Finalement, si l’on “zapait” le JSF ?

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Finalement, si l’on “zapait” le JSF ?

Il s’agit d’un article des plus sérieux, signé par Amy Butler, une des grandes signatures du fameux Aviation Week & Space Technology. (Le 4 février 2015, publié dans le numéro d’AW&ST du 5 février.) Cet hebdomadaire n’écrit rien, surtout sur un sujet aussi brûlant que le JSF/F-35, sans avoir tourné au moins sept fois sa plume dans son encrier et consulté les autorités qui importent. Par conséquent, l’article, écrit tout en douceur et en conditionnel mais citant des “officiels du Pentagone” et envisageant des “options” radicales, a une très grande signification politique, – et au-delà, une signification civilisationnelle symbolique. D’un point de vue politique concret, c’est la sorte de texte qu’on lance dans l’atmosphère survoltée de Washington pour voir les réactions des uns et des autres, à propos d’une affaire très sérieuse où l’on envisage l’une ou autre option non moins “très sérieuse”.

... Dans ce cas, l’“affaire très sérieuse” n’est rien moins que l’évocation détaillée, sinon chronologiquement décrite, de la possibilité de l’abandon du JSF/F-35, avec diverses options envisageables, mais la favorite étant indiscutablement le développement d’un “successeur” au JSF ; bien entendu, une merveille qui représenterait la “sixième génération”, la génération d’après la “cinquième génération” que représente le JSF (et le F-22) ; et, bien entendu, cette “sixième génération” promise à un succès technologique triomphal et à un développement ultra-rapide car elle profiterait des acquis de la “cinquième génération” ... On est là dans une logique bureaucratique complètement invertie par l’absurde, qui représente une pure narrative fictionnelle pour dissimuler la catastrophe ainsi envisagée, d’ailleurs sans intention consciente à cet égard puisque la catastrophe bien réelle n’est pas envisagée en tant que telle, puisqu’un tel constat est impossible pour un programme de cette importance selon l’hybris omniprésent de la bureaucratie technologiste américaniste. Quoi qu'il en soit des intentions conscientes de la narrative, l’aveu qui se dessine objectivement est que la “cinquième génération” des avions de combat US est une pure catastrophe, un trou noir technologique où a sombré au neuf dixième le F-22, et où le JSF s’apprêterait à disparaître, et que l’on passerait à la sixième en profitant des acquis d’une génération qui a totalement sombré dans la catastrophe technologique et gestionnaire. L’acrobatie de la logique est de très haut vol.

• “Officiellement”, la cause principale de la préoccupation qui a éveillé l’angoisse du Pentagone serait la réalisation que le JSF, basé sur les fameuse technologies furtives (stealth), se trouverait de plus en plus vulnérable devant le développement des défenses anti-aériennes qui se jouerait de ces fameuses technologies. On notera que cette préoccupation est dans les esprits de nombreux commentateurs non-agréés par le Système, précisément depuis les années 2009-2010 et l’arrivée à maturité de nouveaux systèmes de défense aérienne russe, en même temps que la disposition par les Russes de radars capables de détecter les avions de combat utilisant les technologies furtives. (Si l’on creuse un peu plus l’historique, on s’aperçoit que l’hypothèse de cette menace contre les technologies furtives a toujours existé, avec l’hypothèse de leur emploi pour la destruction d’un F-117 “furtif” lors de la guerre du Kosovo, au printemps 1999. Dans tous les cas, le Pentagone lui-même avait reconnu de facto dès 2006, – voir le 14 mars 2006, – la dégradation des capacités furtives du JSF, constatées comme nettement moindres que prévu.)

«...In the case of the most expensive aircraft program in history, the Joint Strike Fighter (JSF), senior Pentagon officials have begun considering what might happen if the still-developmental F-35 were compromised by the proliferation of ever-more-capable air defenses. [...] [...]

»We are starting to see the emergence of some stressing capabilities to our conventional forces,” Al Shaffer, acting assistant secretary of defense for research and engineering, told Aviation Week during an interview last March. He was referring to the emergence of radars operating in very-high-frequency bands that can detect stealthy aircraft at long range. The concern is that these VHF radars could eventually pass targeting data to fire control elements for air defense systems. [...] Russian “anti-stealth” radar systems on display at the Moscow air show in 2013 justified concerns about stealth, and the Russians are thought to have made advances in integrating their air defenses. Also, a Chinese manufacturer last year showcased a so-called counter-stealth VHF active, electronically scanned array radar at the Zhuhai air show...»

