La Syrie et le risque suprême

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La Syrie et le risque suprême

Dans une situation changeante de jour en jour, les quinze derniers jours resteront certainement comme une phase extraordinaire d’un flux diluvien d’affectivisme, avec toutes les manipulations possibles dans cette sorte de climat “intellectuel” réduit aux réactions de psychologies emportées par leurs faiblesses et la confusion ainsi produites. Bien entendu, la séquence n’est pas finie et les changements les plus extravagants sont et restent possibles: il n’y a rien de politique dans tout cela, mais bien cet emportement où dominent les réactions primaires de l’émotion et les interférences primaires de l’hystérie belliciste.

Pour tenter de fixer la situation à l’heure présente avec toutes les réserves que cela implique, mais essentiellement parce qu’il importe de fixer une image de l’effet de l’évolution accélérée des évènements comme une production exemplaire de cette évolution si caractéristique, on se reporte principalement à des observations du site Sic Semper Tyrannis, de Pat Lang, un ancien officier du renseignement US devenu “dissident” mais gardant de très nombreux contacts dans les milieux d’où il vient. Le 9 septembre 2015, Lang publie un commentaire d’une dépêche Reuters du même 9 septembre 2015. Cette dépêche annonce qu’il y a effectivement en cours un renforcement de la présence russe en Syrie, essentiellement avec le transport accéléré de matériels divers, de conseillers, de forces de protection, etc., avec un effort infrastructurel important pour installer une base aérienne attenante au port de Lattaquié, dans une zone largement contrôlée par le gouvernement Assad. La dépêche Reuters dit notamment ceci:

«Russian forces have begun participating in military operations in Syria in support of government troops, three Lebanese sources familiar with the political and military situation there said on Wednesday. The sources, speaking to Reuters on condition they not be identified, gave the most forthright account yet from the region of what U.S. officials say appears to be a new military buildup by Moscow, one of President Bashar al-Assad's main allies, though one of the sources said the numbers of Russians involved so far were small.

»Two U.S. officials said Russia has sent two tank landing ships and additional aircraft to Syria in the past day or so and has deployed a small number of naval infantry forces. The U.S. officials, who also spoke on condition of anonymity, said the intent of Russia's military moves in Syria remained unclear. One of the officials said initial indications suggested the focus was on preparing an airfield near the port city of Latakia, an Assad stronghold

Pat Lang fait un commentaire rapide de cette dépêche où il apporte certaines indications venues de ses propres sources, indiquant qu’il y a à un effort puissant au sein de l’administration Obama pour établir une position de confrontation directe éventuelle avec la Russie, de faire dans tous les cas tout ce qui est possible pour contrecarrer l’effort russe qui est considéré comme effectif et désormais en cours. Lang termine son commentaire rapide par cette exclamation «What on earth do we think we are doing?», ce qui pourrait se traduire en adaptant par quelque chose comme ceci: “Mais est-ce que nous nous rendons compte vraiment de ce que nous sommes en train de faire?” (Dans le texte de Lang, WH signifie White House, et IMO “In My Opinion”.)

«I am told by my own sources that the dissonance within the Obama Administration's ranks has resulted in what IMO is a mindless decision to oppose Russian military intervention in the Syrian civil war. The amateurs at work in the WH, NSC and State Department continue to be incapable of understanding that the disappearance of the structure of the Syrian state will inevitably lead to the creation of a jihadi  dominated state where Syria is now located.  Whether or not that state would be ruled by IS or the Nusra front is unclear, but what is clear is that in either case the resulting cancerous situation will be the beginning of the end of any sort of moderation in government within the region.  The example provided by the triumph of salafist jihadism would exert such a powerful “pull” on the available human potential for recruitment and subversion that IMO no government would be able to stand against it.

»To prevent that, the Russians seem intent on reinforcing the Syrian government and the US is doing all it can to prevent this.  The US has pressured governments seeking a denial of diplomatic overflight clearances for Russian cargo aircraft en route to Syria.  It has also sought some means with which to deny Russian vessels passage through the Bosporus and Dardanelles

Dans un commentaire récent, (le 3 septembre 2015) sur le même site Sic Semper Tyrannis, Lang avait rapporté des précisions significatives sur la situation au sein de l’administration Obama. Selon ses sources, l’administration est en mode d’“autopilote” sur les problèmes cruciaux de politique étrangère, ce qui implique les portes grandes ouvertes aux pressions de l’affectivisme et des influences hystériques et bellicistes qui sont à la fois renforcées sinon produites par cet affectivisme, à la fois utilisatrices de cet affectivisme pour faire avancer le programme d’un affrontement général. Plus que jamais, la Russie est l’objet suprême autant de l’hystérie que du bellicisme qu’on relève, jusque dans les réunions les plus décisives à l’intérieur de l’administration Obama.

