Chute d’une dynastie et infortune du mensonge

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 1980

Chute d’une dynastie et infortune du mensonge

« My mom told me... » aurait-il pu et du dire pour saluer ses ex-électeurs (« His own mother told him not to run, and on Saturday, Jeb Bush finally caved to her political wisdom, suspending his presidential campaign after another disappointing showing in South Carolina’s primary », – Washington Times, le 21 février). C’est un peu dans la dérision familiale que se termine la piètre campagne de celui qui ne faisait aucun doute pour la finale, dans le cœur de l’establishment (affrontement Bush-Clinton, prévu comme certain jusqu’en avril 2015). L’événement est symboliquement important tant cette campagne devait être, conformément à la narrative du rangement-Système, celle des deux dynasties du moment, les Bush et les Clinton. C’était bien la raison pour laquelle cette élection de 2016 n’avait, dans nos esprits, strictement aucun intérêt, et combien et comment nos esprits furent pris de court ; nos esprits ont, ces temps-ci, moins d’imagination que les événements eux-mêmes.

Jeb Bush, qui était le préféré de son père George HW, qui aurait dû être l’élu bien plus que l’“idiot de la famille”, le GW qui vola son élection en 2000, a montré son extraordinaire capacité de distillation laborieuse de l’ennui dans le discours conforme à la narrative-Système qu’il a effectivement distillée tout au long de sa courte campagne. Lorsqu’on lui demanda quel était son livre préféré, il laissa s’écouler quelques dizaines de secondes avant de trouver habile de confier que c’était le dernier livre qu’il avait lu, une biographie de son père, parce que « I love my dad ». De même en appela-t-il à l’esprit de famille lorsque l’infâme The Donald, l’homme sans tradition-Système ni narrative du même tableau, critiqua vertement et avec la pétulance qui le caractérise la guerre en Irak de son frère GW. Jeb répondit, comme si l’on s’adressait à lui, qu’il était las des attaques contre sa famille. C’est lui qui fut, pendant les divers affrontements télévisés de la pléthore initiale de candidats, le plus méprisant et le plus sarcastique pour “le clown”. Nous sommes donc au temps des clowns et plus du tout dans celui des dynasties, et The Donald l’a emporté en Caroline du Sud avec 33% des voix.

La fin politique de la dynastie Bush est effectivement un événement symbolique puisque, depuis 1980, dans chaque élection nationale où un Bush avait sa place, il montait jusqu’à l’affrontement final et l’emportait (presque) toujours (sauf la surprise de 1992, où GHW Bush, président en place, fut battu par Clinton alors que ce fut sans doute l’élection où le Bush présent méritait le plus la victoire). L’événement est symbolique dans ce sens qu’il est difficile de n’y pas voir le symbole de la situation extrêmement difficile de l’establishment, qui ne parvient même pas à se trouver un candidat assuré pour tenter de barrer une route que Donald Trump balaie avec la grâce d’un bulldozer. Parfois, on a l’impression que la véritable bagarre se déroule entre les prétendants à la deuxième place (Cruz et Rubio surtout), comme si l’essentiel pour eux n’était plus de l’emporter mais d’être adoubé comme challenger-ès-establishment (un comble pour Cruz) de Trump. Cette division des forces face à The Donald s’impose de plus en plus comme le phénomène tactique le plus intéressant de la course des républicains, le phénomène stratégique étant laissé à Trump, avec les résultats qu’on sait. Il s’agit d’un phénomène qu’on retrouve dans d’autres domaines, où existe une sorte de déni sélectif, – on ne s’occupe plus de l’événement principal comme s’il n’existait pas parce qu’il est absolument insupportable et l’on s’occupe du reste comme si seul le reste comptait. (Il serait possible que notre chroniqueur du Journal-dde.crisis s’occupât maintenant ou plus tard de ce phénomène exotique dans une page de son journal qu’il intitulerait « Compartiment-zombie ».)