• Notre évaluation de l’apparition de cette inquiétude du Pentagone est qu’elle est directement liée à la crise ukrainienne, c’est-à-dire à la possibilité bien réelle d’un affrontement avec les Russes d’une part ; c’est-à-dire, également, avec le renforcement spectaculaire des liens stratégiques entre la Russie et la Chine à la suite de cette crise, et des capacités militaires de la Chine elle-même avec la livraison d’armements russes très avancés, comme celui de plusieurs bataillons de missiles sol-air S-400 Triumf. Dans ce cas où des conditions réelles de conflit interfèrent sur les évaluations, l’inquiétude peut très rapidement se transformer en “panique” comme on l’a vu dans des cas précédents (apparition du MiG-15 contre les avions de combat US en Corée en 1950, soi-disant développement de bombardiers stratégiques soviétiques en 1954, puis des missiles intercontinentaux soviétiques en 1956, supériorité des MiG-17 et des MiG-21 sur les F-4 US en combat aérien au Vietnam en 1965, etc.) Mais cette fois, les conditions sont très différentes sinon à des années-lumière des exemples cités, réduisant ainsi à néant l’utilité opérationnelle de l’analogie, en raison de l’ampleur colossale du programme JSF, de ses difficultés techniques et gestionnaires sans nombre, des incertitudes également nombreuses de lancement d’un “remplaçant”, des délais énormes de ces décisions par rapport à la rapidité de la diffusion de la crise en Ukraine et de l’évolution de l’antagonisme avec la Russie, etc. La vitesse des événements avec l’accélération de l’Histoire et la contraction du temps, laissent sur-place, sinon en recul accélérée la machinerie bureaucratique du système du technologisme, l’un des deux composants du Système avec le système de la communication.

• Ainsi envisage-t-on de développer une réflexion sur le thème “comment ‘sauter’ par-dessus le JSF sans faire trop de dégâts“, comme “zaper” le JSF et passer au développement du “successeur” de l’avion triomphal d’une “cinquième génération” qui n’aurait ainsi jamais existé vraiment ; et l’on ferait la chose en profitant de l’expérience catastrophique du JSF, sans doute pour la renouveler, – “what else ?”, – et en “cannibalisant” des technologies brillantes mais inutiles du JSF pour les intégrer dans le sixième génération, sous doute pour les rendre caduques au moment de l’usage, – “what else ?” Voici ce que nous en dit Amy Butler :

«The Pentagon is now planning for a substantial ramp-up in production for the fighter over the next five years. Even as the fifth-generation F-35 (bottom) is ushered into the fleet alongside fourth-generation predecessors, such as the F-16 (top), defense planners are eying options in case F-35 stealth technology is compromised... [...]

A follow-on to the F-35 could cannibalize some of these technologies and lessons for a new program but also incorporate more modern techniques and equipment, the industry official suggests. Options might include the use of cyberoffenses during campaign planning to cripple radars that could jeopardize stealthy allied aircraft. Improved thermal management systems could help guard against infrared threats, while advanced electronic countermeasures could protect a future jet at war.»

• Encore n’a-t-on pas fait le tour des conséquences incalculables d’un abandon du JSF, si l’on n’a pas signalé la cohorte des alliés enfournés dans ce programme, en aveugle, fascinés par le technologisme américaniste et disciplinés par les divers prébendes et manigances de la Grande République (comme la liquidation en mai 2002 de Pim Fortuyn, leader populiste hollandais adversaire du JSF, quelques jours avant un vote crucial sur le JSF en Hollande, et son remplacement par un agent des SR hollandais infiltré dans le groupe politique). Butler reconnaît que cette puissance formidable du programme JSF, – le rassemblement moutonnier de tous les alliés asservis dans le programme, – peut devenir une terrible faiblesse dans l’occurrence envisagée. Assez curieusement, Butler n’envisage que les faiblesses du JSF (en y ajoutant sa vulnérabilité extrême à l’espionnage cybernétique) comme sujet de préoccupation pour ces “alliés”, comme si le JSF continuait son bonhomme de chemin, –alors qu’il est question de l’abandonner ... A moins qu’on ne réserve une série spéciale, estampillée “planche pourrie d’honneur” avec l’exemplaire payé au prix fort (pour financer le successeur “sixième génération” ?), pour que ces alliés aient tout de même l’impression d’avoir un avion ... Notre impression, à nous, est celle d’un bordel aux dimensions quasiment métaphysiques, qui menace (dans le meilleur sens du mot pour notre compte) de faire passer le “désordre-JSF” en catégorie “hyper-désordre”...

«The main strength of the F-35—global backing among Washington’s allies—could become a weakness. Should the aircraft be compromised, perhaps by counterstealth technologies or a cyber hack, its impact would be equally global. A cyber intrusion into the program, in which terabytes of data were allegedly surveilled or stolen underscored this reality. Allies nervously awaited feedback on whether the so-called crown jewels of the F-35 were compromised in an alleged Chinese cyber intrusion into the program. Classified documents released by the notorious leaker Edward Snowden indicate some data related to the F-35 engine, thermal management system and radar were accessed by the hackers. Program spokesman Joe Dellavedova maintains that no damage was done to the program. Put simply, the F-35 is still a huge target for adversaries.»

