce fut la mise en cause de l’exceptionnalisme américaniste qui toucha un nerf vital de la Grande Amérique, provoquant spasmes et réactions convulsives. En fait de débat, et en cela on le qualifie d’“exceptionnel” en ne résistant pas à la tentation du jeu d’un seul mot, il n’y en eut pas. Simplement une clameur d’indignation venue des usual suspect washingtoniens, accompagnée du sarcasme et de l’opprobre des divers commentateurs antiSystème. Ce fut un feu de paille, mais avec une flamme grondante d’un instant. L’affaire fut bouclée avec le discours d’Obama aux Nations Unies, que Jason Ditz, d’Antiwar.com (le 24 septembre 2013), présenta à la fois comme une riposte à l’article de Poutine et une affirmation que l’’exceptionnalisme’ américaniste se mesurait d’abord dans la capacité et la volonté de faire la guerre. »

Le crime que commet Trump n’est pas moindre que celui de Poutine, trois ans et demie plus tôt (et il est nécessairement pire relativement, puisqu'il s'agit du président US). Les deux hommes ont une même perceptions de la force des symboles, pour différentes raisons et selon des traits de caractère très différents qui les font iconoclastes par des voies différentes mais pour des effets similaires par rapport aux symboles de l’Amérique, – c’est-à-dire, dans ces temps d’urgence où tout est à visage découvert, par rapport aux symboles vitaux du Système. Il ne peut y avoir de pire démarche que celle-là, du point de vue du Système et donc dans l’évaluation qu’on fait de l’attitude de Trump. Une confirmation à cet égard (il y en a beaucoup d’autres) est de suivre le même Raimondo, qui boit du petit lait libertarien et nous rapporte avec délice quelques éclairs de la tempête que Trump vient de déclencher avec ces déclarations, qui rappelle effectivement celle que Poutine avait fait lever.

« The resulting uproar crosses ideological and partisan lines in ways that highlight the President’s role – and his value – as the Great Disruptor. From the worst and most craven apologists for all-things-Clinton, to the little Lenin of neoconservatism and all the usual suspects of right-wing NeverTrumpdom, the chorus of outrage rises like the howling of dogs baying at the moon. David Frum, former neocon enforcer at National Review and now an editor at left-neocon headquarters over at The Atlantic, is apoplectic. A washed up liberal actor who’s long past his expiration date indulges in a little uncharacteristic flag-waving. And the wave of virtue-signaling “patriotic” Trumpophobia rolls on….

» What Trump said is something that every ordinary person recognizes – that the US government is not and has not been a conclave of angels. He echoes what every libertarian certainly takes as given: that government is coercion, naked force, and that it routinely kills. Only our political class resists this truism: or, at least, never says it out loud, except on those special occasions when brazen bloodlust is in fashion.

» Even those who claim to be above partisan and ideological favoritism, and pride themselves on calling out hypocrisy and groupthink no matter what it’s coloration, like Glenn Greenwald and Jeremy Scahill, couldn’t help but ascribe dark motives to Trump, even as he was sounding like Noam Chomsky. Trump can’t possibly mean what he is quite clearly saying, they aver, because everything he says and does is, by definition, evil – while, over at the “libertarian”  Niskanen Institute, which is pushing an alliance with the left based on NeverTrump-ism, they’re telling us that Trump does mean what he says, and therefore anti-interventionism and a comprehensive critique of the “liberal international order” is wrong and needs to be abandoned.