«It is increasingly clear that President Obama is disengaged from foreign policy and concentrating on what he sees as his revolutionary domestic agenda.  His victory over Bibi/AIPAC in the Iran nuclear deal fracas is likely to be his last serious foreign policy action.  The foreign policy apparat is running on auto-pilot and is in the hands of incompetents like General Allen.  It is reported to me that every interagency foreign policy meeting in the WH begins with a competitive harangue against Putin and the Russians in what has become a mythic self-generated “struggle” against an imagined rival.  In that  atmosphere the ultimate US reaction to increased Russian activity in Syria can nor be predicted

Cet emballement du jugement et de l’orientation de la politique US est effectivement circonscrit à cette période du début septembre, puisque le 1er septembre 2015 le porte-parole de la Maison-Blanche observait encore lors de son briefing quotidien, à propos de l’hypothèse d’un engagement accentué des Russes contre Daesh, engagement qui doit se faire prioritairement en Syrie: «...There’s a 37-some-odd-country coalition that’s taking the fight to ISIL. We would welcome Russia to be more involved in that effort.» Puis la narrative a complètement basculé et l’engagement russe est devenu une réalité incontestable en même temps qu’un effort déterminé pour renforcer Assad contre tous les principes qui ont animé les agitations affectivistes des années 2011-2012, et contre l’opposition mythique, démocratique et vertueuse que l’on agite depuis cette période avec d’autant plus d’énergie qu’elle est opérationnellement inexistante. Ce renversement est complètement fascinant, à la fois dans sa puissance et dans son complet illogisme. Il n’existe plus aucune appréciation rationnelle dans ce qui sert de direction aux USA, et qui n’est en fait que le résultat d’un aggloméré de forces diverses où dominent évidemment, à cause de la puissance que donne l’absence de mesure, les plus irrationnelles, les plus hystériques, etc., – plus que jamais sous l’empire de l’affectivisme.

La situation peut donc effectivement évoluer vers la gravité de ce qu’on a connu lors de la crise du 25 octobre 1973, dont nous rappelions l’intensité le 3 septembre 2015, – c’est-à-dire la plus grave crise entre les USA et la Russie durant la Guerre froide, avec la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962. DEBKA le signale le 9 septembre 2015, mais en omettant beaucoup de chose, bien dans sa manière («Explicit American threats of a military showdown with Russia over the Middle East is the sort of language not heard for four decades since the 1973 Yom Kippur War which Israel fought against Egypt and Syria.»); c’est-à-dire, en omettant de signaler bien entendu la responsabilité israélienne dans cette crise de 1973, – mais on en a vu d’autres, – mais surtout en omettant de signaler la différence extraordinaire des conditions, l’absence extraordinaire d’enjeu aujourd’hui par comparaison à l’enjeu de 1973 qui représentait un véritable et gravissime “dérapage” de l’équilibre des forces établissant la règle de conduite de la Guerre froide, etc. La crise actuelle, ou la crise telle qu’elle se dessine entre les USA et la Russie n’est bâtie sur rien, ne signifie rien, parfait exemple de l’“histoire pleine de bruits et de fureurs, écrite par un idiot et qui ne signifie rien” que nous rappelions encore le 9 septembre 2015, – sauf, évidemment, car il faut bien qu’il y ait quelque chose de sérieux dans cette confusion colossale, – le risque réel d’un affrontement entre les deux puissances nucléaires.

Deux commentaires généraux peuvent être proposés. Il faut d’abord signaler une étrange contradiction, – ou bien, plutôt qu’“étrange”, une contradiction finalement logique tant elle s’ajuste à la contradiction générale qui caractérise cette époque (et alors, c’est bien l’époque qui est “étrange”. Au moment où les USA, dans cette phase d’autopilotage complètement influencée par l’affectivisme porté au stade de l’hystérisme belliciste, évolue comme on les voit, les Européens évoluent à grande vitesse pour une acceptation de faire entrer Assad dans le jeu politique syrien, et de donner à la Russie une place très importante. Cette évolution européenne correspond évidemment à la phase précédente, la version de la semaine dernière de la politique extérieure des Etats-Unis, – puisqu’effectivement, les USA change de politique extérieure à peu près toutes les semaines, au gré des vents divers et de l’indifférence d’Obama.

Le second commentaire concerne l’attitude russe. Il est évident que, depuis quatre-cinq jours, les Russes ne cherchent plus du tout à contrecarrer l’offensive narrativiste lancée contre eux (la narrative “l’invasion russe de la Syrie”). Ils donnent les précisions qu’il faut (exécutions de contrats anciens avec la Syrie, alimentation de la Syrie en matériels, présence de personnel russe essentiellement technique et logistique, etc.). Ils ne se donnent plus guère la peine de démentir furieusement les tonnes d’affirmation de “présence importante”, d’ores et déjà réalisée ou à venir très rapidement, voire même d'affirmer qu'iols répondront à toute demande d'aide supplémentaire de Damas (voir Lavrov, le 10 septembre 2015). La différence est considérable quand on compare leur attitude de communication pour démentir furieusement toute présence russe en Ukraine. Tout se passe comme si les Russes commençaient à penser qu’en face d’une telle inconséquence, d’une telle irresponsabilité dans le chef de la direction US, peut-être est-il devenu nécessaire de dire quelque chose comme: “Eh bien soit, puisque vous le dites, on y va, toujours selon nos buts affichés (défense de la structure gouvernementale du régime Assad, lutte prioritaire contre Daesh), et l’on verra bien ce qui arrive, – si l’on essaie d’intercepter un avion de transport russe ou d’interférer dans le passage des Dardanelles par un navire russe”. A un certain moment, devant le Système déchaîne et l’affectivisme qui pulvérise toute attitude logique et responsable, il est évident que la sagesse même est de confronter les sources de ce désordre aux conséquences de leurs actes...

 

Mis en ligne le 11 septembre 2015 à 09H48