Vertus de l’“idéal de la perfection”

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

Vertus de l’“idéal de la perfection”

• Un commentateur talentueux, Constantin von Hoffmeister, développe à propos du Venezuela l’argument des rapports de force dans les relations internationales. • Selon lui, « La réalité de la multipolarité est darwinienne. Les États civilisations rivalisent comme les espèces rivalisent, et la survie appartient à ceux qui s'adaptent grâce à leur force. » • Tout le monde n’est pas de cet avis. • Von Hoffmeister pose la croyance absolue dans l’“idéal de puissance”. • Il faut lui opposer, à l’exemple de Guglielmo Ferrero, l’“idéal de perfection”.

___________°_____°________


Constantin von Hoffmeister est un nom que nous avons sauvent rencontré dans nos colonnes, souvent dans des conditions et accompagné de commentaires laudateurs. Tant de fois ne font pas une coutume ! Voici un texte qui, en effet, dément le courant habituel, du moins de notre point de vue certes. Von Hoffmeister y aborde le problème du Venezuela menacé par les pressions et une intervention US, en justifiant absolument la politique militariste des USA De même, bien  entendu, justifie-t-il la “doctrine Monroe’ (président Monroe, années1820) au nom de laquelle agissent les USA.

Cela n’ôte rien aux qualités qu’on reconnaît d’habitude à l’auteur et rend d’autant plus intéressants les arguments qu’il avance. Même si l’on est en complet désaccord, il est bon de savoir pourquoi et d’ainsi développer une critique rationnelle et constructive. Dans ce cas, il s’agit pour nous, de la part de von Hoffmeister, d’une démarche complètement alignée sur la tendance nommée “idéal de puissance”, qui s’oppose à l’“idéal de perfection” que nous privilégions. Ces deux tendances opposées sont définies par l’historien italien Guglielmo Ferrero dont nous avons très souvent exposé les conceptions, notamment dans le texte du ‘Glossaire.dde« L’idéal de puissance » où les deux tendances citées sont définies dans le cadre de ce que Ferrero nomme un « Conflit de civilisations »

La rédaction du site ‘euro-synergies.hautetfort.com’, qui publie en traduction le texte de von Hoffsteiter, a adopté une démarche inhabituelle. Il publie un texte, – court mais substantiel, – où il expose sa propre critique qui va dans le même sens que la nôtre sans être ni similaire ni aussi précise. Nous avons préféré, plutôt que faire précéder le texte de Constantin von Hoffmeiter de sa critique, placer cette critique après le texte, puis la faire suivre de notre propre critique.

Voici d’abord le texte de Hoffmeister.

« Seul le pouvoir garantit la liberté »

, « La sociologie est un problème biologique et les nations sont des troupeaux de bétail. » — Ragnar Redbeard, Might Is Right (1890)

« Le Venezuela reste un État dépendant car il ne dispose pas du garant ultime de la souveraineté: les armes nucléaires. Dans le monde moderne, le pouvoir repose sur la dissuasion, et la dissuasion nécessite la capacité de détruire. Sans cela, une nation ne peut être considérée comme égale. La doctrine Monroe régit toujours l'hémisphère occidental. Elle définit le territoire non pas par la loi, mais par la hiérarchie. Dans ce système, le Venezuela existe dans la sphère américaine, où chaque mouvement est toléré ou puni selon les besoins de Washington. Les réserves de pétrole, le commerce et l'idéologie n'ont aucune importance. Ce qui compte, c'est la capacité à résister à la pression, et le Venezuela n'en a pas.

La réalitéde la multipolarité est darwinienne. Les États civilisations rivalisent comme les espèces rivalisent, et la survie appartient à ceux qui s'adaptent grâce à leur force. Ragnar Redbeard (alias Arthur Desmond) a écrit que « la force fait le droit », et sa formule brutale s'applique toujours. La rhétorique de l'« indépendance » n'est qu'une façade. Derrière elle se cache le pouvoir brut: missiles, alliances et ressources mobilisées pour la guerre. Les dirigeants vénézuéliens parlent de « socialisme » et de « souveraineté », mais ils dépendent des autres pour leur protection. Ils comptent sur la Russie ou la Chine pour faire pression sur les États-Unis, mais cette dépendance ne fait que confirmer leur subordination. La multipolarité crée de nouveaux maîtres, pas la libération. Il remplace un empire par plusieurs. C'est ce qu'on appelle l'équilibre.

