Le JSF, ou l’“histoire à reculons”

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Le JSF, ou l’“histoire à reculons”

28 mai 2009 – L’Histoire (la grande) ayant remplacé l’histoire, nous vivons aujourd’hui des événements qui, littéralement, “marchent sur la tête”, – ou nous proposent la nouvelle vision d’une “histoire à reculons”, c’est selon (rimes assurées). Ainsi de l’évolution de trois pays “nordiques” vis-à-vis du programme JSF. (Qu’on nous passe cette petite sollicitation géographique, ou coquetterie historique, de placer la Hollande dans un ensemble nordique. L’esprit de la chose y autorise.) La “marche sur la tête”, ou “histoire à reculons” s’évalue par rapport au bloc que formèrent ces trois pays pour l’achat du F-16 en 1974-1975, – avec un quatrième mousquetaire présent à l’époque pour le F-16, qui s’est avéré entretemps ne plus l’être pour le JSF, – la Belgique en l’occurrence.

Bill Sweetman notamment, le 27 mai 2009 sur son “blog” dépendant du site d’Aviation Week & Space Technology, signale les dernières nouvelles provenant précisément du Danemark et de Norvège. Cela vient après les péripéties de la fin avril que nous avons connues en Hollande, avec comme décision finale le renvoi de la décision concernant une commande (éventuelle) du JSF à 2012.

• 2012, c’est la nouvelle date que se fixe désormais le Danemark pour se prononcer sur le choix d’un nouveau chasseur, qui serait à choisir entre le JSF (alias F-35), le SAAB Gripen JAS39 nouvelle génération (NG) et le Boeing F/A-18E/F Hornet.

«Denmark's defense minister Soren Gade told parliamentary auditors last week that the country would not sign a contract for a new fighter until 2012, and then only at a fixed price, according to national news agency Ritzau. Denmark is still looking at the Gripen NG and the Boeing Super Hornet as well as the JSF.»

• En Norvège, la situation est notablement confuse. D’abord, il y a eu la décision du choix du JSF en novembre 2008. Puis, fin mars, le gouvernement a déclaré que cette décision ne signifiait pas une commande, que celle-ci ne serait effectivement passée qu’en 2011-2012, après que des conditions contractantes précises (notamment le prix de l’appareil) auraient été fixées. Désormais, c’est la décision du choix du JSF qui est mise en question par un des partis de la majorité. Il est assez probable que le Parlement norvégien va suivre la même attitude que le Parlement hollandais, c’est-à-dire ouvrir une campagne d’information directe qui n’écartera pas le concurrent éliminé par le gouvernement, le Gripen NG suédois; cela signifierait des visites chez les constructeurs, des informations de source indépendante, etc. La tournure actuelle, au regard des difficultés du programme et des extraordinaires imprécisions qui le caractérisent, pourrait fort probablement conduire à une remise en cause de tous les aspects de la décision de novembre 2008, au premier chef le choix du F-35. La logique devrait conduire aussi à un report du choix et de la commande autour de 2012.

«Meanwhile, in Norway, the right-wing Progress Party is now criticizing its “red-green” coalition rivals for the November decision, saying that it was no more than a rubber stamp for a decision that had already been taken. “The government fooled the Swedes and the Norwegian people into believing that this was a real compétition”, party founder Carl Hagen has said.

»In upcoming hearings, the Progress Party faction hopes to send the JSF decision back to the government, calling for a “much better and more thoroughly worked out and more responsible décision”. The party may hope to form an alliance with the socialist SV party, which also favored a non-US solution but was steamrollered by its center-left coalition partners in November.

• Sweetman remarque fort justement que le choix du JSF, ici ou là, n’est pas (encore?) abandonnée, mais qu’il est mis en question, et que cela apparaît déjà in fine comme une “défaite” de l’avion US. C'est effectivement le sens d’un revers significatif qui apparaît dans l’évolution d’une situation perçue comme totalement victorieuse et bouclée au départ, et désormais soumise à des aléas de concurrence et de décisions politiques ouvertes à la contestation.