Bien entendu, tous les espoirs à peine secrets des élites-Système reposent en bonne part sur la vertueuse Clinton, qui l’a emporté bien courtement sur Sanders (autour de 53%-47%) dans le Nevada alors que Sanders se trouvait à 20%-25% il y a un mois dans les sondages. L’événement a été entouré d’un cérémonial commentateur qui a fait de cette performance poussive un quasi-véritable triomphe. Tout cela (victoire poussive transformée en triomphe) est de la routine politicienne, mais c’est peut-être cette routine-là qui dissimule, a contrario si l’on veut, l’un des secrets de cette saison présidentielle si peu ordinaire. Ce serait alors le secret principal qui fait la recette de la course type-bulldozer de The Donald. Certes, cela n’a rien d’absolument surprenant ni d’inattendu, mais il est important comme l'est un fait confirmant une conviction d’en entendre la confirmation in vivo de la part de votants sortant des urnes, interrogés par Byron York (décidément excellent), du Washington Examiner ce 21 février...

« For months, Donald Trump's antagonists in rival campaigns, in the GOP establishment and in the punditocracy have believed the time would come, someday, when Trump would say something so outrageous, so over-the-top, so out there that the scales would finally fall from his supporters’ eyes and the Trump candidacy would collapse. The South Carolina campaign, some believed, would be that time. After all, in the course of a week, Trump had dumped all over popular former President George W. Bush, had said good things about Planned Parenthood, and had gotten into a weird tiff with the pope. Surely now…

» But no. Despite it all, Trump surged to a ten-point victory here in South Carolina Saturday. And talks with Trump voters who came to the Spartanburg Marriott to celebrate suggest that the very statements that drive Trump's critics to distraction actually serve to strengthen his position with his supporters.

» At the Marriott, I asked Trump voters the most basic question: Why did you pick Trump over the other guys?

» “The big reason is honesty,” said Lori Jagla, of Woodward, S.C. “The more I hear everyone else going, ‘Isn’t he going too far?’ the more [I think], ‘No, you just wait, you get into America, and it's not too far. It’s what we're thinking.’”

» “Because he's honest,” said Nicki Cox, of Greer.

» “Doesn't mince words,“ said Angela Griffin, of Spartanburg.

» “I don't even care what his views are, I just care that there’s a better chance that he's going to do what he says than the other guys,” said Robert Daughenbaugh, of Mauldin. “I mean, you know they're all liars. End of story. They're all liars.”

» It’s not that Trump’s supporters agree with everything he has to say. They don't. It's that they see strong statements from Trump as proof of strong conviction on his part, and when he says something that causes his critics to go nuts, they see that as proof that Trump is saying not just something that needs to be said but something that he himself believes. So they view him more strongly than ever as an honest man who tells it like it is... »

Ce petit sondage-trottoir est révélateur : l’avantage irrésistible de Trump est qu’il donne l’impression, à notre sens justifiée si l’on a à l’esprit l’aspect décousu, parfois contradictoire, souvent imprudent selon les normes politiciennes de ce pays corseté par le conformisme-Système, – non pas de dire la Vérité mais de ne mentir en aucun cas. La vertu de The Donald n’est pas de dire la Vérité mais bien de ne pas s’embarrasser de mensonges. Pour le reste (programme, politique, etc.), on verra... En attendant, on peut comprendre, de ce point de vue, l’enthousiasme de Trump pour Poutine, dans lequel lui-même devine un homme d’État qui n’est pas chargé comme une mule bienpensante des vertus-“valeurs”, ou “valeurs”-Système habituelles, mais qui pense net et dit ce qu’il pense, en prenant en compte comme il se peut les intérêts du pays qu’il représente (et éventuellement mais non accessoirement, du pays qu’il aime).