• L’étude continue, avec l’annonce triomphale que l’USAF et la Navy ont hérité des acronymes pleins de promesse pour leurs éventuels joyaux de sixième génération, – F-X pour l’USAF, F/A-XX pour la Navy. La décision, dans l’urgence qu’on comprend où l’on est invité à se presser extrêmement doucement, est attendue pour 2017, comme cadeau d’investiture pour le nouveau président (ou la nouvelle présidente, – clin d’œil). Le choix lui sera donné, entre poursuivre la catastrophe-JSF comme elle continue à se développer dans le sens autodestructeur, ou lancer un nouveau programme, sexy-sixième génération ... D’ici là, c’est plié et bien rangé, l’Ukraine aura adhéré aux BRICS et à l’Organisation de Coopération de Shanghai.

«These senior officials are in the preliminary stages of examining options should stealth—one of the F-35’s key attributes—be compromised by new technology. The idea is to be able to hand off to the next presidential administration both a healthy F-35 program—no small feat, after its years of pitfalls and overruns—and other options should the next president find the aircraft’s technology outdated, the industry source says. The hope is the F-35’s technology will be viable for decades to come.»

Par conséquent, l’on comprend bien que cet article, reflétant un climat et des hypothèses aussi radicales, marque symboliquement mais aussi au niveau de la communication un grand tournant, d’abord pour les psychologies à fleur de peau lorsqu’il s’agit des attributs au moins symboliques de la puissance de l’américaniste, ensuite pour conditionner les pensées vers cette possibilité catastrophique qui embrasse tout le domaine de l’hybris exceptionnaliste de l’américanisme. Lorsqu’on considère les notions de délai considérable pour ces opérations, la dynamique irrésistible de l’effondrement du technologisme, le décalage extraordinaire entre les planifications envisagées et les événements opérationnels qui en sont la cause conjoncturelle, on comprend que cette perspective de l’abandon du JSF n’est pas un revers, même catastrophique, mais bel et bien la reconnaissance d’une impasse catastrophique du système du technologisme qui renvoie sans le moindre doute à la crise d’effondrement du Système, avec des conséquences opérationnelles également catastrophiques et très rapides pour la situation stratégique des USA (et de leurs alliés moutonniers, certes, – mais qui s'en soucie, vraiment ?).

(Une simple connaissance courante des situations des forces armées nous dit que la crise que constituerait la planification du rééquipement des forces aériennes concernées, dont celles des USA au premier chef évidemment en cas d’abandon du programme JSF, – et avec une décision reportée à 2017, alors que le programme se poursuivrait avec cette épée de Damoclès suspendu au-dessus de lui ! – placerait ces forces aériennes dans une position sans précédent avec des effectifs en réduction constante depuis des années, et des équipements complètement dépassés et extrêmement vulnérables... [Jusqu’à des incidents gravissimes et inédits, car ne dit-on pas que l’accident du F-16 grec sur une base espagnole, qui a tué une dizaine de pilotes français, serait du à une déficience, sinon à une vulnérabilité catastrophiques à des interventions extérieures, du F-16 qui constitue l’équipement principal de l’USAF et de nombre de forces aériennes ?]. On connaît depuis des années les perspectives à cet égard, qui n’ont fait que s’aggraver depuis : voir le 11 novembre 2007, le 29 décembre 2007, le 17 mai 2008, le 12 décembre 2008.)

Bien entendu, dans le contexte général où les crises se multiplient dans tous les domaines comme effets et conséquences de la crise d’effondrement du Système, on ne peut éviter de considérer la signification de la perspective ainsi offerte dans ce même contexte général. On a souvent évoqué cette hypothèse, et l’on se trouve aujourd’hui devant son évocation quasi-officielle, impliquant qu’on en arrive à une étape où l’hypothèse tend à se concrétiser dans les faits opérationnels. Un échec du JSF marqué par la possibilité de son abandon, c’est un revers que nous n’hésiterions pas à qualifier de décisif pour le système du technologisme dans son ensemble, c’est-à-dire pour le Progrès lui-même dans sa composante essentielle du technologisme. Il s’agirait de la démonstration qu’on a atteint et dépassé, dans un domaine fondamental du technologisme, le pic d’efficience maximale et qu’on se trouve sur la pente catastrophique de l’inefficacité, de la paralysie, de l’impuissance, là où tout effort progressiste supplémentaire ne fait qu’aggraver les conditions de la catastrophe dans un parfait mouvement d’inversion caractérisant l’évolution du Système par la transmutation de sa dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction. Ainsi serait-il écrit que le JSF aurait tout de même apporté une contribution vitale et métahistorique à la réalisation de notre situation, – une démonstration par l’absurde de l’impasse d’une civilisation arrivée au terme de sa possibilité de développement et à l’achèvement de sa transmutation en contre-civilisation.


Mis en ligne le 6 février 2015 à 05H17