«None of this means that the nations are likely to buy Gripens or Hornets any time soon, and the JSF remains the leading contender as long as it lives up to its promises. However, it should be remembered that none of these countries was even considered in play for potential rivals until 2007, and that all three were key targets for Lockheed Martin's proposed multi-year, fixed-price procurement plan.»

• En fait, depuis 2002, il est acquis dans le monde conformiste du commentaire aérospatial, anglo-saxonisant, otanien et américanisé, que le JSF est le seul avion de combat possible pour les 50-75 ans à venir, que son “choix” n’en est pas un mais plutôt une évidence, que le débat est clos, point final… Le constat qu’on fait aujourd’hui est qu’il n’est pas clos du tout, mais qu’il est en train, non pas de se rouvrir mais de s’ouvrir véritablement puisqu’il n’y en eut pas auparavant. C’est évidemment une “défaite” majeure pour JOP-LM (JSF Program Office du Pentagone et Lockheed Martin). Cette affaire et son évolution devraient être incluse dans la logique de la G4G (Guerre de la 4ème Génération) selon la définition la plus large que nous développons à son propos. La G4G déborde très largement la situation de “guerre” elle-même pour toucher tous les domaines où s’affrontent forces déstructurantes et forces structurantes; dans ce cas, le programme JSF est une “force déstructurante”, ne serait-ce que dans la mesure où, initialement, son but est la destruction de l’industrie aérospatiale européenne. (Dès 2000, Richard Aboulafia, du Teal Group, écrivait : «Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu'un programme d'avion de combat.») Selon la nomenclature de la G4G, des termes comme “victoire” et “défaite“ changent de sens; dans le cas qui nous occupe, le passage d’une situation de “victoire acquise” avant quelque combat que ce soit à une situation de “victoire contestée” qui précède éventuellement un combat où l’issue n’est plus du tout acquise doit être décrit par le constat d’une “défaite”.

• Faisons une hypothèse qui nous permet de conforter cette idée de “l’histoire à reculons”. Au vu de l’enchaînement des évolutions dans les trois pays, si les choses continuent à se dégrader pour le JSF, et l’on voit mal ce qui pourrait inverser ce courant, les trois pays devraient être amenés à se rapprocher, selon une logique à la fois ancienne et tentante. On pourrait les retrouver formant un bloc, ou un “consortium”, que nous qualifierions de “nordique” selon la méthodologie OTAN, devenant une sorte de bloc contestataire du JSF. Quoi qu’il en soit de leurs décisions finales de commandes d’avions de combat, ces trois pays font partie du programme JSF dans sa phase développement, et leur regroupement pourrait répondre à cette position commune. Ils pourraient déterminer une date commune de choix (2012) et se grouper pour exiger de JPO-LM des précisions et des garanties avant de décider, chacun pour son compte, de commandes.

• Ce qui nous ramène à ceci: un peu d’histoire…

Une pandémie déstructurante nommée JSF

En 1973-74, quatre pays de l’OTAN qui avaient des besoins de rééquipement en avions de combat jugèrent judicieux de se regrouper en un consortium, décidant de passer une commande commune pour un avion qu’il choisirait en commun, de 352 exemplaires. (Il s’agissait, en remontant vers le Nord, de la Belgique, de la Hollande, du Danemark et de la Norvège. Regroupés, ces quatre petits pays jugèrent qu’ils pèseraient d’un bien plus grand poids auprès des vendeurs qu’en ordre dispersé.) Le consortium formé, les concurrents se présentèrent à lui: le Dassault Mirage F1-M53, ou F1-E français, le SAAB J37 suédois, les General Dynamics YF-16 (futur Lockheed Martin F-16) et Northrop YF-17 (futur Boeing F-18) américains. Le F-16 l’emporta et son choix fut annoncé en juin 1975 au Salon du Bourget.

