Vision de la ‘multiplexité’

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Vision de la ‘multiplexité’

• De Moscou, Andrew Korybko, à l’esprit à la fois original et indépendant quoique de nationalité américaine, propose le schéma d’une évolution des relations internationales vers un arrangement complètement nouveau. • Il s’agit de la multipolarité dans la complexité, – évoluant vers la « forme finale de multipolarité-complexe », ou ‘multiplexité. • Korybko croit que la Russie, qui serait l’axe inspirateur de cette évolution, n’a qu’une chose à faire en Ukraine et ailleurs : « continuer à exister au mépris des complots politiquement irréalistes » des USA.

L’analyste Andrew Korybko est de nationalité américaine et basé à Moscou (ou, repris sans le moindre mauvais esprit, au contraire : de nationalité américaine mais basé à Moscou). C’est un analyste original, d’esprit indépendant, ami des concepts audacieux dans le sens du détachement des formes conventionnelles qui habitent les esprits-experts du temps présent, résolument étranger à la cohorte des experts-Système et des élitesSystème. Avec lui, on ne s’ennuie pas et l’on n’a pas honte ni peur de penser, comme avec les hordes citées plus haut.

Son champ d’exploration préféré inclut évidemment la Russie avec toutes les problématiques accompagnant cette puissance. Dans un texte concis et tranché, – sur ‘One World’ en anglais original, sur ‘Réseau International’ en traduction française, – Korybko donne une appréciation générale de ce qu’il distingue et pressent rationnellement pour l’évolution de la forme des relations internationales. Le délai qu’il implique, – bien que non daté, – nous paraît extrêmement court par rapport à ce qu’il aurait pu prévoir il y a quelques années, voire quelques mois. Cela est absolument justifié par le fait de la fantastique accélération des événements à cause de l’Ukraine, et du fait majeur d’‘Ukrisis’ en général.

Ce qu’expose Korybko, c’est l’évolution ultra-rapide de l’antique système unipolaire absolument agonisant (“en lambeaux”, comme disent Biden et Lemaire de l’économie russe) vers un système qu’il désigne comme “multipolaire-complexe”, résumé par le terme qu’on peut considérer comme un néologisme de fortune, de “multiplexité”. (Korybko l’avait déjà présenté en juin 2021.) Il fait rapidement défiler les diverses formes du système qui va s’installer, qui sont, soit des possibilités écartées, soit des voies de passage vers son propre système prospectiviste :
• l’actuelle pseudo-bipolarité (USA-Chine) ;
• la tripolarité (USA-Chine-Russie) ;
• la multiplexité qui comprend plusieurs puissances majeures (il faudrait à notre sens rajouter au moins l’Inde au même niveau que les trois précédemment citées), et des pôles de puissance moins impressionnants mais néanmoins affirmés (Iran, Turquie), avec la liberté donnée aux autres de s’affirmer eux-mêmes ou par rapport à ces “pôles” déjà cités.

Notons ici cette remarque de PhG : « On remarquera ici combien ce schéma s’accommode parfaitement, selon notre point de vue, de la notion d’“État-civilisationnel” vue précédemment. Bien entendu, ce n’est ni un hasard de rencontre ni une complicité de fortune, mais évidemment la logique même de la puissante évolution ainsi décrite. La notion d’“État-civilisationnel” donnerait à la vision de Korybko une dimension supplémentaire, culturelle voire spirituelle, qui s’accorde parfaitement, toujours notre point de vue, à l’esprit “fin de cycle” vu avec Guénon... »

Que nous dit Korybko de la situation actuelle de la Russie, face à l’Ukraine, c’est-à-dire face à l’OTAN ? Il nous dit qu’elle (la Russie) n’a rien à faire. 

« Tout ce que la Russie a à faire est simplement de continuer à exister au mépris des complots de “balkanisation” politiquement irréalistes des États-Unis afin d’assurer l’évolution ultime de la transition systémique mondiale vers la multiplexité. »

Elle doit tenir, ce qui lui est assez possible malgré les éjaculations d’extases diverses dans les salons et plateaux parisiens sur “l’effondrement de...” la Russie/Poutine/l’armée russe (au choix). Korybko pense qu’il lui faut que la Russie maintienne une certaine stabilité sur ce champ de bataille, avec les efforts en cours (mobilisation, réorganisation, etc.), pendant que se fait, à une vitesse accélérée l’évolution de la forme des relations internationales. Korybko estime (il le souligne en gras dans son texte) que, s’il le faut, pour garantir l’intégrité de son territoire, l’emploi du nucléaire tactique est envisageable.

