Sous le regard de l’anthropocène

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Sous le regard de l’anthropocène

5 avril 2011 — Les choses se poursuivent à des rythmes différents ou à leurs rythmes, notamment en Libye et dans l’archipel nippon. Le temps crisique prend son temps et ne lâche pas prise, et la crise devient ainsi notre cadre de vie “as usual”. Il nous reste encore quelques hésitations à classer toutes ces choses dans la même catégorie, à mettre Fukushima dans le même domaine que la “crise bouffe” libyenne, essentiellement en fonction de son origine “naturelle” (tremblement de terre + tsunami). Nous allons nous employer à les dissiper en accomplissant un chemin inattendu, exactement inverse à celui qui fut parcouru lorsque, le 15 février 2011, nous constatâmes que nous étions passés “d’une crise l’autre”, – de la crise de la catastrophe “naturelle” (tremblement de terre + tsunami) à la crise nucléaire de Fukushima.

…Mais en fait de “chemin inverse”, parlons plutôt de réconcilier ces deux crises que nous avions séparées, devant l’évidence de la perception des choses. Pour cela, il suffit de mettre en cause le qualificatif “naturelle” accolé à la première catastrophe. C’est ce que fait l’environnementaliste Bill McKibben, lorsqu’il place la catastrophe “tremblement de terre + tsunami” dans le contexte interprétatif de l’ère géologique de l’anthropocène. L’hypothèse, ou l’hypothèque de l’ère anthropocène a pris une récente actualité, avec son affirmation officielle dans les enceintes les plus renommées.

…Ainsi écrivions-nous, le 30 juin 2008 : «“Nous sommes entrés dans une nouvelle époque”, écrit Mike Davis, dans un article que publie TomDispatch.com le 26 juin 2008.

»“This February, while cranes were hoisting cladding to the 141st floor of the Burj Dubai tower (which will soon be twice the height of the Empire State Building), the Stratigraphy Commission of the Geological Society of London was adding the newest and highest story to the geological column.” […]

»“To the question ‘Are we now living in the Anthropocene?’ the 21 members of the Commission unanimously answer ‘yes.’ They adduce robust evidence that the Holocene epoch – the interglacial span of unusually stable climate that has allowed the rapid evolution of agriculture and urban civilization – has ended and that the Earth has entered ‘a stratigraphic interval without close parallel in the last several million years.’”»

C’est donc cet argument de l’anthropocène qu’utilise Bill McKibben pour donner une appréciation générale de la signification des désastres “naturels” très nombreux que nous subissons, et, notamment, du plus récent désastre que fut l’ensemble “tremblement de terre + tsunami” du Japon. (Bill McKibben, dans The Independent du 2 avril 2011.)

«At least since Noah, and likely long before, we've stared in horror at catastrophe and tried to suss out deeper meaning – it was but weeks ago that the Tokyo governor, Shintaro Ishihara, declared that the earthquake/tsunami/ reactor tripleheader was “divine punishment” for excess consumerism. This line of reasoning usually fails to persuade these days (why are Las Vegas and Dubai unscathed by anything except the housing meltdown?) but it's persistent. We need some explanation for why our stable world is suddenly cracked in half or under water. Still, over time we've become less superstitious, since science can explain these cataclysms. Angry gods or plate tectonics? We're definitely moving towards natural explanation of crises.

»Which is odd, because the physical world is moving in the other direction.

»The Holocene – the 10,000 years through which we have just come – was by all accounts a period of calm and stability on Earth. Temperatures and sea levels were relatively stable. Hence it was an excellent time to build a civilisation, especially the modern kind that comes with lots of stuff: roads, buildings, container ports, nuclear reactors. Yes, we had disasters throughout those millennia, some of them (Krakatoa, say) simply enormous. Hurricanes blew, earthquakes rocked. But they were, by definition, rare, taking us by surprise – freaks, outliers, traumas that persisted in our collective history precisely because they were so unusual.