La suite confirma largement l’efficacité de la formule. Les quatre pays furent très rapidement équipés (la Belgique et la Hollande reçurent leur premier F-16 en même temps que l’USAF, en 1979) et traités d’une façon très satisfaisante par la partie US. Nous parlons moins ici de l’aspect financier, où les USA (General Dynamics) trouvèrent plus d’avantages que leurs partenaires sans que ces derniers en soient informés, que de la coopération entre les establishment militaires. Un “esprit de club” se forma au sein de cette structure, évidemment entièrement otanisée et américanisée, qui établit une véritable psychologie propre à ces milieux. On peut considérer que cette opération F-16 constitua une américanisation des psychologies à un degré très supérieur à ce qui avait précédé depuis la création de l’OTAN, bien que les matériels fussent déjà américains pour la plupart de ces pays (le F-16 remplaçait des F-104 et des F-5 US dans ces quatre pays, mais aussi des Mirage 5 en Belgique). Ce phénomène, qui s’accompagna évidemment des aménagements habituels de corruption indirecte (postes à l’OTAN, déplacements constants et luxueux, reclassements dans l’industrie, etc.) pesa très lourd dans l’entrée dans le programme JSF, où les militaires jouèrent un rôle déterminant. Cela fut le cas notamment pour la Hollande et la Norvège, où le choix initial d’entrer dans le programme JSF (en 2002) fut complètement le fait de militaires qui ne pouvaient imaginer qu’un choix US, avec des cas personnels remarquables. Les cas hollandais et norvégiens sont à cet égard des exemples de l’action décidée d’un très petit noyau (en général, les services chargés du remplacement du F-16 au sein des forces aériennes) imposant d’une façon quasiment totalitaire ce choix aux directions politiques; pour la suite, en théorie, il suffit d’un homme bien placé (le secrétaire d’Etat à la défense hollandais Jack de Vries, considéré comme une sorte de lobbyist de Lockheed Martin) pour surveiller la suite du processus “dans le pipe-line”.

L’opération JSF, dans sa phase de capture initiale de marchés européens, s’appuya fortement sur l’“esprit de club” de l’opération F-16. La coopération JSF initiale était présentée comme une nouvelle version de la coopération F-16, créant ainsi une atmosphère de continuité et faisant du choix du JSF une fatalité de bon aloi, une évidence de nature. Cette “tactique” presque instinctive du côté US se retrouve dans la nostalgie de l’absence de la Belgique, au point où l’on annonce régulièrement, dans un de ces actes habituels de complète fabrication de l’information par Lockheed Martin relayés par la presse officielle, que la Belgique serait finalement intéressée.

On peut ainsi goûter l’ironie de la situation de voir s’esquisser des conditions où le “club F-16” prolongé JSF pourrait se reformer dans un sens inverse, où les principaux contestataires du programme, venus effectivement du “club F-16”, sont les trois pays qui firent partie de la structure initiale de coopération du JSF. La même caractéristique déstructurante du programme JSF, signalée plus haut au niveau de la stratégie, se retrouve ici au niveau des liens transatlantiques, voire des psychologies elles-mêmes, mais dans un sens complètement inverse, absolument autodestructeur, de celui qui exista au départ. Il s’agit effectivement d’un caractère notable du programme JSF, qui en fait bien plus qu’un programme d’avion de combat, bien plus même qu’une stratégie industrielle, qui s’avère être un véritable poison qui attaque ceux qui l’on enfanté.

Le programme JSF est absolument pénétré en même temps qu’exemplaire des caractères déstructurants puis autodestructeurs de la politique américaniste, telle qu’elle s’est révélée au grand jour depuis le 11 septembre 2001 (telle qu’elle existait auparavant, de façon plus discrète). Il s’agit d’une efficacité générale exceptionnelle mais dont l’effet et l’orientation deviennent vite incontrôlables et se transforment en une efficacité auto-déstructurante et auto-destructrice. Le programme JSF agit comme une pandémie déstructurante, affectant aussi bien les pays alliés embrigadés dès le départ dans le programme, que l’USAF elle-même, qui a son destin lié au JSF alors qu’elle s’enfonce dans une crise profonde, que le Pentagone lui-même dont il est le principal programme et la principale crise à la fois. Peut-être son destin fera-t-il un jour le bonheur de ses concurrents qui n’eurent même pas droit à la parole à l’origine, qui sont pour la plupart issus de cette industrie aérospatiale européenne que le JSF avait pour mission de détruire.