Quant à nous, si nous tendons à partager cette appréciation de la position russe, de la nécessité de tenir à peu près comme les choses sont en l’état, et de la possibilité de le faire, ce n’est pas le nucléaire tactique que nous aurions souligné comme garantie ultime. Puisqu’il y a en face les gens du Pentagone et qu’émerge de leur constante stupidité au moins une solide connaissance de la nature des forces selon la philosophie de la ‘brute force’ sur le mode-‘overkill’ telle qu’aimait à en disposer le général LeMay et son SAC (Strategic Air Command), nous mettrions plutôt en exergue ce paragraphe de Korybko, – essentiel, lui, pour le maintien de la stabilité russe, et correspondant parfaitement à ce que nous pensons des missiles hypersoniques russes et bien russes :

« Premièrement, la Russie reste plus que capable de protéger ses intérêts fondamentaux en matière de sécurité nationale, en particulier grâce à son leadership mondial en matière de technologies hypersoniques qui assurent l’intégrité de ses capacités nucléaires de deuxième frappe et l’empêchent ainsi de devenir vulnérable au chantage nucléaire des États-Unis. Cela signifie que son autonomie stratégique tout au long de la transition systémique mondiale est garantie. »

Une des appréciations les plus importantes qu’introduit Korybko dans l’évolution présente, – et là aussi, nous serions tentés de le suivre, – concerne l’Inde. Pour Korybko, les relations stratégiques entre la Russie et l’Inde, qui ont été réaffirmées à plusieurs reprises depuis ‘Ukrisis’, sont aussi importantes que les relations stratégiques entre la Russie et la Chine. D’une part, elles rassurent l’inquiétude de l’Inde vis-à-vis de la puissance chinoise, d’autre part elles empêchent, si ce n’est fait depuis longtemps, une ‘bipolarité’ qui ferait de la Russie le “partenaire junior” de la Chine, et de l’Inde celui des USA. C’est-à-dire qu’elles sont absolument nécessaire au Grant Concept de “multiplexité”.

Ainsi, nous laissons la plume à Korybko (son article date du 5 octobre), avant de la reprendre pour introduire quelques observations critiques. Le titre original est : « La Russie sera toujours stratégiquement gagnante, même dans le scénario d'une impasse militaire en Ukraine. »

« [T]oujours stratégiquement gagnante... »

« Tout ce que la Russie a à faire est simplement de continuer à exister au mépris des complots de “balkanisation” politiquement irréalistes des États-Unis afin d’assurer l’évolution ultime de la transition systémique mondiale vers la multiplexité.

» Le conflit ukrainien, qui est en fait une guerre par procuration de l’OTAN dirigée par les États-Unis contre la Russie, menée dans et à travers cette ancienne république soviétique, tend vers une impasse militaire. Cette observation est basée sur la probabilité que la mobilisation partielle par la Russie de réservistes expérimentés finira par stabiliser la ligne de contrôle (LOC) entre les régions nouvellement réunifiées de Moscou en Novorossiya et ses opposants soutenus par l’OTAN mais dirigés par l’Ukraine.

» Aucune percée majeure de part et d’autre n’est attendue. L’OTAN est plus que capable d’empêcher cela à l’égard de la Russie en continuant à investir des ressources infinies dans ses mandataires, tandis que Moscou peut recourir à des armes nucléaires tactiques en légitime défense en dernier recours absolu pour maintenir son intégrité territoriale. Pour ces raisons, la LOC restera probablement plus ou moins la même, avec seulement des révisions mineures qui pourraient au maximum aboutir à ce que la Russie étende son mandat aux frontières administratives de ses quatre régions les plus récentes.

» Étant donné que ce résultat émergent n’atteindrait pas les objectifs déclarés par la Russie au début de son opération spéciale concernant la démilitarisation, la dénazification et la neutralité militaire de l’Ukraine, sans parler de la libération complète du Donbass, il est compréhensible que la plupart des observateurs concluent qu’une impasse militaire équivaut à une perte stratégique pour la Russie. Il y a aussi une autre raison à cette opinion, à savoir le fait que les États-Unis ont exploité le conflit pour réaffirmer avec succès leur hégémonie sur l’Europe.

» L’UE ne peut plus être considérée comme un acteur stratégiquement autonome dans la transition systémique mondiale vers la multipolarité, étant plutôt devenue le plus grand État vassal des États-Unis et donc une plate-forme à l’échelle continentale pour menacer perpétuellement les intérêts de sécurité nationale de la Russie, notamment par des moyens hybrides. En d’autres termes, les mêmes menaces à la sécurité que la Russie considérait comme émanant de l’Ukraine ont été étendues à l’ensemble de l’Europe, ce qui renforce la conclusion ci-dessus.