La vision de Carl Schmitt reste la plus juste: la souveraineté est le pouvoir de décider en temps de crise. Le Venezuela ne peut pas décider. Les choix du pays sont dictés par des puissances plus fortes. La multipolarité darwinienne fonctionne comme une loi tacite de la nature. Elle impose l'ordre par la proximité et la force. Dans cet ordre, les petits États vivent sous une indépendance conditionnelle: ils sont libres d'agir tant que leurs actions ne menacent pas la hiérarchie. La multipolarité, en ce sens, n'est pas une promesse d'égalité, mais une reconnaissance de l'inégalité permanente. Il s'agit d'un système mondial de souverainetés inégales, où seules les puissances nucléaires sont véritablement libres.

La doctrine Monroe fonctionne comme la loi métaphysique de l'hémisphère occidental: un nomos de l'ordre enraciné dans la force et la distance. À l'intérieur de son périmètre, les petits États possèdent une liberté déléguée, autorisés à agir uniquement dans les limites tracées par l'hégémon régional (les États-Unis). La multipolarité se révèle non pas comme un équilibre, mais comme une stratification: une hiérarchie planétaire dans laquelle la décision est l'apanage du souverain et l'obéissance le destin des autres. Pour les États-Unis, tout mouvement de la Russie ou de la Chine dans l'hémisphère occidental brise le nomos qu'ils gardent ; l'architecture du pouvoir ne tolère aucune présence rivale dans sa sphère d'influence. »

Première critique

Nous reproduisons in extenso le texte de la rédaction de ‘euro-synergies.hautetfort.com’, qui constitue une critique très sérieuse de von Hoffmeister.

« Note de la rédaction :  l’auteur de cet article raisonne en termes de puissance, de proximité spatiale et évoque la doctrine de Monroe, laquelle autoriserait, sans limites aucunes, les Etats-Unis à agir d’autorité dans l’espace ibéro-américaine et, a fortiori, dans les Caraïbes. Ce raisonnement a peut-être été accepté en Europe, même par des auteurs tels Carl Schmitt ou Karl Haushofer : il n’empêche que l’Europe, par le truchement de l’Espagne et de l’Allemagne (car les conquistadores du Venezuela et du bassin de l’Orénoque étaient des Allemands au service de l’Espagne), dispose d’un droit d’aînesse dans cette région qui lui permet d’y contester l’unilatéralisme américain, au nom de l’hispanité, du catholicisme ou de la lutte contre les dérives calvinistes exportées dans le « Nouveau Monde » (ou « Hémisphère occidental ») ou de la lutte contre la piraterie caribéenne (dont les prétentions américaines sont, en quelque sorte, les héritières). Quoiqu’il en soit, il est exact, comme le souligne l’auteur avec emphase, que la puissance réelle et atomique demeure déterminante mais deux choses me semblent devoir être soulignées : l’acceptation tacite de cette puissance que l’on ne peut contrer ne doit nullement conduire à une acceptation de principe, surtout si la puissance de l’hémisphère occidental perpétue sa détestable pratique d’intervenir dans les affaires du Vieux Monde et d’occuper des bases dans les mers intérieures de celui-ci. »

Extension de la critique

Plutôt que nous attacher au cas considéré (du seul Venezuela) qui est très spécifique, un cas d’espèce avec toutes les circonstances complexes et contradictoires qui vont avec, nous préférons aborder le sujet du point de vue de ses grandes références par rapport aux notions des idéaux de puissance et de perfection.

Notre auteur von Heomeister est donc, sans aucun doute, sans aucune nécessité d’argumenter à cet égard tant l’évidence va dans ce sens, un partisan de l’“idéal de la puissance” contre l’“idéal de la perfection”, – ce qui est pour nous, on va le voir, un problème extrêmement préoccupant. Qu’est-ce que cela signifie qu’être un partisan de l’“idéal de la puissance”, notamment pour notre auteur von Hoffmeister, quelle que soit l’opinion de Carl Schmitt ?

«... L’autre idéal [“de puissance”, celui dont nous parlons] est plus récent [selon Ferrero] : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant.

