“Prova d'orchestra”: les fous sont au pupitre

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Prova d'orchestra : les fous sont au pupitre


28 juin 2007 — Aucun doute n’est plus possible : les néo-conservateurs sont des fous, donc leur succès aux USA, — et dans nos “élites européennes” par conséquent, — est complètement normal. Le 26 juin, ils ont tenu grand et beau séminaire, dans les murs de l’American Enterprise Institute, qui est la couverture bariolée et acclamée du centre de pensée (think tank) néo-conservateur à Washington. Ils ont examiné le problème du budget de la défense des USA, — signe certain, semble-t-il, qu’il y a “un problème”. (Lequel ? Par exemple, comment ne pas parvenir à remporter une guerre de seconde catégorie avec $650 milliards par an, et même à la perdre de la plus tonitruante des façons?)

La solution au problème de la défense aux USA? Beaucoup, beaucoup plus d’argent. Deux choses émergent de cette réunion.

• Le budget de la défense ne doit plus être un poste “discrétionnaire” (une variable du budget général) mais un poste fixe, structurel. Il faut passer d’une situation où le budget de la défense est déterminé en fonction du budget fédéral en général, avec ses autres postes, à une situation où le budget de la défense, — mais l’expression “budget de guerre” (ou “budget de force”? Voir plus loin) serait alors mieux appropriée, — est d’abord fixé comme la référence générale, le reste étant déterminé par rapport à lui.

• De toutes les façons, on ne dépense pas assez d’argent aujourd’hui, pour la guerre en Irak, comme pour “la guerre” en général qui doit devenir la principale activité du gouvernement. Par exemple, — exemple pris de cette intéressante réunion, — Robert Hormats, néo-conservateur d’adoption et vice-président de Goldman Sachs International, et aussi auteur du livre The Price of Liberty: Paying for America’s Wars, nous explique qu’il faudrait, pour conduire un effort de guerre sérieux, dépenser au moins 10% du PIB US, ce qui nous conduirait très largement au delà du $trillion annuel ($1.000 milliards), — ce qui, avec tous les adjuvants non comptabilisés dans le budget DoD nous amènerait bien au-delà des $1.500 milliards, flirtant avec les $2.000 milliards.

Une correspondante de UPI, Gina Salerno, nous fait rapport de cette intéressante réunion, dans un texte du 27 juin, — dont nous extrayons quelques nombreux grains de sa substantifique moelle.

»The failure of the Bush administration to engage the American public in the war in Iraq may be costing millions of dollars and may ultimately cost the United States the war itself, experts said Tuesday.

»“Wartime financing is not just about raising money for the war, it's about engaging the American public in the war effort. It's about giving them some sense of participation in the war effort,” Robert Hormats, vice chairman of Goldman Sachs International and author of the new book ‘The Price of Liberty: Paying for America's Wars,’ said Tuesday at an American Enterprise Institute conference.

»“The troops are fighting abroad — Americans should be making some sacrifices at home. The great wartime leaders have all recognized this. They never shied away from asking sacrifices of the American people,” he said.

»Hormats said U.S. national defense spending as a whole was far lower today than during any other time of war. He said defense spending during World War II was 35 percent of gross domestic product, or GDP, 10-15 percent during the Korean War and 10 percent during the Vietnam War.

»Hormats cited Presidents Abraham Lincoln, Dwight D. Eisenhower and Woodrow Wilson as successful models for war presidents. He said the current Bush administration should have engaged in a World War I process of “capitalizing patriotism” in order to generate revenue for the war through the sale of government bonds.

»That process was also followed with great success by President Franklin D. Roosevelt during World War II.

»Hormats said that during previous wars, in order to capitalize patriotism, the American public was told, “If your husbands, sons, brother or friends are fighting in the trenches of France you should be fighting in the financial trenches of the United States by buying war bonds.”

»“The problem is, I think, Americans have been led to believe that you can finance national security on the cheap. Americans were led to believe at the outset of the Iraq War that it would be short and cheap and that it would be paid for by oil. Well it's been long, expensive and it's not being paid for by oil,” Hormats said.

»“Americans were never really engaged in this war,” he said. “After 9/11 there was a great opportunity to engage Americans and say, 'Look, we're at war here.' We should have and could have had some request for a response by the American people either to engage them.”

