Tristes Trotskistes

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Tristes Trotskistes

31 août 2020 – Les lecteurs de notre site fameux savent bien que nous éprouvons, disons une certaine tendresse bienveillante pour le site de la IVème Internationale (trotskiste), WSWS.org. Ce sentiment n’est pas gratuit ni infondé sur de la solide matière : WSWS.org a montré depuis longtemps une réelle capacité d’analyse, dans sa façon de tenir compte d’arguments divers, de faits précis et parfois inattendus ; bref, n’être pas du tout d’accord avec l’idéologie qu’il vénère (ce qui est  évidemment mon cas) n’empêche en aucune façon de lui reconnaître loyalement de réelles capacités dans l’exploration de la marche du monde, – et, certes, nous l’avons souvent signalé et aussi souvent utilisé en référence.

Tenez, encore le 16 juin dernier, alors qu’on était au début du grand déferlement dans les rues des grandes cités américanistes, engagés dans le tourbillon mortel de cette “guerre civile-GC4G”, ces observations de notre part :

« Le site WSWS.org  confirme une analyse qui est parfaitement la nôtre pour ce cas, qui est de dénoncer l’attitude du Système en faveur du thème de l’antiracisme, qui permet d’écarter la mise en cause fondamentale (antiSystème) ; évidemment, pour WSWS.org, la “cause fondamentale” est plutôt l’appel au socialisme (le trotskisme), et à ce point nos chemins divergent comme on s’en doute, et sans que cela nous bouleverse outre-mesure puisque nous tenons le trotskisme pour une très-vieille lune. Ce qui nous intéresse, c’est la rigueur du raisonnement du site trotskiste. [...] 
» Un peu plus loin dans le même article, le site trotskiste avance des remarques, voire des faits qui renforcent son analyse selon laquelle il s’agit moins de racisme que de contestation globale contre le Système (ce que nous nommons entre nous, sans trop le dire à WSWS.org, antiSystème). Il note l’importance considérable de la population blanche dans les manifestations qui ont été provoquées par la mort de George Floyd, et essentiellement montées par le groupe Black Lives Matter (BLM). »

... Et puis , brusquement, quelle déception ! Cruelle et malheureuse ! Sans doute, de ma part, un vieux reste de naïveté mal digérée, de crédulité égarée, de dramaturgie enfantine... Depuis quelques temps, – dirais-je quatre semaines, six semaines, deux mois ? – WSWS.org a semblé perdre toute sa mesure, toute la rigueur qu’il avait, malgré son trotskisme militant, ou dirais-je à côté de son trotskisme militant.

Certes, ce site n’a jamais été tendre avec Trump, comme il ne l’est pas avec les démocrates. Mais désormais, il y aurait, du moins je ressens la chose avec force, comme une sorte de déviation, une élévation de l’accusation jusqu’à l’anathème, et, au bout, un changement de nature avec un basculement dans la propagande caricaturale. C’est le cas, par exemple, – je parle en me référant aux évidences dont nous parlons régulièrement (les RapSit-USA2020) concernant la situation crisique aux USA :

• quand on rend compte de l’intervention de Trump à la convention républicaine sous ce titre, en exacte traduction du texte original en anglais, avec le mot allemand restant allemand : « Trump fait campagne pour devenir Führer », impliquant directement une équivalence entre Trump et Hitler ;
• quand on parle de “protestations pacifiques” dans le Wisconsin (« Trump incites vigilante violence against peaceful protests in Wisconsin »), pour caractériser les trois nuits d’émeutes à Kenosha ; cette attitude mettant le site trotskiste au même niveau d’intelligence et de loyauté que CNN dans cette occurrence.

On s’entend bien là-dessus : je me fiche ici de proposer un jugement sur Trump, comme sur les violences de Kenosha ; mais comparer Trump à Hitler et écrire que ce qui doit être évidemment apprécié comme “des violences” est droitement qualifié de “pacifiques” ! « Non merci ! », disait Cyrano, et il le disait aussi bien au nom de l’esprit débarrassé de ses chaînes qu’au nom du panache qui accompagne cet effort... Il y a d’autres cas exemplaires de notre site bien-aimé WSWS.org, dont je ne vais faire ni le détail ni l’appréciation. Je livre ici une impression difficile et complexe à décrire dans sa forme et dans sa logique ; mais très pressante et ressentie avec une force considérable dans la dynamique qu’elle projette.

