Le désacralisateur

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le désacralisateur

28 janvier 2017 – Enfin, je commence à comprendre sa nécessité et sa fonction... Comme d’autres sont dératisateurs, il est, lui, un désacralisateur. Le mot n’est pas des plus beaux mais la fonction est, dans son cas, absolument sublime et vitale : désacraliser l’Amérique.

Je ne parle ni de son programme, ni des intentions, ni des ordres exécutifs qu’il a signés à un rythme prodigieux, ni des tweets incendiaires qui sèment la panique, ni des conditions rocambolesques du fait de son comportement de sa première rencontre ratée avec le président mexicain, ni de son désintérêt manifeste et affichée pour la lecture de textes préparés de politique officielle, ni de la terreur-dégoût qu’il suscite chez ses meilleurs “alliés” lorsqu’on entend Hollande concéder qu’il “doit [lui] parler” (« Alors nous devons bien sûr parler à Donald Trump, puisqu’il a été choisi par les Américains pour être leur président... ») ; je ne parle ni des horions qu’il a échangés avec son opposition furieuse, ni de la haine quasi hystérique et absolument affectiviste qu’il a déclenchée contre lui, ni de la fureur et de la désinvolture avec laquelle il traite la presse, ni de l’incroyable campagne de mensonges et de narrative contre lui, ni du Silent Coup de la CIA dont on continue à parler, ni des intentions continuées de Soros de le mettre à bas ou de la suggestion du commentateur et directeur de journal allemand impeccablement atlantiste et agent d’influence à mesure des USA Josef Joffe suggérer qu’après tout « un meurtre à la Maison-Blanche par exemple »... Quoique, après tout et tout bien considéré, je parle in fine de tout cela, mais sans m’arrêter à rien de particulier, et n’en faire en aucune façon un argument pour ou contre lui.

...Ah oui et certes, c’est bien du président des États-Unis Trump dont l’on parle ici, et un président comme il n’y en eut jamais de semblable avant lui, qui ne fait pas partie de leur monde de Washington D.C., qui effraie ses interlocuteurs des dirigeants-Système du bloc-BAO dans le sens où nul ne sait comme s’y prendre et comment le prendre avec lui. (Rien à voir, par exemple, avec un GW Bush, dont l’ébahissement permanent devant les choses du monde cachait mal la manufacture incertaine de son esprit, mais qui restait complètement dans les normes, les mœurs, us & coutumes du Système.)

Ce dont il est question en fait, c’est bien de l’effet, de la pression psychologique catastrophique qu’il exerce, en-dehors des USA, sur nombre de dirigeants sinon la plupart, surtout dans les pays du bloc-BAO, chez nos élites-Système, et même, bien entendu, chez nombre de citoyens. Ainsi ai-je une jeune femme de ma famille toute proche, qui connaît ma manière de voir et le sentiment général que j’ai, – plutôt du type “quoi qu’il se passe et quoi qu’il fasse, son arrivée est un formidable événement antiSystème”, – qui peut discuter une minute, deux minutes sans trop d’emportement, mais difficilement plus, avant d’éclater pendant quelques secondes comme dans un accès de crise nerveuse “Il n’y a rien à faire ! Je ne supporte pas ! Sa gueule, son allure !”, avant de retrouver son calme parce qu’elle est malgré tout d’excellente composition et d’un commerce respectueux. Trump, qui n’est ma foi pas plus monstrueux à sa manière qu’un Hollande, qu’une Merkel, qu’un Juncker bourré, est pourtant et tout de même, et sans que cela n’étonne vraiment, ce personnage singulier et sans aucun équivalent qui rend hystérique, d’une hystérie contenue ou pas, un certain nombre de catégories de personnes, essentiellement dans les pays du bloc-BAO, et notamment dans leurs directions. C’est comme s’il était doué de la faculté de toucher, chez les autres, ceux qui s’y prêtent, un nerf particulier, provoquant une transe caractéristique, qu’on pourrait désigner après tout comme une sorte de pathologie, quelque chose comme une Trumpum Hystericus.