»Hormats said much of the current fiscal crisis from the Iraq War relates to the notion that national defense spending is part of discretionary spending.

»AEI analyst Frederick Kagan told the meeting, “A very large part of the problem we have today stems from the fact that we continue to regard defense spending as discretionary. We continue to regard the wars that we are engaged in as luxuries from which we can withdraw without penalty if we so choose. And we continue to believe that we will be able to choose in the future any wars that we might fight and define their scope and nature in accordance with what we feel like spending on them.”

»“We see ourselves continuing to act freely and to be able to choose freely in a world that will force nothing upon us,” he said.

»“It should be apparent, whatever you think about the war in Iraq, whatever you think about the war in Afghanistan, whatever you think about the war on terror and all the complexities involved in that, it should be apparent that there are enough threats out there that are challenging American interests one way or another that we cannot be confident that we will be able to control entirely our participation in world affairs in the future,” Kagan said.»

La “capitalisation du patriotisme” et la peur comme raison d’être

On ne peut dire que ces vaticinations extraordinaires contredisent vraiment l’état d’esprit qu’on mesure actuellement chez les divers candidats pour 2008. Tout cela va dans le même sens. L’expérience irakienne et le reste n’ont pas fait envisager une seconde à l’élite washingtonienne qu’il s’agit de l’échec de cette politique d’agression belliciste et déstructurante mais, exactement au contraire, que cette politique ne donne pas encore les résultats fermement exigés parce qu’elle n’a pas été poussée assez loin, parce qu’elle est restée conjoncturelle alors qu’elle devrait être structurelle.

L’intérêt du colloque de l’AEI est d’accueillir un représentant du capitalisme le plus pur, — Goldman Sachs, dans le genre capitaliste efficace qui pense soudain ses actes en théories conceptuelles, — pour l’entendre dire que l’erreur fut de ne pas “capitaliser le patriotisme”. (Et non pas “capitaliser sur le patriotisme”, qui serait de profiter du patriotisme pour susciter encore plus de patriotisme.) Dans ce cas de l’expression “capitaliser le patriotisme”, il s’agit de faire du patriotisme un objet, une chose du capitalisme, quelque chose qui produira des bénéfices, — sous forme d’une structure fédérale de guerre permanente, — si il est justement “géré” selon les règles investisseuses du capitalisme. Le sentiment collectif éventuellement structurant et créateur qu’est le patriotisme, expression d’une communauté historique, est réduit en un mot, en une expression, à un objet susceptible de produire des bénéfices ; cas poussé à l’extrême de l’aspect profondément maléfique par sa constante poussée réductionniste du capitalisme.

Bien entendu, l’idée est toujours d’atteindre à une mythique mobilisation des citoyens américanistes, conçue ici par monsieur Hormats comme autant d’actions d’une vaste entreprise baptisée “patriotisme capitalisé”. L’idée est d’inclure le citoyen dans la folie de ses dirigeants, de le fourrer dans l’idéologie qui les enivre. La chose n’est d’ailleurs pas nouvelle et il existe une sorte d’idée étrangement démocratique que la “participation” volontairement mobilisée de tous les citoyens à un effort de guerre sanctifie cette guerre ; McNamara lui-même, malgré ses diverses repentances, a soutenu la thèse que l’échec du Vietnam a sa source dans l’échec initial d’y impliquer toute la population US, comme il fut fait en 1941-45 pour la “Grande Guerre patriotique” Made In USA. On comprend que l’idée du “patriotisme capitalisé” est aussi une recherche de la sanctification de la folie des dirigeants par l’appel démocratique ; une sorte de thérapie de l’establishment à rebours, où la guérison serait la proclamation que la folie est normalité démocratique. La démocratie mène à tout.

