Conversation avec les “forces suprahumaines”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il y a 118 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2748

Conversation avec les “forces suprahumaines”

29 mars 2018 – Comme souvent sur ce site, lors d’une analyse de fond où nous adoptons le point de vue de la métahistoire, il est, selon “notre point de vue” (formule consacrée), question des limites voire de l’impuissance de l’action humaine dans les évènements en cours. Bien entendu, cela rejoint une conception que je n’ai cessé de cultiver depuis plusieurs années, et de manière structurée depuis ce que je nomme “l’intuition de Verdun”, qui a débouché sur le livre Les Âmes de Verdun où je la présente sous une forme à la fois exploratoire, “opérationnelle” et symbolique, – là où d’autres y verraient tourisme historique, rien de plus...

Avant-hier encore, cette conception était abordée dans l’article sur “notre méthodologie schizophrénique”, notamment dans le chef de ce passage, – assez long, on m’en excusera, mais placé dans le texte en exergue pour attirer l’attention et susciter la réflexion.

« Chaque jour qui passe, chaque nouvelle crise qui s’installe dans le “tourbillon crisique” qui définit la situation du monde, confirme et confirme encore que la cause de cette grandiose et furieuse époque de désintégration du monde est nécessairement de forme et d’essence suprahumaine. L’énigme est à ce niveau, à cette forme de manifestation de puissance hors de portée de l’action et de l’explication de l’esprit humain.

» Nous ne cessons pas d’en revenir sempiternellement à ce constat, sans pour autant apporter quelque élément que ce soit qui puisse ressembler à une explication accessible à la raison, – et pour cause d’ailleurs, puisque nous savons bien que l’énigme est ce qu’elle est à cause de notre incapacité de la percer à jour avec les instruments disponibles dans la réduction au seul esprit tel que nous croyons trop souvent qu’il est. Nous ne cessons pas d’en revenir sempiternellement à ce constat qu’il faut ouvrir notre esprit à l’intuition dans l’attente d’en obtenir quelque lumière ; car cette lumière, nécessairement, éclaire parfois et éclairera encore ce que nous nommons des vérités-de-situation, parcelles d’une Vérité d’au-delà de l’humain qui est seule capable de rendre compte des fondements, des ambitions et des projets d’une telle époque de déchaînement métahistorique, pour enfin ouvrir une porte à ce qui doit suivre, au-delà de la catastrophe. »

Un lecteur, qui est aussi un pratiquant régulier de notre Ouverture Libre, monsieur Marc Gébelin, nous a envoyé un commentaire qui a été placé sur le Forum de l’article aussi bien que sur le Forum général. Je m’en saisis, sans aucun esprit de critique ni de scepticisme à son encontre, simplement parce qu’il me fournit un biais par où développer cette question, notamment par certaines des remarques qu’il fait. Je ne retiens que le premier paragraphe de son message qui peut être lu en entier aux rubriques indiquées :

« En effet que dire d'autre que “la cause de cette grandiose et furieuse époque de désintégration du monde est nécessairement de forme et d’essence suprahumaine” ? Quand on a dit ça on a tout dit et on n’a rien dit car il nous faudrait d'autres “sens” pour voir ce suprahumain à l'œuvre. Et le “verrait”-on, que ferions-nous d'autres que d'écrire et d'alerter pour que tous nous puissions mieux le voir encore ? »

Je me permets, si monsieur Gébelin veut bien accueillir ce commentaire en toute loyauté et hors de toute polémique comme je l’entends moi-même, d’observer que la formule “Quand on a dit ça on a tout dit et on n’a rien dit” peut elle-même se définir comme la formule avec laquelle, typiquement et justement, “on a tout dit et on n’a rien dit”... Et ainsi de suite pourrait-on dire pour poursuivre le jeu du “on dit tout/on dit rien”. C’est un cercle vicieux de l’insignification, dont l’effet quasiment involontaire est de décourager toute réflexion, souvent en suscitant des réflexes de fatalisme, souvent d’amertume, souvent de dérision, parfois de nihilisme.

