Wall Street avant Wall Street

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Wall Street avant Wall Street

10 novembre 2017 – Il y a à peu près trente ans, disons pour être précis trente ans et 20 jours, Wall Street nous offrait la plus belle chute boursière de son histoire. Ce fut le Black Monday du 19 octobre 1987. L’effondrement se faisait simultanément, à quelques jours près, avec la sortie du film d’Oliver Stone, Wall Street (première en octobre, sortie en salle tout début décembre 1987).

La chaîne Arte a programmé lundi dernier le film de Stone, suivi d’un documentaire sur le film, de la série Un Film & son époque, emprunté à la chaîne Histoire qui diffuse cette série et rebaptisé pour l’occasion Il était une fois… Wall Street. (*) C’est du second que je veux vous entretenir, le film lui-même étant connu et ne pouvant prétendre apporter beaucoup à nos conceptions et à nos connaissances.

Dès le début, Oliver Stone lui-même ouvre le dossier qui est derrière son film et qui y est finalement fort peu évoqué dans toute sa puissance et son importance historique. Pour présenter un film qui est une violente attaque contre Wall Street, il apporte une précision qui marque combien il s’agit d’une attaque contre le “nouveau Wall Street”, c’est-à-dire une entité transformée par une dynamique rapidement identifiée, – la dérégulation lancée à la fin des années 1970 et accélérée sous Reagan jusqu’à devenir très rapidement la structure même du “nouveau Wall Street”, et la nouvelle structure des USA ; et cette nouvelle structure grosse de 9/11 et de la crise de l’automne 2008, – et de notre époque finalement, de notre Grande Crise de l’Effondrement du Système (GCES).

Stone rapporte que son père fit toute sa carrière à Wall Street, de 1934 jusqu’à sa retraite. (Le père de Stone mourut quelques mois avant que son fils n’entame le tournage de Wall Street.) Economiste, technicien, presque caractérisé par la rigueur scientifique, Stone père gagnait bien sa vie mais sans excès et n’avait rien de commun avec les pirates qui investirent Wall Street dans les années 1980 même s’il travaillait dans le même champ et dans la même activité. Stone père n’était en rien une exception mais plutôt l’archétype de l’employé de haut niveau de Wall Street ; il publia des études économiques sérieuses, mena une vie apaisée et stricte de professionnel de l’économie et de la finance. On dirait de lui qu’il est un “investisseur” plutôt qu’un trader bien que les deux mots désignent une position assez similaire, – mais dans l’esprit, quelle très grande différence, comme entre deux mondes sans véritable lien. Il faut le dire et le redire car ces archétypes embrassent l’immense changement dont je parle, Stone père n’a vraiment rien à voir avec la “philosophie” de Gekko résumée en un sens à deux mots, “argent” et “tueur”, – on croirait même qu’il en est l’ennemi farouche.

(Gekko est le nom du héros du film, Michael Douglas, jouant le rôle du “tueur” de Wall Street, l’investisseur qui jongle avec les actions et fait des centaines de $millions en rachetant des entreprises et en les revendant débarrassées de son personnel, de ses structures traditionnelles, de ses règles de fonctionnement. Gekko doit son nom à un lézard et ce choix, de Stone lui-même, enthousiasma Michael Douglas. L’on dit que Stone avait choisi ce nom de reptile, outre la phonétique qui sonnait bien pour un “tueur” de ce poids, pour évoquer notre partie de cerveau dit “reptilien” qui prend le pouvoir à Wall Street.)

D’autres témoins, participants, conseillers du film, etc., vont reprendre et développer ce thème tout au long de Il était une fois... Wall Street. Ils contribuent évidemment à mettre en évidence combien le film, effectivement, loin de présenter un accident ou une simple étape dans une évolution, témoigne au contraire d’une totale rupture, une révolution furieuse et catastrophique. L’un de ces témoins, conseiller du film, “investisseur” comme le père de Stone et bien entendu à Wall Street avant l’ère Reagan, voit ce tournant comme « un séisme culturel… […] Ce changement de culture balaya cent ans de tradition. Au départ, l’idée de Wall Street, c’était de financer l’essor et l’expansion de l’Amérique industrielle ». Il est remarquable que le mot de “tradition” soit employé ici, comme il l’est dans la page de ce Journal d’hier, à propos de l’US Navy ; il n’est pas un mot plus étranger à l’esprit du système de l’américanisme, et cela depuis l’origine

On ne sera pas sans remarquer que ce Wall Street d’avant l’ère Reagan, dont on fait indirectement l’apologie, est tout de même le Wall Street du temps du Gilded Age d’après la Guerre de Sécession, du temps de la création de la Federal Reserve dans laquelle il est de coutume de voir un instrument diabolique, du temps des Roaring Twenties et du “Jeudi noir” d’octobre 1929, de la Grande Dépression, etc. (Même sorte de remarque pour l’US Navy.) Je veux dire par là que ces diverses institutions, ces instruments de notre déstabilisation cosmique et de notre univers crisique, existaient exactement avec les mêmes caractères potentiels de surpuissance déstructurante, qu’elles exercèrent à différentes reprises, dans des époques caractérisées pourtant par certains acteurs comme des temps de tradition. On comprend que la tradition, dans l’esprit de ce jugement, est évidemment le complet contraire de l’activité ou même la potentialité de la surpuissance et de la déstructuration. Comment expliquer ce qui, à la réflexion, pourrait apparaître comme une contradiction, une complète incompatibilité ? Bien sûr, qui pose une telle question a dans l’esprit de tenter d’en donner la réponse.