» The Niskanenites abhor Trump precisely because he has thrown down the gauntlet to the “liberal international order.” Like all the advocates of American globalism, the Niskanen crowd and their neoconservative first cousins insist on the principle of “American exceptionalism”: the idea that we are uniquely qualified – destined – to impose a hegemonic order on the rest of the world via a network of protectorates, alliances, and military bases... »

En conclusion, Raimondo prend sa distance habituelle de la personne de Trump, comme nous le faisons nous-mêmes lorsque cela s’impose, parce qu’il ne s’agit en aucune façon de la personne, de sa politique, etc., qu’il est question d’approuver, – même si on le fait par ailleurs. Ce que nous cherchons constamment est l’acte antiSystème, l’effet de la fonction antiSystème, et dans ce cas il s’agit d’antiSystème pur et d’une grande puissance dans la mesure où l’attaque est portée contre un symbole de l’Amérique, ce pays qui n’est composé que de symboles fabriqués pour l’occasion... «Est-ce à dire que Trump est un ange de merci ? En aucun cas. Ce que je suis en train de dire est que le Président des États-Unis a osé introduire une note de réalisme dans un sujet que personne de cette stature et de cette fonction n’a jamais osé aborder avec tant d’honnêteté et de sincérité. Non seulement c’est une bonne chose en soi, mais en plus cela augure bien de l’avenir de ce pays. »

Disons que nous adopterions volontiers et complètement cette conclusion, avec la variante de la phrase de conclusion, où nous préférerions écrire que “cela augure bien du processus d’autodestruction du Système”. Il est vrai que Raimondo, pour présenter son article et bien nous faire mesurer l’importance extravagante du délit, avait choisi le titre de “Trump et la fin de l’innocence” (« Trump and the End of Innocence »), ce qui s’adresse directement, d’une façon mortellement antagoniste, à l’un des deux traits fondamentaux de la psychologie américaniste que nous avons identifiés, l’inculpabilité. De même, Poutine, lui, s’était adressé, “d’une façon mortellement antagoniste”, plutôt à l’autre de ces traits, l’indéfectibilité. Dans tous les cas, tout le monde conclut qu’il s’agit bien d’une attaque contre l’“exceptionnalisme américain”, – c’est-à-dire, en raison de la position si particulière de l’Amérique, d’une attaque contre la modernité, contre le Système et ainsi de suite. Ainsi les deux hommes attentent-ils à la métaphysique de l’américanisme, puisque cette métaphysique s’inscrit directement, sans nécessité de débat dans une époque qui est directement métahistorique et non plus historique, dans cette psychologie si spécifique avec l’inculpabilité et l’indéfectibilité.

Dans le premier cas, l’inculpabilité, c’est l’évidence américaniste que l’Amérique ne peut pas moralement être prise en tort, qu’elle ne peut être qualifiée de “coupable” ; dans le second, l’indéfectibilité, par l’intermédiaire de l’exceptionnalisme que dénonçait Poutine, c’est l’évidence américaniste que l’Amérique ne peut pas perdre dans quelque combat que ce soit, qu’elle ne peut être qualifiée de “vaincue”. En d’autres mots encore plus vifs, il est impensable de concevoir l’Amérique coupable et l’Amérique vaincue, c’est-à-dire “l’Amérique vaincue parce que coupable” ni “l’Amérique coupable parce que vaincue”. Ces appréciations peuvent aussitôt s’interpréter dans le même sens, comme on l’a vu plus haut, à propos de la modernité. On mesure le crime de lèse-Majesté que commit Poutine, et celui que vient de commettre Trump. Les deux hommes sont ainsi plus proches qu’on ne croyait : non seulement proches par la combine et les magouilles comme l’ont montré si vertueusement et hystériquement la CIA et les partisans d’Hillary, mais proches également et surtout dans l’imposture et le sacrilège comme le découvriront les mêmes vertueux-hystériques du Système lorsqu’ils se rappelleront de l’article de Poutine.

