Techniques et doigté de la propagandastaffel JSF

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Le Salon du Bourget est actuellement le dernier endroit où l’on cause du JSF, et le premier en volume sonore. En alignant deux articles, dont aucun n’est défavorable au JSF, on peut observer les procédés technico-linguistiques, la méthodologie, les habiletés et les maladresses, les finesses et les lourdeurs de l’équipe de propagandastaffel commise à l’entretien, voire à la survie du mythe-JSF qui prend eaux de toutes parts. On peut s’en faire une excellente, voire une fascinante idée à la lecture d’un article du 14 juin 2009 (à Fort-Worth, dans la province texane reculée), qui est situé à peu près dans le temps présent, et d’un article du 17 juin 2009 (à Washington-Le Bourget, là où tout se passe) qui est situé à peu près en 2001 sans qu’un seul neurone d’“expert” ne tressaille.

• Le premier article vient donc d’une source assez anodine, qui a l’avantage d’être provinciale-US, qui est peu lue par les grands esprits, décideurs et “experts” du domaine qui nous récite le catéchisme. Il est du Fort-Worth Telegram, ce 14 juin 2009, encore fort loin (géographiquement et auditivement) du Bourget. Il est favorable à Lockheed Martin, mais sur un mode défensif, détaillant la myriade de problèmes du JSF, sa perte vertigineuse de crédit, la difficulté où Lockheed Martin se trouve de devoir convaincre tout le monde que le JSF est une chose sérieuse. C’est un article favorable à Lockheed Martin mais qui est situé dans le temps présent.

«[At the Paris Air Show, t]he challenge for Lockheed officials will be convincing skeptical politicians and journalists, some of them being wooed by F-35 competitors, that substantial progress is being made. […] [the F-35 is] the target of speculation in the media and among politicians and aviation experts the world over. Facts, rumors and innuendo fill aviation media and blogs, leaving government officials in countries that are considering buying planes trying to sort out what’s real and what isn’t.

«Dan Crowley, Lockheed executive vice president, said there’s no question that the F-35 is on track. “The program has made huge progress in the last year and will gain altitude and speed over the next 12 months,” said Crowley, who oversees development and production of the jet. Civilian and military leaders from the U.S. and the eight partner nations gave the program “strong support” at a major program review last month, Crowley said.»

Il apparaît clairement que Lockheed Martin considère le GAO (la cour des comptes US) comme son principal adversaire («… the agency’s persistent skepticism in its reports [on the F-35] to Congress is a source of constant irritation to Lockheed officials»). Cela conduit LM, dans le chef de Dan Cowley, à finalement reconnaître in fine les conditions qui font effectivement du JSF un programme affreusement risqué, pour affirmer aussitôt que le risque affreux sera maîtrisé (que peut-il d’autre, au salaire où il est rétribué?), tout en reconnaissant qu’il ne l’a jamais été jusqu’ici: «“Only about 20 percent of the verification process is based on flight testing,” Crowley said. “I’m optimistic that, unlike the GAO and others who predict big discoveries, we won’t be finding out about major issues” as flight testing picks up. “F-35 is succeeding,” Crowley said, “where other attempts [to develop] joint and complex development programs have failed.”»

• L’article de Bloomberg.News du 17 juin 2009 a une tonalité tout à fait différente, qui revient à la “philosophie” virtualiste du départ du programme, très active jusqu’en 2001-2002, – cela, tout en respectant les normes du métier qui est de concéder qu’il existe d’autres avions en compétition que le JSF. (Cela dit, pas un seul mot sur le Rafale français, qui devrait être le principal concurrent du JSF, qui a complètement disparu du radar anglo-saxon d’évaluation du marché des avions de combat. Phénomène intéressant qui mérite une étude à part, sur laquelle nous nous pencherons.)