»We're now moving into a new geological epoch, one scientists are calling the Anthropocene – a world remade by man, most obvious in his emissions of carbon dioxide. That CO2 traps heat near the planet that would otherwise have radiated back to space – there is, simply, more energy in our atmosphere than there used to be. And that energy expresses itself in many ways: ice melts, water heats, clouds gather. 2010 was the warmest year on record, and according to insurers – the people we task with totting up disasters – it demonstrated the unprecedented mayhem this new heat causes. Global warming was “the only plausible explanation”, the giant reinsurer Munich Re explained in December, of 2010's catastrophes, the drought, heatwave and fires across Russia, and the mega-floods in Pakistan, Australia, Brazil and elsewhere were at least plausibly connected to the general heating. They were, that is to say, not precisely “natural disasters”, but something more complex; the human thumb was on the scale.

»We still have plenty of purely natural disasters – though scientists can posit reasons climate change might make the world more seismically active, tectonic and volcanic forces seem beyond our reach; the great wave that broke over Sendai really did come out of the blue. But even in Japan, of course, the disaster was not entirely “natural”. The subsequent fallout was… fallout, the invisible plume streaming from one of our highest-tech marvels, a complex reduced in minutes into something almost elemental, a kind of utility-owned volcano.

»In a sense Ishihara was correct when he decried “selfish greed”. It is consumerism that has flooded the atmosphere with CO2: the constant getting and spending, where $1 spent liberates roughly 1lb of carbon. We are remaking the world, and quickly; we are stumbling into a new way of thinking about disaster, where neither God nor nature, but man is to blame. […]

»Not every natural disaster is unnatural now, and we may be able to fool ourselves a little longer. But these days it's the climate deniers who act like the pious of yore, unable to accept the truth. I was surprised, and impressed, to read a poll of Americans taken recently. By healthy majorities, this most religious of western citizenries said natural disasters were more likely to be a sign of climate change than of God's displeasure.»

Certes, nous sommes d’autant plus sensible à cette appréciation, à cette sollicitation faite de la notion d’anthropocène et de ce qu’elle implique pour l’interprétation des catastrophes naturelles, que ce concept est introduit à une place essentielle dans la thèse de La grâce de l’Histoire. En effet, la datation de l’anthropocène par les deux savants qui ont proposé ce nouveau classement (le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer dans les années 1990) commence à la jointure du XVIIIème et du XIXème siècle, avec l’introduction de l’une des trois “révolutions” de cette période, la révolution du choix de la thermodynamique, ou choix du feu, – selon le titre du livre d’Alain Gras (les deux autres “révolutions” sont la révolution américaniste et la Révolution Française). Dans notre thèse, l’idée de l’anthropocène est fondamentale parce qu’elle substantifie l’implication de l’humain, sapiens et sa raison humaine, dans le déchaînement de la matière qui marque le démarrage et l’inspiration catastrophique de la nouvelle “deuxième civilisation occidentale”, ou “contre-civilisation occidentale”. C’est dire notre sensibilité à l’idée d’assimilation et d’intégration des événements “naturels” avec le déchaînement de puissance mécaniste et technologiste qui marque la civilisation à partir des années 1780-1820, parce que ce déchaînement de puissance a un effet de plus en plus fondamental, de plus en plus direct sur l’équilibre du monde, bien sûr jusqu’aux conditions naturelles les plus fondamentales (environnement, climat).

Voici un extrait de la Première Partie (“De Iéna à Verdun”) de La grâce de l’Histoire, portant effectivement sur cette question de l’anthropocène…