Nous sommes alors, sur le territoire de la psychologie et nullement sur celui de la politique, de l’idéologie, des “valeurs”, toutes ces choses manipulées et confisquées par le système. («“Je me fiche même complètement de ses conceptions, la seule chose qui m’importe est qu’il y a plus de chances qu’il tentera de faire ce qu’il dit que les autres”, dit Robert Daughenbaugh, de Mauldin. “Je veux dire que vous savez qu’ils sont tous des menteurs. Point final. Ils sont tous des menteurs.” ») Ce constat est d’une importance extrême parce qu’il conduit à découvrir l’importance à mesure de cette élection présidentielle US, la première peut-être depuis celle de Roosevelt en 1932 (et peut-être celle de Carter en 1976) qui se déroule d'abord sur le terrain de la psychologie et non sur celui de la politique. Cela ne revient absolument pas à mettre Roosevelt ou Carter et Trump sur le même pied, ni intellectuel, ni du point de vue du caractère, etc. Ce ne sont pas les hommes qui sont comparés ici mais la méthodologie que les événements (la Grande Dépression en 1932 ou l'après-Watergate de 1976, la Grande Crise d’effondrement du Système en 2016) imposent pour caractériser l’élection, et dire que celle de 2016 ressemblerait à celle de 1932 ou à celle de 1976 parce que ce seraient les psychologies, épuisées pareillement même si pour des raisons apparemment différentes, – bien que.., – qui constitueraient le moteur des choix, et non pas les politiques proposée, ni même les personnalités des candidats considérées en tant que tels.

Le vrai est que les psychologies s’épuisent à entendre des mensonges et à agir selon ce qu’elles savent être des mensonges (sans pour cela savoir où est la Vérité, ce qui n’est pas vraiment l’obligation du citoyen qui vote). Le vrai, également est dans ce que, épuisées par les déceptions, les injustices favorisées, les discours creux et absolument vides des menteurs, les catastrophes que produisent leurs politiques, les psychologies restent extrêmement sensibles, – c’est la dernière sensibilité qui leur reste parce qu’elle touche au cœur de leur épuisement, – à la perception du mensonge. Le seul qui ne s’embarrasse pas de mensonges, peut-être paradoxalement par une sorte de vulgarité vertueuse, est le bulldozer The Donald ; le seul qui est capable de dire, sans perdre une seule voix et même en augmentant sa popularité, “eh oui, en 2002 j’étais pour l’invasion de l’Irak parce que je n’étais pas dans la politique et que je suivais le discours officiel, alors qu’aujourd’hui j’ai appris à ce propos, et que je peux vous dire que c’est la plus criminelle bêtise que l’on ait faite, et que, dans le même élan, l’attaque du 11 septembre mériterait bien d’être réexaminée...”

Le mensonge et tout ce qui s’ensuit, jusqu’à la sophistication hébétée des narrative et de l’emprisonnement du déterminisme-narrativiste, n’est pas une chose à laquelle les psychologies s’habituent. Les psychologies sont trompées, elles ne savent pas exactement où se trouve le mensonge ni quelle vérité-de-situation lui opposer, mais elles “sentent” littéralement le poids du mensonge. C’est en cela que l’univers imaginé par Orwell, s’il est prémonitoire dans la structure recherchée par le Système, est peut-être bien, et sans guère de doute de notre point de vue, erroné dans le crédit accordé à cette puissance pour priver ceux qui en sont victimes de toute capacité de réaction ; et c’est moins une question de “vérité-contre-mensonge” que la simple question du poids devenu insupportable du mensonge. La dissimulation sciemment réalisée des vérités-de-situation, par pur conformisme qui force nécessairement au mensonge, est quelque chose qui pèse son poids, que l’on sent exactement comme lorsqu’on supporte une charge trop lourde. Lorsque, dans une situation que l’on sent devenir désespérée et insupportable, l’on entend une voix qui vous libère de ce poids injuste et accablant, c’est simple, l’on accorde tous ses suffrages à cette voix. Inutile d’encenser la voix et celui qu’elle représente, contentez-vous d’acter que la libération du mensonge est l’acte fondamental qui compte...

 

Mis en ligne le 21 février 2016 à 15H26

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