» On ne peut rater cette remarque essentielle que Ferrero situe la naissance de l’idéal de puissance “dans les deux derniers siècles” (il parle en 1917), ce qui fait aisément entrer cette chronologie dans notre schéma du “déchaînement de la Matière” (voir le 5 novembre 2011) qui s’est constitué entre 1776 et 1825, avec sa préparation, notamment psychologique, au cours du XVIIIè siècle, notamment sous la forme de l’attaque du persiflage pour affaiblir décisivement la psychologie et les caractères humains et les rendre décisivement vulnérables. L’idéal de puissance correspond parfaitement à un habillage théorique, conceptuel, consistant à asseoir le fondement idéalisé de l’activité politique de notre contre-civilisation, et de sa forme achevée qu’est le Système. »

On comprend alors la gravité du problème qui se pose à propos de von Hoffmeister. En effet, von Hoffmeister se pose sans le moindre doute comme un partisan extrêmement ferme de la Tradition, et un antimoderne affirmé, – dans tous les cas d’un point de vue théorique. Or l’“idéal de puissance”, comme on le voit, constitue un champ de réflexion marqué très fortement sinon exclusivement par la modernité du fait d’une politique systématiquement déconstructurante, et par une position conceptuelle totalement hostile à tout ce qui se rapporte à la Tradition et à ses productions dans le sens traditionnel.

Àu contraire, l’“idéal de puissance” est un moteur directement branché sur la production de tout ce qui active de la modernité jusqu’à l’autodestruction. Plusieurs idées dans ce sens sont développées dans notre ‘Glossaire.dde’ qui ne plairaient certainement pas à von Hoffmeister selon le credo traditionnel et antimoderne qu’il affirme.

On introduit deux idées centrales dans notre texte de référence qui sont directement des productions de l’“idéal de puissance” :

• L“Anglosaxonisation” 

 «La deuxième idée de Toynbee comme nous la concevons, concernant notre civilisation, est que la disposition d'une telle puissance technique et technologique utilisable dans tous les recoins et dans une géographie terrestre totalement maîtrisée et contrôlée impose à cette “notre-civilisation” (les guillemets deviennent nécessaires, par prudence) une ligne de développement même si ce développement s'avère vicié et qu'elle interdit tout développement d'une civilisation alternative et/ou successible. On retrouve ici une correspondance certaine avec notre propre schéma à partir du “déchaînement de la Matière” et, en nous référant à la classification de Ferrero, une correspondance chronologique certaine avec le destin de l’“idéal de puissance” qui passe justement, avec l’effondrement allemand de 1945, son flambeau du pangermanisme à l’anglo-saxonisme, ou panaméricanisme. On comprend alors que la contradiction relevée plus haut (Toynbee annonce [dans les années 1946-49] une offensive d’“occidentalisation” du monde au moment où s’amorce la décolonisation) n’en est pas vraiment une : l’“occidentalisation” n’a pas tant à voir avec le colonialisme, avec la saga des colonies au XIXème siècle, etc., qu’avec la disposition du technologisme, de la puissance technicienne, bref de l’“idéal de puissance” devenu le premier instrument, et l’esprit même de l’“occidentalisation” du monde, – et complètement “anglosaxonnisé” à partir de 1945.»

• L’harmonie de Talleyrand

Au contraire l’“idéal de la perfection” implique une recherche, non pas d’une absurde égalité ou tout autre forme de similitude forcenée et forcée,  et tendant à contraindre les éléments matériels quantitatifs et toutes ces idées qui habitent les esprits exacerbés et cherchent à atteindre au qualitatif par la voie du quantitatif. Il y a de nombreux exemples montrant que certains hommes d’État, pourtant dans une position d’infériorisé quantitative (“idéal de puissance”), ne cèdent pas lorsqu’ils s’appuient sur le qualitatif  (“idéal de perfection”). On peut en citer deux exemples :

• Talleyrand au Congrès de Vienne :  « ...Ses ministres parlaient dans ce sens, sans le moindre embarras. “Tout est arrangement dans les affaires politiques, me disait l’un d’eux. Naples est votre premier intérêt ; cédez sur la Saxe, et la Russie vous soutiendra pour Naples.  — Vous me parlez là d’un marché, lui répondis-je, et je ne peux pas en faire. J’ai le bonheur de ne pas être si à mon aise que vous : c’est votre intérêt, votre volonté qui vous déterminent, et moi, je suis obligé de suivre des principes ; et les principes ne transigent pas.” 