«Il faut d’abord apporter une appréciation et une précision à propos de cet événement aux multiples facettes qu’est la “deuxième Révolution”, l’anglaise, la plus discrète au point où on la prendrait, comme Chaunu, comme un don de l’esprit conservateur et structurant. Ce “choix du feu” de l’Angleterre, qui se fait au fond, comme on dirait, sans réelle intention de nuire, c’est-à-dire sans mesurer la diabolique perversité du choix, doit être placé dans le cadre bouleversant et universel qui est le sien. Ce choix ouvre l’ère géologique nouvelle de l’anthropocène, proposée dans les années 1990 comme étape nouvelle de l’évolution géologique, notamment selon le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer. […] Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine ; c’est en effet cette activité qui, par l’utilisation par combustion à partir du “choix du feu” de différentes matières organiques fossiles, par ses effets sur l’environnement, l’équilibre naturel, la composition et les variations de l’atmosphère et du climat, provoque des changements suffisants pour qu’on propose de marquer qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique. Certains scientifiques contestent cette classification selon le constat qu’ils font que les effets de l’activité de l’homme sur l’environnement sont beaucoup plus anciens. L’appréciation est honorable et argumentée, quoique d’une façon bien pointilleuse et sur le détail ; on songe parfois que la science gagnerait à se justifier de ses orientations fondamentales plutôt que s’ébrouer délicieusement dans les détails des détails pour entretenir l’illusion de sa rigueur ; quoi qu’il en soit, la réserve ne nous concerne pas. Nous tenons, nous, la proposition d’une nouvelle ère “anthropocène” comme singulièrement attractive, singulièrement justifiée précisément pour notre propos, pour la vision métahistorique qui nous importe. Elle impose sa vision transcendantale, par ses rapports avec “le choix du feu” (évidents par ailleurs pour Crutzen-Stoermer pour le phénomène environnemental). Dans le contexte général de notre hypothèse métahistorique, le caractère puissant, évident, et justement apprécié des phénomènes fondamentaux du monde au moment historique où l’action humaine prétend usurper le cours de la nature est en soi une justification de la vision de l’anthropocène. Pour faire bref et irréfutable, la rencontre entre les deux Révolutions et les débuts de l’anthropocène force le jugement par la puissance de l’évidence et emporte la conviction. (Je vois un signe inattendu et presque foudroyant, comme un éclair puissant qui illumine l’obscurité, dans ceci que le qualificatif correspondant à anthropocène soit “anthropique”, qui est une homonymie d’“entropique”, dont on connaît le sens ; ce qualificatif caractérisant, presque comme une accusation sans appel, et de la façon qui importe, qui va au cœur du propos, une “ère géologique” qui voit l’intrusion de l’imposture et de l’infamie humaines dans la marche du monde, pour imposer effectivement son dessein anthropique et entropique.)»

Le mauvais cas de sapiens

Si nous sommes dans l’anthropocène depuis le début du XIXème siècle, selon Crutzen-Stoermer, l’anthropocène n’est vraiment dans nos têtes, à l’image de la décision de la Geological Society of London, que depuis quelques années. La chose se fait depuis que la crise environnementale est sortie de sa “spécialisation”, de son attribution au seul domaine des loufoques romantiques et autres “gauchistes” redoutables de l’écologie, et cela clairement depuis des dates telles que septembre 2005 (Katrina) et l’automne 2006 (le rapport Stern). C’est l’idée de l’anthropocène qui fait que les catastrophes “naturelles” sont désormais “naturellement” liées à la crise climatique et environnementale, c’est-à-dire au développement du Système où nous sommes partie prenante, dans la forme de sa crise terminale. Ce constat, que nous développons régulièrement, était évident pour nous, par exemple, en commentaire des catastrophes russe (les incendies gigantesques) et pakistanaise (inondations “de dimension biblique”) de l’été 2010.

D’autre part, ce constat est en évolution constante. L’hypothèse anthropocène ne doit pas s’arrêter à la seule transformation de la perception des catastrophes naturelles. Il s’agit d’une hypothèse de l’eschatologisation radicale, sinon absolue, de toutes nos crises, parce que le concept d’anthropocène introduit la responsabilité humaine dans tous les domaines d’activité de l’univers. Cela invite à envisager que “nos crises” (les crises dont nous sommes comptables, c’est-à-dire toutes les crises puisque le Système exerce une domination absolue) ne sont plus définissables en fonction de leurs sujets, du théâtre où elles s’exercent, de la dimension où elles se manifestent, dans des conditions qui permettraient encore d’orienter les responsabilités hors du champ de notre culpabilité, en faisant de nous des acteurs du type “responsables mais pas coupables” ; mais elles sont de plus en plus définissables, ou compréhensibles, ou “dicibles” si l’on veut, en fonction des outils du Système, – dito, du produit du “déchaînement de la matière”, s’exerçant notamment dans le système du technologisme. Dans ce cas, notre cas ne fait plus de doute, – “responsables et coupables” à la fois, et même manipulateurs maléfiques, susceptibles de justifier le soupçon d’être “la source de tous les maux”.