Les quatre premiers paragraphes établissent cette “philosophie” type-propagandastaffel de tout l’article, qui établit une autre règle que l’article précédent. La réflexion se situe dans un cadre ainsi défini, qui va être développé dans la suite de l'article: le JSF est destiné à être le seul avion de combat du siècle, – voyons qui pourrait prétendre contester cet axiome de droit divin… Les difficultés du JSF, autant de coût que de développement, sans nombre depuis 2001, ne sont pas évoquées comme des choses déjà accomplies et fort préoccupantes, mais comme des problèmes éventuels à venir, qui sont assez difficiles à résoudre en principe mais seraient sans aucun doute résolus, s'ils surgissaient, dans les années qui viennent; pas un mot des 4-5 années de retard, des augmentations successives de coût qui en font le programme le plus dangereusement menacé du Pentagone aujourd’hui, ni des hésitations grandissantes des partenaires (la mention du choix du JSF en novembre 2008 par la Norvège comme une grande victoire n’est en rien assortie de la précision que le contrat sera signé en 2014, ce qui laisse la place à bien des surprises; rien sur la Hollande, sur Israël, etc.); la discussion sur le prix de l’avion est du type hallucinatoire pour qui connaît le feuilleton de la chose, et l’on discute pour savoir s’il coûtera $40 millions, peut-être une pincée en plus, etc. Une vision marxiste, tendance Groucho, avec prix fixe quoi qu’il arrive, aussi solide que l'emprunt russe… L’extrait se termine par la foudroyante formule, résumant la “philosophie” de l’article, de l’“expert” Richard Aboulafia; sa pensée semble avoir la vertu de la plus extrême stabilité, de se jouer du temps qui passe et des événements qui le parsèment; à comparer avec ce que nous rappelions il y a 4 ans à son propos, le 11 juin 2005: «Il y a cinq ans six mois et onze jours, dans le numéro d’Aviation Week & Space Technology du 1er janvier 2000, Richard Aboulafia, du Teal Group, observait: “Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire.[...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu'un programme d'avion de combat.”»

Voici les premiers paragraphes de l’article de Bloomber.News:

«Lockheed Martin Corp., the world’s largest defense company, is poised to broaden international sales of its new F-35 fighter jet, potentially squeezing smaller competitors including Boeing Co. and Saab AB out of that market.

»“There may be fewer primes,” Dan Crowley, Lockheed’s F-35 program manager, said in an interview in Paris yesterday. “Just as we’ve seen fewer shipyards and fewer satellite facilities in the U.S. over time, that is a trend you cannot hold back.”

»Competition in the fighter jet industry will be preserved in the suppliers that are common to the prime manufacturers, Crowley said. More than 70 percent of work on the F-35 is done by lower level suppliers, many of which previously supported Boeing, he said. Rival warplanes already produced will stay in service, providing their makers with maintenance work for decades, even if new jets aren’t ordered, and the F-35 will have to be interoperable with those planes, he said.

»“It’s entirely possible that by 2020 there will be only one surviving western fighter plane,” Richard Aboulafia, an analyst with aviation consultants Teal Group, said in an interview. “The F-35 is designed to do what F-16 almost did: drive competing manufacturers out of the market.”»

Nous disons notre fascination pour cet exercice de comparaison des deux articles, parce qu’on peut ainsi voir la différence entre la bataille de LM avec la réalité très actuelle de la crise du JSF d’une part, et la manipulation grandiose du mythe-JSF reconstitué de l’année 2001, quand l’avenir était fabriqué aux couleurs du mythe et rien que cela. Il y a une obscénité extrêmement professionnelle et très ripolinée dans la façon de manipuler les réalités selon les interlocuteurs et les publics, et selon les circonstances. L’automatisme des pensées conformes, notamment ceux des “experts” américanistes et satellites, avec une pincée d’“experts” financiers qui prévoient tout si justement y compris les grandes crises financières, est comme une mécanique merveilleusement huilée, qui glisse, qui est lisse, qui ne tâche pas et ne laisse pas de traces.

Il faut donc rengainer nos fureurs et ronchonnements divers, et convenir qu’ils sont plutôt du genre distrayant, tous ces petits marquis tendance-Groucho de notre XXIème siècle finissant avant d’avoir commencé, commentateurs de la postmodernité qui marche si bien. On dirait qu’ils sont nés avec le don du mensonge bien habillé, d’une façon virtualiste déjà part d’eux-mêmes, avec la force de la pensée audacieuse fonçant en toute liberté sur des rails fermement tracées à l’avance, cela comme méthode de la vertu de la liberté de pensée. La chose est si évidente qu’ils peuvent devenir des objets passionnants d’étude de la psychologie humaine, sur sa tendance à la servilité volontaire de la pensée, sur sa recherche du confort intellectuel de la pensée conformiste partagée et mille fois confirmée par le mensonge unanime que rythme le système.

Le cas du JSF est un cas formidable à cet égard parce qu’apparemment apolitique et non-idéologique, alors qu’il l’est au contraire complètement, politique et idéologique; par conséquent un cas où s’exercent avec une puissance déchaînée toutes les techniques de virtualisation qu’on croirait apolitique et non-idéologique dans ce cas (simplement marketing et relations publiques), et donc inclinés à n’en pas trop juger à cause de cela, alors qu’elles sont évidemment complètement politiques et idéologiques selon la logique de ce qui précède.


Mis en ligne le 17 juin 2009 à 13H55