On s’aperçoit dans cette sorte de rencontre combien la doctrine extrémiste et d’essence trotskiste dans le sens de la “révolution permanente” absolument déstructurante du néo-conservatisme rencontre, aussi absolument, l’esprit extrémiste auquel conduit le capitalisme. Il s’agit d’une croyance sans faillir, quasiment religieuse sinon magique, à ce que Giuglielmo Ferrero nommait en 1939, dans son livre Reconstruction, Talleyrand à Vienne, 1814-1815, «la physique de la force». Cette notion est caractéristique des régimes paranoïaques absolument possédés par la peur ; elle nourrit effectivement une croyance de transe hystérique dans la force comme seul moyen de régir les relations entre les hommes (et, accessoirement, entre les nations), et de vaincre la peur obsessionnelle. («…it should be apparent that there are enough threats out there that are challenging American interests one way or another that we cannot be confident that we will be able to control entirely our participation in world affairs in the future», dit le lettré Kagan : toujours une raison d’avoir peur…) Cet esprit de peur omniprésente est consubstantiel à l’américanisme, aujourd’hui bien sûr plus que jamais. C’est la raison pour laquelle les néo-conservateurs sont à la fois l’avant-garde et les “idiots utiles” de l’américanisme, bien plus que ses manipulateurs.

(Dans son livre de 1939, Ferrero, faisant l’analyse admirative de ce qu’il nomme “l’esprit constructif” chez Talleyrand, le définit comme absolument opposé à l’usage de la force grâce à l’“autoréglementation politique”. A contrario, il définit implicitement cette fascination de la force qui marqua cette période de 1789-1792 à 1815, en jugeant cette “autoréglementation politique” «…la plus nécessaire et la plus difficile parmi toutes les tâches de l’esprit constructif. La plus nécessaire parce que sans elle les hommes sont condamnés à une éternelle et affreuse barbarie ; la plus difficile, parce qu’elle n’est possible que si l’Etat est dirigé par une élite qui a réussi à distinguer la physique et la métaphysique de la force, à voir au-delà des effets immédiats et visibles de la force ses réactions invisibles et profondes, à découvrir la plus simple et la plus difficile des vérités : que la force sert l’homme dans la mesure où elle sait se limiter ; qu’en s’intensifiant elle se suicide ; que les abus de la force épouvantent celui qui les commet encore plus que celui qui les subit. […] Les pouvoirs dominés par la peur ne sont plus capables d’autoréglementation même à un degré infime parce qu’ils ne sont plus capables de se dédoubler dans la vision des effets plus lointains de l’emploi de la force ; ils identifient leur salut avec le succès immédiat, comme s’il était toute la réalité, présente et future, même quand il est assuré par les abus les plus dangereux et précaires de la force.» La différence entre cette période et la nôtre est qu’il n’est même plus question de “succès immédiat”, — de Valmy à Austerlitz et à Iéna, — qu’il y a transformation de la réalité, ou virtualisme, pour y faire croire ou y faire rêver, et qu’il ne reste plus effectivement que l’enchaînement cadenassé entre le gouvernement de la peur et l’usage de la force.)

Les néo-conservateurs représentant l’establishment américaniste dans une sorte de folie extrême qui ne fait qu’exprimer en l’exacerbant la psychologie générale de cet establishment, en proposent ainsi une structuration. Il s’agit de structurer le système en un mécanisme (budgétaire ici) qui n’autorise qu’une seule tendance : la guerre comme forme exclusive des relations entre les hommes. Les imbéciles bombardés penseurs du système comme Kagan nous expliquent bien cela, dans une dialectique d’une séduisante brutalité, qui rappelle les best-sellers de Tom Clancy et renvoie à la fascination des collectionneurs d’insignes et d’uniformes militaires (pas seulement nazis, du reste).

Notre humble et ardente prière est que les néo-conservateurs continuent à tenir le haut du pavé de la “pensée” du domaine, qu’ils continuent leur travail de termites bornées et mortifères. Ils sont irremplaçables dans leur travail d’exposer en pleine lumière l’absurdité nihiliste du système américaniste avec ses adjuvants européens et autres, archétype du gouvernement de la peur, impuissant à concevoir autre chose que la “physique de la force”, d’imaginer qu’il puisse exister, au-dessus, une “métaphysique de la force”. Nous comprenons la fascination qu’exercent ces pensées brutales et sommaires sur l’intelligence complexe et totalement nihiliste des intellectuels européens. Cet ensemble d’impuissances intellectuelles paradoxales (littéralement : privées de cojones) nous permet bien plus aisément de découvrir notre position au bord de l’abîme. C‘est infiniment préférable à l’illusion où nous vivions calfeutrés depuis un grand nombre de décennies.