» Néanmoins, cette même conclusion est toujours fausse pour des raisons qui seront maintenant expliquées. Premièrement, la Russie reste plus que capable de protéger ses intérêts fondamentaux en matière de sécurité nationale, en particulier grâce à son leadership mondial en matière de technologies hypersoniques qui assurent l’intégrité de ses capacités nucléaires de deuxième frappe et l’empêchent ainsi de devenir vulnérable au chantage nucléaire des États-Unis. Cela signifie que son autonomie stratégique tout au long de la transition systémique mondiale est garantie.

» Deuxièmement, cette transition susmentionnée a été accélérée sans précédent en raison des conséquences du changement de paradigme sur tout le spectre catalysées par son opération spéciale, en particulier dans les pays du Sud. Les trois résultats pertinents sont que les pays en développement ont réaffirmé leur autonomie stratégique en refusant de sanctionner la Russie. L’Inde est intervenue décisivement pour éviter de manière préventive la dépendance disproportionnée de la Russie à l’égard de la Chine ; et la trajectoire de superpuissance de la Chine a ainsi déraillé.

» Troisièmement, la phase intermédiaire bi-multipolaire actuelle de la transition systémique mondiale évolue donc vers la tripolarité beaucoup plus rapidement que prévu avant sa forme finale de multipolarité-complexe (‘multiplexité’). Les superpuissances américaine et (aspirant à l’être) chinoise associées au concept bipolaire perdent donc leur influence démesurée dans la formation des relations internationales en raison de l’accélération de leur ascension par les grandes puissances multipolaires commel’Indel’Iran, la Turquie et d’autres.

» Quatrièmement, l’évolution rapide vers la tripolarité et la multiplexité crée d’innombrables opportunités pour les États du Sud de taille relativement moyenne et petite, qui pratiqueront naturellement des exercices d’équilibre complexes entre eux – les grandes puissances multipolaires montantes et les deux superpuissances. Cette interaction accélérera encore les processus multipolaires, réduisant ainsi l’influence auparavant démesurée des deux superpuissances, renforçant celle des grandes puissances et donnant enfin aux acteurs inférieurs leur propre influence.

» Enfin, le manifeste révolutionnaire du président Poutine qu’il a énoncé le 30 septembre avant la signature des documents relatifs à la réunification de la Novorossiya avec la Russie continuera d’inspirer les processus multipolaires dans les pays du Sud, qui garantissent que les tendances précédentes restent sur la bonne voie. L’impact cumulatif de ces changements systémiques accélérera donc la transition systémique mondiale vers la multipolarité qui fait partie intégrante des grands intérêts stratégiques de la Russie.

» Sans les percées entrelacées tripolarité-multiplexité créées à la suite des conséquences systémiques catalysées par son opération spéciale, la phase intermédiaire bipolaire actuelle de la transition systémique mondiale serait restée indéfiniment le statu quo. Dans ces conditions, la Russie aurait inévitablement été contrainte de conclure des accords déséquilibrés avec la Chine par désespoir au détriment de son autonomie stratégique, se transformant ainsi en “partenaire junior” de Pékin.

» À son tour, l’Inde aurait été obligée de devenir le “partenaire junior” des États-Unis par son propre désespoir de rétablir un sentiment d’équilibre avec la Chine après avoir craint les conséquences de la Russie qui aurait par inadvertance accéléré la trajectoire de superpuissance de son voisin. Les pairs des grandes puissances de cet État d’Asie du Sud auraient également été placés dans des situations similaires liées au choix à somme nulle de devenir l’un ou l’autre des “partenaires juniors” de ces superpuissances en raison de la réaction en chaîne créée par les choix de la Russie et de l’Inde.

» Au sein de ce système bipolaire, les seuls États véritablement souverains auraient été les deux superpuissances puisque la souveraineté des grandes puissances aurait été limitée par leur contrainte de se soumettre au statut de ”partenaire junior“, ce qui aurait condamné à son tour les États de taille moyenne et petite. Ce niveau inférieur de la hiérarchie internationale aurait été privé de tout semblant de souveraineté au-delà de tout ce qui pourrait leur être accordé par les superpuissances pour empêcher leur “défection” vers l’autre.

» Au lieu de cet avenir sombre, qui est essentiellement bipolaire et beaucoup plus rigide que le système qui était en place pendant la vieille guerre froide puisque l’aspect multipolaire serait simplement superficiel vu comment il serait essentiellement contrôlé par les deux superpuissances, une véritable multipolarité émerge. Cela représente une grande victoire stratégique non seulement pour la Russie, mais pour l’ensemble de la communauté internationale, ce qui en fait donc une grande défaite stratégique pour les États-Unis.