Moi-même, hein, j’y succombe par intermittences, ou plutôt dirais-je que j’ai l’incertitude significative et parfois emportée et qu’il m’arrive donc d’expérimenter des sentiments bien différents... Tantôt enthousiaste (“C’est incroyable ce que ce type est en train de faire, surtout, surtout la façon dont il le fait, complètement hors-Système, il parle à tous ces dirigeants-Système comme on tire la chasse, comme si le Système n’existait pas...”) ; tantôt dubitatif (“Mais ce n’est pas possible, où va-t-il donc nous emmener, c’est un fou, c’est un dingue, c’est un illuminé et un allumé, sa façon de diriger, ou de pseudo-diriger...”) ; tantôt méprisant type-délit-de-faciès, comme il n’est pas très bon ton de penser, essentiellement selon le catéchisme des anti-trumpistes qui pourtant vous sortent de ces arguments-là (“Mais quelle tête il a ! Regardez-le, il est effectivement difficilement insupportable) ; et ainsi de suite... Pourtant je ne m’arrête à rien de façon décisive et observe la bestiole, tous sens en alerte. On pourrait dire que d'une certaine façon et de la façon la plus ironique du monde à lire la suite, je suis fasciné mais sans rien perdre de ma contenance de jugement par son travail dont je n’avais pas encore réalisé la substance insaisissable, et sans doute inconsciente chez le producteur lui-même, ce travail qui se découvre à mes yeux comme celui d’une sorte de dé-fascination justement, une sorte de désenvoûtement si vous voulez, à la manière d’un exorciste.

Sans doute ai-je l’air de prendre cela à la blague, à l’ironie, sur le ton de la plaisanterie et dans le style de la satire mais ce n’est pas du tout mon intention s’il s’en déduit que j’entends en rester là, à la seule description d’une situation diplomatique, sociale et psychologique notablement exotique et hors-normes. Au contraire, et comme on l’a peut-être compris avec le ton de la fin du paragraphe précédent, il s’agit d’une thèse très sérieuse, procédant d’une intuition qui mérite d’être exposée. Je voulais simplement en montrer les symptômes et les effets, et bien montrer, et pour y insister, qu’il n’y a là-dedans ni machination, ni manœuvre, ni rien de cette sorte ; qu’il faut bien constater combien cette situation est incontrôlable, et donc incontrôlée et parfaitement de nature, pour confirmer la première appréciation et avancer l’hypothèse que nous sommes sur le territoire de la métahistoire ; qu’il faut n’y voir ni parti-pris, ni jugement, politique ou de toute autre sorte de ma part, mais simplement le constat de l’évidence... Non, je veux simplement qu’on réfléchisse à ce que toutes ces réactions, toutes ces attitudes, tous ces effets entendus et répétés mille et mille fois, sinon des millions de fois pour certains, depuis des semaines sinon des mois, finissent par faire naître dans le sentiment collectif, jusqu’à conduire à la formation d’un jugement.

C’est bien là qu’est mon intuition, parce que le personnage de Trump est si prégnant, il est devenu si universel en quelques semaines sinon en quelques jours, particulièrement depuis qu’il est investi de la fonction suprême, il embrasse tant de domaines et de causes, il semble tant lui-même avoir la volonté de fer de ne changer en aucune sorte dans son modus operandi, dans son opérationnalité, qu’il en devient archétypique, et archétypique dans sa fonction même de président des États-Unis, donc de représentation des États-Unis. Je veux dire que s’il s’institue réellement en archétype, alors il devient absolument un symbole d’une force incroyable, alors il se transforme en un événement structurel fondamental qui est en train de s’imprimer dans nos inconscients par la psychologie, en plus des réactions décrites ; ainsi président des États-Unis et symbole à la fois, il devient le symbole des États-Unis, ou disons pour me bien faire comprendre, – des “USA-nouveaux” comme l’on dit du “Beaujolais-nouveau” qui vient d’arriver... On comprend bien que je ne veux pas ridiculiser le personnage ou le réduire, non plus nécessairement ridiculiser ou grandir les réactions démesurées qu’il provoque. Je veux rendre compte des uns et des autres et conclure que tout cela est en train de provoquer un événement énorme, parce que, depuis le 20 janvier, la grâce étrange d’une cérémonie retransmise et regardée sur toute la planète, ceci et cela, le personnage et ce qu’il provoque, sont devenus l’essentiel de l’Amérique et de la perception que nous en avons.