A coté de ce mot de Trump, les grandes déclarations vertueuses sur Nixon et le Watergate  font bien pâle figure. (“L’Amérique y a perdu son innocence”, disait déjà l’acteur Robert Redford en 1976, dans une démarche qu’on jugera en perspective complètement invertie, typique de l’hypergauche, lorsqu’on connaît la vérité du Watergate et celle de lui-même [le WaPo] que nous révèle aujourd’hui le Washington Post, dont Redford venait d’en interpréter l’odyssée en  jouant le rôle de Woodward dans Les hommes du Président.) Contrairement à 1974-76, il n’est pas nécessaire, dans notre époque écrasée par le système de la communication et écrasante pour les psychologies, que se produise l’événement pour qu’on en sente les effets, et l’observation de la manifestation de ces effets avant l’événement devient elle-même un acte et par conséquent un événement ; il suffit d’évoquer l’événement par une remarque sérieuse ou moqueuse qui acquiert aussitôt le poids d’une bombe nucléaire comme seuls les USA ont le secret et pour qu’aussitôt ce monde du Système tremble sur ses bases et que tous les gardiens du temple, écumants de rage et flamboyants de fureurs, vouent les traîtres-imposteurs aux gémonies. C’est de ce côté que l’on trouve de l’antiSystème, les hurlements qui résonnent partout, de Wall Street à Hollywood, et retour à Washington D.C., en font foi.

En effet, cette remarque de Trump, qui ne peut être accidentelle tant il a déjà montré qu’il savait manier la spontanéité fabriquée et le mot à l’emporte-pièce pour dire des choses considérables relativement à sa position, se place nécessairement dans le courant antiSystème continu qu’il alimente depuis des mois. Est-il antiSystème pour autant ? s’interrogerait-on, comme fait Raimondo dans un autre champ et avec réponse négative (« Est-ce à dire que Trump est un ange de merci ? »). La question est déplacée et inutile, posée en ces termes, comme s’il s’agissait de discuter de l’ontologie de Trump, chose qui ne nous intéresse que fort moyennement. (Il est manifeste que l’on peut penser, pour ce qu’on peut en juger jusqu’ici, que Trump est loin d’être le plus intelligent des présidents US, le plus vertueux, le plus digne, le plus élégant, etc.) Le phénomène antiSystème est d’abord et fondamentalement une fonction, même si parfois il peut caractériser l’ontologie d’un être (Obélix étant tombé dans une marmite de potion magique lorsqu’il était bébé n’a pas besoin de venir en boire régulièrement une rasade pour régénérer ses effets) ; c’est-à-dire qu’il se manifeste non par des caractères ni par des pensées de sapiens, ni par des politiques élaborées à la limite, même si caractères, pensées et politiques élaborées jouent évidemment un rôle essentiel dès lors qu’ils existent, mais d’abord par des actes souvent isolées et assénées, et tirées comme autant de flèches, et essentiellement sinon exclusivement du fait des spécificités extraordinaires de notre époque, par des actes de communication qui, bien choisis, ont une force symbolique extraordinaire. (Ici n’est pas le texte où il y a lieu de s’interroger sur la cause fondamentale qui pousse à poser de tels actes qui recèlent tant de risques et de danger pour un rapport qui semble à première vue futile ; mais, pour faire court, que l’on s’arrête donc à l’hypothèse qu’il y a nécessairement de la métahistoire dans cette cause.)

Trump vient d’en poser un de ces “actes souvent isolés”, et de taille, et de poids, comme l’on fiche la flèche au cœur même de la cible, – même les vieilles croûtes les plus abruties s’en aperçoivent. Comme l’écrit Raimondo et comme le dit Peter Lavelle, personne, dans cette fonction qu’il occupe, dans sa position si dangereusement contestée, dans sa situation si fragile où chacun de ses mots est disséqué et porté immédiatement à sa charge, personne n’a seulement osé (les deux personnes citées emploient le verbe to dare) approcher l’audace de poser un tel acte. Qu’on en tire les conséquences et les prévisions qu’on veut, reste la vérité-de-situation de la puissance extraordinaire et extraordinairement antiSystème de l’acte. On comprend alors, un peu mieux, la cause de la puissance non moins extraordinaire de la haine qui se déploie contre Trump, et qui vient, elle, directement du Système.

 

Mis en ligne le 07 février 2017 à 07H14