Effectivement, il y a une réponse selon ma façon de voir, qui renvoie au schéma que j’affectionne de présenter les grandes forces structurantes et déstructurantes de l’Histoire comme autonomes et indépendantes des acteurs humains, et ces derniers interprétant leurs rôles selon les influences que leur imposent et les possibilités que leur laissent ces forces. Ainsi en est-il, encore plus que le reste si l’on considère son rôle central vis-à-vis du Système, de l’Amérique et de l’américanisme ; et les acteurs humains, les sapiens, en dépendant nécessairement et par conséquent.

Il en résulte que le jugement d’un même esprit porté sur le même événement variera du tout au tout selon qu’il est en position de subir l’influence ou de profiter des possibilités que lui laisse telle ou telle force. Ainsi, contemplant le spectacle apocalyptique de Gekko à Wall Street, Stone parle du Wall Street de 1934 quand son père commence à y travailler comme d’une vision à la fois mesurée, équilibrée, presque nostalgique d’un temps plus heureux et plus assuré, – bref, comme l’on parle d’événements qui charpentent et assurent une tradition. Pourtant, 1934 c’est déjà-l’apocalypse dont Wall Street est le centre principal ô combien, avec l’Amérique encore au cœur de la Grande Dépression, après les cinq années terrifiantes depuis 1929.

(Ce qui m’encourage à cette interprétation, c’est la réponse de Stone, exactement “mon père avait commencé à travailler à Wall Street en 1934”. Tout citoyen américain d’une certaine stature intellectuelle, travaillant dans un domaine proche de l’histoire et selon une conception critique de l’américanisme, – c’est le cas de Stone, – répondrait nécessairement dans le cadre d’un documentaire de cette sorte et sur ce sujet, simplement pour mieux préciser la réponse pour ses auditeurs selon un événement dont la puissance impose la mention, “mon père avait commencé à travailler à Wall Street en 1934, en pleine Grande Dépression”. Il ne le fait pas parce que son esprit embrasse la réponse qu’il fait selon un point de vue d’une sorte de tradition opposée à la folie d’un Gekko, déconstructeur meurtrier.)

Loin de m’en remettre, pour charpenter ma réponse, au cliché en tant que tel, trop souvent mal-utilisé et intentionnellement galvaudé, du “c’était bien mieux avant”, je fais plutôt appel à une dualité au moins, sinon une pluralité, dans la perception du monde lorsque et selon que l’esprit choisit tel ou tel point de vue. L’esprit reçoit alors des influences différentes, par l’intermédiaire de ces perceptions, et porte des jugements également différents. Même un sapiens citoyen américain, même un investisseur de Wall Street, même un amiral de l’US Navy, peut être sous l’empire de forces qui sont porteuses de la tradition à certains moments, comme ils sont en général, parce que se trouvant aux USA, sous l’empire ou confronté à des forces déstructurantes qui poussent à favoriser une perception de surpuissance.

Cela explique qu’un homme de bon calibre intellectuel, comme l’est évidemment Stone, peut parler de Wall Street (celle 1934, celui d’avant-Gekko) selon un esprit de tradition ; et qu’un amiral de la flotte la plus puissante du monde, faisant partie de cette flotte qui est aussi un appareil général de déstructuration au service du Système (l’américanisme), puisse également, par moment, en parler selon un esprit de tradition.

De ce point de vue également, le “c’était bien mieux avant” prend une toute autre allure et se justifie hors de son usage intéressé de cliché, parce qu’il concerne un passé qui représente, depuis l’avènement de la modernité et le “déchaînement de la Matière”, une trajectoire de chute inéluctable. Dans ce cas, la référence à la tradition qu’un esprit peut accomplir, qui pourrait effectivement se traduire par ce “c’était bien mieux avant”, n’est en rien simple sentimentalité de midinette mais puissante nostalgie qui est dans ce cas une véritable lucidité du temps d’avant la chute, ou du temps où la chute n’était pas encore irrémédiable, bref d’un temps qui était nécessairement meilleur dans son essence et dans ses promesses que celui qu’on vit aujourd’hui. Porter un tel jugement ne signifie pas qu’on veut en revenir à “avant” mais que “maintenant” est complètement catastrophique : il ne s’agit pas de juger “avant” mais bien de condamner “maintenant”. Les évènements qui sont à la base de cette réflexion sont chaque jour témoins à charge…