Ce mélange de dérision, d’hystérie, d’affectivisme allant en tous sens, autour, dans et avec ce qui représente l’Amérique, donc ce qui est l’Amérique dans les perceptions concernées, conduit à cette conclusion que le processus en marche, énorme et considérable, est celui de la désacralisation de l’Amérique. Trump est le désacralisateur inconscient, involontaire, etc., de ce qui est dans notre Histoire, depuis plus de deux siècles, le mythe sacré de l’Amérique, – c’est-à-dire le sacré, ou plutôt le simulacre-de-sacré que la modernité avait trouvé pour remplacer le sacré, le vrai, que nous avons perdu, de guillotines en révolutions, de Lumières en idées avancées.

C’est dire si je le tiens, moi, et quoi qu’il fasse, d’ores et déjà pour un agitateur considérable de l’humanité. Il est vrai que la fascination pour l’Amérique, ou la “fascination américaniste”, a toujours été depuis l’origine de l’immense période dont nous sommes le terme le plus puissant moteur d’influence et d’infection de la psychologie pour le Système. La chose vient de l’origine, directement liée au Siècle des Lumières, aux prémisses de la Révolution Française, d’ailleurs les deux révolutions (américaniste et française) constituant deux des trois (avec l’invention du moteur à explosion) facteurs du “déchaînement de la Matière” ; en matière de communication, donc d’influence directement, et d’action sur la psychologie, la fascination américaniste est la force la plus colossale de promotion de la modernité, et de terrorisation de ses adversaires. La fascination américaniste, – d’ailleurs développée ensuite dans l’ambiguïté puisqu’en deux courants dont l’un fut vertueux et l’autre catastrophique jusqu’à nous, – est née dans les salons parisiens où le brave mais étrange père Franklin fascinait les belles dames et les beaux-parleurs philosophes dans la décennie paroxystique des derniers feux des Lumières, des années 1770. (*) A la lueur de ces Lumières qui réclamaient tant la nécessité de la foi derrière l’apparence de la Raison, on comprend évidemment que la fascination s’est très vite teintée de religiosité et que l’Amérique est devenue une religion de la modernité, avec son pseudo-sacré... C’est cela, rien de moins, qui est mis en cause par le désacralisateur-Trump, sorte d’antipape de la plus terrible espèce, l’espèce des inconscients, ceux qui travaillent sans le savoir, en étant ce qu’ils sont, contre la cause qu’ils prétendent défendre.

Voici donc The-Donald, désacralisateur d’une fausse sacralisation à laquelle la modernité nous invitait à croire manu militari, et par conséquent autorisé à ajouter à ses multiples talents celui d’exorciste... Et tout cela, très opérationnel, très business-like, comme d’habitude chez lui.

J’ai commencé en comparant, d’une façon qui pourrait ou pouvait paraître vulgaire et donc déplacée, le désacralisateur au dératisateur. Au départ, j’ignorais pourquoi je faisais cette comparaison et je me promettais d’y revenir, pour l’aménager ou la supprimer ; puis, en cours de pensée avant de revenir sur le texte pour le finir après une nuit semi-blanche où j’ai pu grappiller quelques heures de sommeil, le vrai, la vérité-de-situation dirais-je selon notre glossaire, m’est apparue brusquement, issue des mots eux-mêmes que j’avais écrits sans réaliser la signification profonde qu’ils créeraient pour ainsi justifier et imposer leur présence. (Pur réflexe de logocrate, certes.)