• De Gaulle vue par Eden (selon John Charmley) : « A quel point le Royaume-Uni était-il “le plus faible” des trois [UK, URSS, USA] ? Son économie était-elle vraiment plus mauvaise que celle des Soviétiques ? Jusqu’en 1944, il avait plus d’hommes sous les drapeaux que l’Amérique. Dans quelle mesure le lend-lease rendit-il le Royaume-Uni plus dépendant des Etats-Unis qu’il n’était nécessaire ? La puissance qui fournit l’effort de guerre le plus important à l’Ouest jusqu’après le débarquement de Normandie ne disposait-elle vraiment d’aucun levier ? Il se pourrait que les historiens aient pris le refus de Churchill d’agir pour de l’impuissance à agir ; ce n’est pas une erreur que ceux qui ont étudié de Gaulle commettent. Lorsque Churchill lui rapprocha en novembre 1942 son entêtement et son ingratitude vis-à-vis des alliés auxquels il devait tout, le grand Français répliqua que c’était précisément parce qu’il ne lui restait que son indépendance et son intégrité qu’il exerçait l’une et l’autre si souvent. Eden avait raison de se demander si les Britanniques n’auraient pas dû s’inspirer de l’exemple de De Gaulle. »

« Cesse d’être gigantesque pour devenir grande »

Pour terminer cette présentation de l’“idéal de la perfection” qui doit s’imposer comme la voie nécessaire  pour tenter de parvenir à des situations harmonieuses entre les nations et non ces absurdes compétitions qui sacrifient à l’hybris tout espoir d’arrangement, voici (encore) Talleyrand à Vienne. On a difficilement fait mieux. On doit noter que tous les protagonistes restent ce qu’ils sont, avec des arrière-pensées, des jalousies, d’éventuels plans tordus, mais l’ensemble se laisse aller vers une harmonier générale, poussés par un désir commun de paix et d’apaisement. Dans ce cadre dont il est en bonne partie l’inspirateur, Talleyrand est “impérial”, – si ce qualificatif n’appaît pas un peu déplacé.

« Le principe fondamental qui guidait Talleyrand à Vienne, en 1814, était le principe de la légitimité et, au-delà, de la souveraineté. Il s’agit évidemment de principes fondamentaux de restructuration, principes qualitatif contre l’affirmation quantitative de la puissance déchaînée des armes (système du technologisme). On peut lire (sur ce site, le 16 août 2007) une définition de la légitimité et de la souveraineté selon Talleyrand, – quelques pages qui bouleversèrent Guglielmo Ferrero (cité dans la présentation du texte de Talleyrand), qui changèrent sa perception du fondement des choses. (Ferrero donna à son livre magnifique dont le sous-titre est “Talleyrand au Congrès de Vienne”, le titre de “Reconstruction”, – ce qui doit s’entendre dans le sens de “restructuration”.) Ces principes, que Talleyrand entendait offrir à toute l’Europe au nom de la France, – la nation du milieu des choses, c’est-à-dire de leur équilibre structurée par les principes et de leur harmonie accomplie par leur structuration, et pour cela “Grande Nation” en vérité, – ces principes le mettaient, lui le vaincu, dans cette curieuse posture d’inspirateur et de véritable esprit de la conférence. Talleyrand résumait ainsi sa théorie, pour justifier le retour de la maison des Bourbons sur le trône :

»“La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social ; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.”»

» Ainsi Talleyrand, représentant ce pays vaincu qui avait conquis l’Europe et l’avait mise à feu et à sang avant de succomber, arriva-t-il à Vienne et déclara-t-il à ses vainqueurs que la France, par sa bouche, avait l’extrême générosité et le sens exemplaire du compromis le plus haut d’abandonner ses conquêtes de la rive gauche du Rhin et d’en revenir aux “heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature”. Tout le monde fut saisi et, sans relever l’extraordinaire de cette situation où une nation vaincue semblait faire une concession formidable à ses vainqueurs en abandonnant d’elle-même ses conquêtes d’ores et déjà sous la coupe de l’ennemi, se rangea sous l’inspiration du prince de Bénévent, évêque d’Autun… La France “cessait d’être gigantesque pour devenir grande”.»

Ce qui est écrit ainsi, également avec cette phrase sublime, poussant à l’extrême la finesse et la profondeur de la langue française, – exemple également suprême de la tradition, n’est-ce pas !, – représente l’accomplissiez même de l’“idéal de la perfection”.

 La France “cessait d’être gigantesque pour devenir grande. »

Certes ce n’est qu’un moment, le Congrès  de  Vierne, mais le comportement de cet homme nous suggère que la recherche de l’“idéal de perfection” n’est pas une vaine démarche, qu’elle offre une voie de détour à ceux qui se laissent emporter à ce qu’on doit plutôt nommer “illusion de la puissance” et qui ne produit au bout de compte que barbaries diverses.


Mis en ligne le 14 novembre 2025 à 18H00