Cela signifie simplement que ces gens, qui avaient de la mesure et de la rigueur tout en gardant précieusement leurs opinions, ont perdu cette mesure et cette rigueur et sont tombés dans le marigot que leurs opinions soudain déchaînées a formé autour d’eux en se laissant emporter par les événements. Ces trotskistes sont restés trotskistes, – du moins le croient-ils, – mais ils sont en grave danger de perdre la structuration de leur pensée et le caractère de la maîtrise de soi qui leur permettaient de conduire leur bataille idéologique sans déformer le monde à la hauteur des illusions et du simulacre de leurs convictions ; et celles-ci, ces convictions, se découvrant ainsi, d’une façon que je trouve hideuse, comme une sorte de zèle religieux et absolument intolérant, de croyance hors de toute liberté de l’esprit, de vigilance policière pour tout écart de jugement..

Est-ce le trotskisme qui conduit à cela, ou bien le fait de faire reposer sa pensée sur une idéologie ? Dans tous les cas, je vois divers enseignements dans cette aventure qui paraît anecdotique et diablement réduite au détail, mais comme l’on sait le bon Dieu (pour les Français) et le Diable (pour les Anglais) sont dans le détail.

Le premier de ces enseignements est la nécessité d’abandonner toute pensée qui se trouverait ou risquerait de passer sous l’empire d’une idéologie, quelle qu’elle soit. La forme même de l’idéologie paralyse la pensée comme la piqure d’un scorpion vous inocule son poison, alors que nous nous trouvons dans une époque où il importe surtout que la pensée soit agile, adaptable, souple et le regard perçant, sans rien d’accroché à ses basques ; la pensée comme du vif-argent, appuyée sur des principes sans rapport avec nos piètres constructions idéologiques, plongée dans ce caractère bien trempé qui est habile à faire bon usage de sa vivacité.

Le second de ces enseignements vient de la connaissance que j’ai de ces trotskistes, les ayant tant fréquentés. Je crois que, jusqu’ici, ils n’ont jamais vraiment cru à la possibilité “révolutionnaire”, ouvrant pour les regards romantiques la possibilité de changements fondamentaux. Je crois que, désormais, ils y croient, et ils sont emportés par la tentation de la démagogie, pour figurer dans cette fantastique cataracte d’événements, et ils se disent “Pourquoi pas nous ?”, et ils s’oublient, ils s’emportent et se laissent emporter en croyant pouvoir emporter la fortune passant à leur portée.

Bien entendu, ils se trompent, ne serait-ce qu’à cause du premier enseignement que j’ai mis en évidence, de la malédiction de l’idéologie. Mais ils nous donnent un second précieux enseignement, où entre ce qui leur reste de capacité d’analyse et de justesse technique des événements : leur emportement nous dit effectivement que ce qui se passe aux USA est absolument, complètement révolutionnaire.

Bien entendu, n’allez pas croire à “la Révolution”, comme un trotskiste bon teint. Ne tombez pas dans le même piège où ils se précipitent, alors qu’ils l’ont éclairé pour vous et pour nous en décrivant l’ampleur cosmique des événements en cours. Simplement, – mais de quel poids pèse cette ‘simplicité’, – que de tels petits détails nous en disent bien long sur la colossale puissance des choses en cours.

Cela dit, j’espère que ce n’est qu’une mauvaise passe, et que WSWS.org, d’ici à ce que le Système ait achevé de s’effondrer, s’en sortira sans trop de mal. Dans cette attente, je continuerai à les consulter comme le médecin vous visite pour voir si vous avez viré votre Covid, celui-là qui, à défaut de cuti, s’était fort inélégamment incrusté dans vos commodités.