Selon moi, la sortie de ce cercle vicieux se trouve simplement dans le fait qu’il faut se garder fermement d’y entrer. La phrase citée par monsieur Gébelin, – “la cause de cette grandiose et furieuse époque de désintégration du monde est nécessairement de forme et d’essence suprahumaine”, – ne prétend pas dire quelque chose qui satisfasse ou qui accablasse notre raison mais qui, justement et par définition impérative, y échappe parce qu’elle est faite justement pour y échapper, – et le contexte immédiat l’exprime d’une façon radicale, bien sûr.

(Nous ne cessons pas d’en revenir sempiternellement à ce constat, sans pour autant apporter quelque élément que ce soit qui puisse ressembler à une explication accessible à la raison, – et pour cause d’ailleurs, puisque nous savons bien que l’énigme est ce qu’elle est à cause de notre incapacité de la percer à jour avec les instruments disponibles dans la réduction au seul esprit tel que nous croyons trop souvent qu’il est. »)

Que la Raison (majusculée pour l’occasion) soit frustrée de l’incapacité où elle se trouve de résoudre l’énigme que représentent ces “forces suprahumaines” ne m’importe en rien. Je ne travaille pas présentement pour la Raison, et je dirais même que je m’en moque, – “I don’t care a dime, darling”, comme disait Rhett Butler partant se battre dans les rangs sudistes alors que le Sud s’effondrait, à Scarlett O’Hara qui tentait de le retenir pour l’amour d’elle qu’elle ne méritait manifestement plus. Dans ce cas, l’amour de Scarlett c’est paradoxalement la raison transmutée en un établissement social avec intérêts et paiement en nature, bien que je lui accorde la vertu assez courte d’un vrai sentiment par intermittences ; la volonté de signifier son mépris pour cet amour frelaté et d’aller se battre pour une cause perdue c’est l’entraînement d’une force supérieure où certains pourraient voir la dignité de l’éventuel sacrifice et le sens de l’honneur.

(En rapportant cette réplique de Butler/Gable, choix de ma part volontairement trivial dans tous ses composants [les mots, l’aspect sentimental, Hollywood, etc.], je n’entends nullement juger les personnages, les sentiments, les effets et les contre-effets. Je fixe un instant où quelque chose s’impose à tous, venu d’on ne sait où, inexplicable malgré toutes les explications de la raison, et qui pourtant s’inscrit avec une grâce indicible dans le destin collectif jusqu’à nous conduire à dire : “Il ne pouvait qu’en être ainsi”.)

Je veux dire par là que la question des “forces suprahumaines” n’a rien à voir ni avec nos sens (“voir” et “comprendre“ les “forces suprahumaines“), ni par conséquent avec la compréhension du “sens” de ces “forces suprahumaines” (qui est elle aussi dépendante de nos “sens”). La question est de l’ordre de l’intuition, et l’intuition ne donne que le constat de choses invisibles et insensibles par d’autres voies, et l’on accepte ou l’on rejette ce constat selon ce qu’on a en soi-même de la foi.

(Ce mot de “foi” dégagé de tout exégèse intellectuelle ou théologique, simplement transcription du latin fides qui signifie “confiance” : l’honneur, la dignité et l’humilité salvatrice qui défait l’arrogance de la raison-subvertie font partie de cette “confiance” et permettent de penser avec une audace que la raison-subvertie transformée en prison nous interdit.)

J’en ai longuement parlé dans La Grâce, Tome-II (*), car je pense qu’il s’agit d’un maléfice, – je pèse le mot pour ce qu’il vaut lorsqu’on explore par exemple les profondeurs sombres et brûlantes du Mordor de Tolkien ; un maléfice, dis-je, qui a complètement subverti notre pensée depuis la Renaissance, en subvertissant la raison (la raison-subvertie) par la croyance dont elle (la Raison) s’est dotée comme l’on fait un coup d’État pour prendre le pouvoir, d’être la source de tout dans notre esprit, et par conséquent d’être la clef du Tout, du Monde autant que du Cosmos. Nous avons cessé de penser comme les êtres pensaient jusqu’au Moyen-Âge, qui acceptaient comme par nature de ne pas réduire le domaine de l’esprit à la seule Raison. La question qui est au cœur de cette quête, qui est aussi une enquête, n’est pas celle de la pertinence de l’affirmation de l’existence de Dieu (pour faire court et fort grossier, et hors de propos, mais chacun y pense dans cette sorte de débat parce que c’est si facile), – mais plutôt celle de la pertinence de l’affirmation de l’omnipotence totalitaire de la Raison.