» En maintenant l’impasse militaire émergente en Ukraine, que ce soit par des moyens conventionnels liés à sa mobilisation partielle de réservistes expérimentés comme elle l’entend ou en recourant à des armes nucléaires tactiques en légitime défense comme dernier recours absolu si nécessaire, la Russie est toujours assurée d’un succès stratégique à long terme. Tout ce qu’elle a à faire est simplement de continuer à exister au mépris des complots de “balkanisation” politiquement irréalistes des États-Unis afin d’assurer l’évolution ultime de la transition systémique mondiale vers la multiplexité. »

Du pont de Kerch au cycle de Guénon

Sans doute le texte de Korybko souffre-t-il d’un travers inévitable : le développement d’une théorie très intéressante, sinon séduisante, à partir d’une situation qui est, malgré tout, malgré ses propres analyses, extrêmement vulnérable à l’instabilité. La situation en Ukraine est fluide,  changeante, même si aucun mouvement massif, – offensif ou défensif, – ne s’y est encore produit. La pression de la communication est absolument considérable, et des événements inévitables en temps de guerre peuvent prendre, à cause de la communication, des dimensions tout aussi absolument considérables. 

Aujourd’hui, même, c’est le cas de l’attaque contre le pont de Kerch. Même les sources les plus sérieuses et d’une tendance politique très proches, peuvent avoir, ce jour même, des appréciations différentes sur l’événement, montrant la puissance de l’influence de la communication. Alex Christoforou voit l’attaque comme un événement très grave, annonçant une offensive ukrainienne massive vers la région de l’Ukraine jouxtant la Crimée. ‘The Moon of Alabama’ (MoA) a une appréciation différente, mettant par contre l’accent sur les problèmes du réseau de satellites ‘Starlink’ (géré par Elon Musk mais financé par le Pentagone), vital pour les communications de l’armée ukrainienne,  ces problèmes graves qu’il attribue à la mise au point de contremesures russes. Sur l’attaque contre le pont de Kerch, MoA écrit :

« Comme les piliers du pont ne semblent pas avoir été touchés, il est possible de réparer la travée routière brisée, mais cela prendra un certain temps. Le pont ferroviaire, plus robuste, peut subir des dommages superficiels dus au feu, mais la Russie est l'un des rares pays à disposer de troupes ferroviaires spécialisées et équipées pour les réparations ferroviaires. Le trafic ferroviaire devrait être rétabli d'ici quelques jours ou quelques semaines.

» Il s'agit d'un sérieux handicap pour la logistique russe vers les lignes de front dans le sud de l'Ukraine, mais ce n'est pas une catastrophe, car d'autres itinéraires ferroviaires et routiers, ainsi que des ferries, sont disponibles. La logistique militaire est conçue pour fonctionner même avec des contraintes importantes. Elle trouvera des moyens de contourner le problème. »

Plus encore, – nous entendons montrer par là que, même si la Russie “tient” (« Tout ce que la Russie a à faire est simplement de continuer à exister »), cette guerre en Ukraine est un formidable bouillonnement qui affecte d’une façon directe ou indirecte le monde entier. Quelle que soit l’évolution sur le terrain, – à moins bien sûr que LCI, CNN et la BBC prennent Moscou ce week-end, fasse tomber Poutine la semaine prochaine, prennent le gaz “en main le 20 octobre et mettent en place NordStream 3 et 4 à la fin octobre, – à moins de tout cela, la crise qui va frapper l’Europe et le bloc-BAO dans son entièreté, à l’ombre des élections midterm du 8 novembre aux USA, est vécue d’avance comme un immense cataclysme. Que la chose soit plutôt une bonne nouvelle pour la Russie n’est pas ici en discussion, mais plutôt le constat que de multiples risques de déstabilisation, et bien au-delà de toutes les manigances humaines, c’est-à-dire par la seule force titanesque des événements, existent et sont là pour éventuellement (pas sûr, mais bon...) contrecarrer, faire dérailler, détourner peu ou prou tous les schémas théoriques que l’on peut développer.

La question est en effet bien celle-là : suffit-il que la Russie “continue simplement à exister” pour que la “multiplexité” suggérée par Korybko se mette en place ? Peut-être que oui, d’ailleurs, malgré l’ouragan catastrophique, et d’aucuns remarqueraient d’ailleurs que Korybko n’assure nulle part que la chose se fera en ordre, dans le calme et dans l’harmonie.

C’est une conclusion digne de notre philosophe du “en même temps” mais à plusieurs dizaines d’étages plus haut : après tout cela se fera sans doute, et en même temps ce sera un tsunami... Un pied dans une crotte de chien, un pied ailé dans les cieux de la fin du cycle.

 

Mis en ligne le 9 octobre 2022 à 19H45