Cette puissance aveugle a investi notre psychologie, oriente et contraint nos jugements, dirige nos actes. Les crises que nous observons sont les conséquences directes de l’emploi des outils de la puissance du Système, et de moins en moins de conditions objectives… De ce point de vue, le lien est évident, du tremblement de terre à Fukushima, et il n’est pas “naturel” mais il est dans la conjonction négative des effets de puissance de ces deux phénomènes, – le dérèglement de l’équilibre du monde et la production de cette énergie qui est notre drogue par la puissance nucléaire. Au-delà, nous pouvons prolonger cette transversale des outils et des effets de notre puissance, de la crise “tremblement de terre-Fukushima” à la “crise bouffe” de Libye, pays longtemps fameux pour son pétrole et pour les faveurs commerciales corruptrices que nous accordions épisodiquement au colonel, dit “le fou de Libye”. Notre comportement erratique dans ce cas, notre déploiement de puissance pour intervenir dans une occurrence qui tient de l’“opéra bouffe”, nous placent là aussi, à cause de nos outils de puissance (nos armements, par exemple) qui se sont transformés décisivement jusqu’à ne plus être d’aucun usage utile mais qui entraînent des catastrophes, dans la posture d’être mis gravement, sinon absolument en accusation.

L’ère anthropocène qui pénètre dans notre tête, ce n’est rien de moins que la perception, non plus schématique, non plus romantique, non plus dogmatique et idéologique mais fort concrète et dans toute ses implications de la “globalisation” de sapiens et de la puissance de sa civilisation, ou disons de la globalisation de la catastrophique puissance de sa civilisation. Cette perception va frapper, elle frappe d’ores et déjà notre psychologie déjà épuisée. Effectivement, aucune catastrophe “naturelle” qui, aussitôt, n’éveille dans notre esprit ou sous la plume du commentateur la référence furieuse, gênée, coupable ou autre, à la crise de l’environnement ou à la crise climatique, c’est-à-dire à la crise qui fait de sapiens la créature coupable de l’anthropocène. Ainsi l’époque eschatologique nous rend-elle la monnaie de notre pièce… – «[W]e are stumbling into a new way of thinking about disaster, where neither God nor nature, but man is to blame.»

…Mais la chose n’est pas si simple. Nous tenons que sapiens est une créature faible et vaniteuse, souvent aveugle mais nullement mauvaise en soi. Nous renvoyons à ces conceptions sur la “source de tous les maux”, où nous situons le Mal dans la matière et dans son déchaînement, c’est-à-dire, pour notre temps métahistorique, dans le Système considéré comme une entité autonome, une sorte d’égrégore maléfique. Le mal ne touche et n’influence sapiens que d’une façon “collatérale”, comme les dégâts du même nom si l’on veut. Ainsi le problème est-il que, par son imprudence et son aveuglement, et sa vanité certes, sapiens se retrouve, au cœur de l’anthropocène, mis en cause comme principal coupable de la crise du monde et de l’effondrement des structures de la civilisation, comme “source de tous les maux” si l’on veut, alors qu’il ne l’est pas fondamentalement. C’est selon ces conditions que nous dirions qu’il est normal d’attendre, à mesure que ces dimensions de crise terminale se précisent, une autre crise, qui précédera le tout, qui est celle de notre psychologie, à nous sapiens, placés devant cette culpabilité ultime sans en avoir ni la conscience, ni la force, ni même la justification. Il se chuchotait que nous croyions être devenus Dieu, et voilà que l’effondrement de l’“œuvre divine” (la nôtre) en son double catastrophique, avec le soupçon que notre toute-puissance en est la cause, fait de nous le Diable… Mais nous ne sommes ni l’Un, ni l’Autre.

A partir de ces constats, nous envisageons qu’au cœur de la crise terminale du Système se développe notre grande crise psychologique, la crise de notre psychologie mise face à des responsabilités qui sont les siennes mais dont elle n’eut nulle conscience, bonne ou mauvaise, – donc, dont elle n’est pas vraiment coupable, – d’où le déchirement, d’où la confusion et le désordre, d’où la crise. L’anthropocène est le cadre impératif où le sapiens doit se découvrir, responsable, accusé et coupable sans l’être vraiment, d’une œuvre qu’il a favorisée sans en comprendre le sens, pour des forces extérieures auxquelles il s’est soumis sans en mesurer leur noirceur.