Trump le désacralisateur est effectivement semblable au dératisateur de la fameuse légende allemande du XIIème siècle, de la ville d’Hamelin, le joueur de sa flûte magique qui entraîne derrière lui les rats qui infestaient la ville jusqu’à la noyade dans une rivière voisine. Simplement, Trump-joueur-de-flûte n’entraîne pas de véritables rats, mais bien pire encore, il entraîne derrière lui les artefact-rats de la modernité dont les USA sont l’étendard, c’est-à-dire la perception-faussée, les idées-fascinées, les pensées-fabriquées par la communication dès l’origine. Le désacralisateur-Trump nous montre, nolens volens et quelles que soient ses intentions, s’il en a, il nous montre dans les deux sens, par son être et son comportement autant que par tout ce que le Système a déchaîné contre lui, que notre fascination s’exerça pour un objet qui n’est que tromperie, simulacre, et manipulation ; en étant autant antiSystème qu’il peut l’être, par nature, par goût, par sa nature même d’outsider du cœur du Système (la direction-politique de Washington D.C. est le cœur du Système, et il n’en fait pas partie), et l’outsider qui veut jouer au maverick, le désacralisateur Trump arrache le masque de vertu et d’exceptionnalité type-Obama qui nous enivre et nous trompe depuis plus de deux siècles. Il entame le processus de libération de notre psychologie et de notre sur-conscient de la fascination pour le Monstre (l’Amérique, le Système, en remontant jusqu’à la Matière déchaînée et trompeuse).

Le désacralisateur-Trump, exorciste d’une religion faussaire, est en train de nous libérer, par son comportement, par l’exemple qu’il donne de lui-même, de plus de deux siècles d’emprisonnement de la perception. Même s’il veut “America Great Again”, – et en cela, bon bougre moi, je lui souhaiterais ironiquement mais non sans une certaine compassion “Good Luck, Titanic”, –  il nous laisse à voir qu’entretemps l’Amérique américaniste, celle qui est née du Système, n’est grande en rien, qu’elle n’est en fait qu’imposture et simulacre, et servante du Diable et de son Système. Comme un gamin criant “Le Roi est nu”, le désacralisateur-Trump, sorte de président-antipape de la Sainte-Amérique, découvre pour nos yeux ébahis que notre religion de l’Amérique est le cœur même de l’imposture de la modernité, que ce sacré qui l’entoure et prétend la sertir est une pacotille hollywoodienne. A nous de nous arranger de ce constat qui bouleverse le monde. (**)

 

Notes

(*) Voir deux Parties du Tome-I de La Grâce de l’Histoire : la Deuxième (Le “rêve américain” et vice-versa) et la Troisième (Du rêve américain à l’American Dream). On peut en trouver les textes dans une version initiale (très loin du texte définitif, certes) dans la rubrique La Grâce de l’Histoire, – ou bien, tiens, l’on peut acheter le livre.

(**) Et je dirais, en matière de post-scriptum, que je mets dans ce “nous” les Américains eux-mêmes, les citoyens d’Amérique, car ils furent les premiers fascinés, les premières victimes de l’Amérique-américaniste, à la façon que les Russes furent les premières victimes du communisme qui transforma la Russie en une monstrueuse URSS. A eux aussi de s’arranger de ce constat qui met à jour, subsidiairement mais sans surprise, l’immense fragilité de cette énorme construction, dont la révolte souterraine en train de se montrer au grand jour de la Californie est une bonne application. Là aussi, qu’importent les tendances et les discours idéologiques, l’essentiel est cette secousse sismique de déstructuration déclenchée par Trump, du sacré à la géographie elle-même... Je me rappelle un article de William Pfaff, dans les années 1990, Pfaff que j’avais rencontré plusieurs fois à Paris ces années-là, cet Américain si complètement critique de l’Amérique et pourtant si Américain, – installé à Paris depuis 1972, il ne parlait toujours pas un mot de français ! Pfaff avait écrit dans son article qu’il aurait mieux valu que le Sud emportât la Guerre de Sécession : il ne doutait pas que les seules exigences de l'évolution économique et sociale auraient liquidé l’esclavage dans des conditions beaucoup plus satisfaisantes que celles imposées par le Nord, et alors, et essentiellement, l’on n’aurait pas eu cette énorme masse de puissance concentrée et en devenir d’explosion et d’infection de l’univers entier que furent les USA à partir de 1865...