Il y a dans l’“esprit des modernes” depuis cette origine de la Renaissance un interdit qui paralyse la pensée en lui interdisant certaines audaces d’exploration et de supputation. Cela fait qu’on se retrouve dans une époque soudain devenue folle, à n’y rien comprendre jusqu’à risquer soi-même la folie, sinon à céder à l’ultra-raison des complotistes qui trouvent à tout et dans tout l’effet d’une manigance humaine parfaitement dissimulée bien entendu ; sinon à céder au rangement du Système qui est obligé de fabriquer des narrative croulant sous le poids des non-vérités absurdes pour “répondre” à chacune des situations incompréhensibles qui ne cessent de déferler au jour le jour.

Mon explication du surgissement dans notre perception quotidienne de l’incompréhensible, qui reconnaît l’incompréhensible pour quelque chose qui se trouve au-delà de notre compréhension, est plus simple : un saut qualitatif a eu lieu dans l’espace-temps (la date du 9/11, évènement et symbole compris fait l’affaire) qui nous a fait passer directement de l’histoire à la métahistoire, – de cela où les évènements répondaient en apparence à la logique de la Raison humaine, à cela où les évènements sont conduits directement par des “forces suprahumaines” jusqu’alors insensibles et invisibles. Nous sommes dans des temps où il n’est plus nécessaire de “comprendre” et d’“expliquer”, mais où il importe, comme monsieur Gébelin le dit fort justement en parlant du “suprahumain” qui a pris notre destin en main, « d’écrire et d’alerter pour que tous nous puissions mieux le voir encore ».

... Qu’est-ce que c’est qu’“écrire” sinon “alerter” ? L’écrivain est une sentinelle.

 

Note

(*) Voici un des passages-clef de cette question, de la Troisième Partie du Tome-II de La Grâce de l’Histoire :

« Sans nous dévoiler nous-mêmes en aucune façon, dans un sens ou dans l’autre, de notre croyance ou de notre absence ou refus de croyance, pour aller d’un extrême à l’autre, nous voulons avancer ceci d’une façon complètement objective : sans être religieux (Chrétien) de quelque façon que ce soit, ni “pratiquant” d’une foi religieuse, ni ardent illuminé ou même raisonnable croyant de cette méthode de la foi, sans même rien de tout cela, nous voulons qu’on puisse penser, que tel sujet puisse penser, presqu’avec l’état de l’esprit d’un athée s’il le faut et pour nous faire bien entendre jusqu’aux plus sourds à cet égard, avec comme centralité du dispositif l’idée si puissante, si enrichissante, de l’existence de l’Unique, du Principe éternel, de l’Ineffable, – ou bien celle de “l’existence de Dieu”, si vous voulez, pour faire bref selon le langage convenu… Nous préférons cette voie royale de l’intelligence et de l’intuition haute à la fausse liberté et au soupçon policier impliqués par la surveillance vigilante de la sauvegarde de l’hypothèse de Sa non-existence. Nous croyons que l’esprit s’en porte bien mieux, qu’il hume haut, qu’il ne craint pas les cimes, qu’il n’a nul besoin de se contempler dans un miroir pour s’étalonner et mesurer sa propre gloire, et continuellement arguer de sa propre grandeur acquise sans l’aide de quiconque. Nous jugeons que, placée devant les deux hypothèses indémontrables (“Dieu existe”  et “Dieu n’existe pas”), n’importe quelle intelligence, fût-elle celle d’un croyant absolu ou celle d’un incroyant absolu, trouvera devant elle un champ complètement libéré pour évoluer à sa guise et conduire sa tâche terrestre à son terme, exaltée par l’ouverture qui s’offre à elle dans un cas (“Dieu existe”) ; qu’elle se trouvera contrainte, emprisonnée, réduite à une consigne et ainsi accompagnée durant toute son existence, et intelligence décidément fermée jusqu’au terme de son exercice dans l’autre cas (“Dieu n’existe pas”)... Dans un cas l’aventure de la pensée, dans l’autre le chemin balisé réduit au rang d’oignons. »