Shakespeare & Molière, en un Acte métaphysique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Shakespeare & Molière, en un Acte métaphysique

18 février 2021 – Je vais tenter de faire un parallèle analogique entre deux auteurs de deux nations différentes, mais toutes les deux chargées de gloire dans ‘nôtre’ Histoire commune, toutes deux ainsi que les deux auteurs constituant des événements à la fois symboliques, archétypiques, métaphoriques, mais aussi du domaine du mythe et du logos autant que de la métaphysique selon une approche que j’affectionne de l’histoire perçue et grandie en de la métaphysique de l’Histoire.

En écartant toute idée et suggestion de concurrence, d’évaluations comparées, du ‘suprémacisme’ (mot bienvenu pour l’un et pour l’autre) de l’un ou de l’autre par rapport à l’un ou l’autre, de susceptibilités nationales, etc. Mon jugement est d’ordre culturel dans le sens le plus large du verbe avec une très-forte dimension psychologique et intuitive, jusqu’à une approche logocratique, à la fois dans le sens civilisationnel et, à nouveau, métaphysique de l’Histoire ; et sans nul parti-pris de ma part entre les deux, bien entendu.

... Car c’est une occasion rêvée, et peut-être, et même sans aucun doute, que ces deux-là, ces deux grandes gloires de la culture et des arts, et de la pensée, se signalent dans un même moment, dans des circonstances complètement liées à l’actualité la plus brûlante, la plus pressante ; dans des conditions dont tout être digne de lui-même devrait avoir honte au nom de lui-même et des autres si les autres se taisent... Dans un temps marqué par une démence au-delà de toute mesure ; par un désir effréné de tuer tout ce qu’il y a dans le passé qui pourrait servir d’enseignement et d’exemple pour ce qui suit, et particulièrement pour notre temps ; par une crétinerie, une sottise, un ébahissement complet de la pensée... Enfin, vous voyez, n’est-ce pas, de quoi, de qui je veux parler...

Alors, je vais essayer de définir ce qui les rapproche jusqu’à en faire des frères quasiment jumeaux d’une civilisation qui aurait pu être (et qui ne le fut pas) un acte métaphysique décisif pour cette portion du cycle historique, le moment où cette portion du cycle déjà brutalement ébranlée, semble se donner quelques dernières chances, dont celle-ci, de se sauvegarder et de se hausser métaphysiquement et spirituellement avant la Chute... Au contraire comme l’on sait, l’on bascula dans la Chute grimée en modernité savante eyt en progrès aguicheur.

Bref, je ne les oppose en aucune façon, je ne les compare pas, je ne les classe pas ; j’apprécie le même symbole et le même mythe qu’ils représentent ; je les prends, les deux en un.. Et voici ce qu’il fait qu’ils sont “les deux en un”.

• Shakespeare et Molière représentent symboliquement (même si l’on en discute sans fin par ailleurs) ce qu’il y a de plus haut dans la langue de deux des plus grandes nations d’Europe, véhiculant les deux langues les plus importantes à différentes époques et occurrences, et représentant chacune un génie renvoyant à la civilisation dont chacune d'elle est l'émanation. Ne dit-on pas d’une façon imagée, pour l’anglais et le français, « dans la langue de Shakespeare » et « dans la langue de Molière ». (Je parle là en logocrate, pour lequel le langage a cette importance originelle, et gardant dans tous les temps cette opérationnalité. Je le suis absolument, logocrate. Je tiens que l’on peut être fascinés, emportés, inspirés, en écoutant du Shakespeare ou du Molière, sans rien entendre de l’anglais ni du français, par la simple beauté du verbe, la profondeur devinée des mots, le rythme et la musique que véhiculent ces mots. [*])

• Tous les deux, ils ont une personnalité mystérieuse et intrigante, éventuellement multiple ou prête-noms dissimulés, ce qui nous dispense de renvoyer à l’individualisme stupide et trompeur du génie personnel dont on nous accable tant pour les grands auteurs, pour au contraire nourrir l’idée infiniment plus féconde d’un génie collectif. Ils s’agit donc de Shakespeare et de Molière, mais qui sont précisément Shakespeare et Molière ? On sait que le mystère et la polémique entourent la personnalité de l’Anglais Shakespeare ; je signale ce texte pour l’illustration, il y en a tant d’autres, – et tant de noms cités derrière Shakespeare, – Francis Bacon, Christopher Marlowe, John Florio, etc., qui pourraient être la véritable plume de Shakespeare. Quant à Molière, même si la polémique est plus simple, elle est néanmoins extrêmement documentée : depuis un article de l’écrivain exotique Pierre Louÿs en 1921, elle reste très vivace comme le montre un documentaire très récent de Franck Ferrand dans la série ‘L’ombre d’un doute’ (chaîne Histoire). On, y suit une discussion particulièrement sérieuse, où se trouve fort bien soutenue et argumentée la thèse selon laquelle nombre de pièces de Molière parmi les plus grandes (‘Le Misanthrope’ notamment) ont été écrites par Pierre Corneille. C’était le temps où l’œuvre d’art était œuvre collective et donc propriété d’une culture plus que d’une personne.

• Tous deux, l’auteur-Shakespeare et l’auteur-Molière, se situent comme des phares culturels fondamentaux dans deux des plus grandes périodes, sinon les plus grandes, de ces deux grands pays européens, pour la plus grande gloire de la civilisation européenne selon l’idée, étrange aujourd’hui, qu’on en avait alors. L’auteur-Shakespeare est la gloire elle-même qui éclaire toute la période élisabéthaine (Élisabeth Ière) ; l’auteur-Molière est ce qu’il est pour le temps du plus grand Roi du Monde (Louis XIV).

• Ah oui, j’oubliais : ils étaient tous deux, morbleu, des « mâles blancs ».

C’est en même temps à peu près qu’on les passe à la trappe, la tête au bout d’une pique ; cela, au milieu d’un déluges extraordinaires de ce que je nommerais, qu’on me pardonne mon audace d’apparence néologiste, ‘un déluge guillotineur” ; parce que je trouve, qu’on me pardonne mes images douteuses, que les statues déboulonnées, les arguments développés, les anathèmes comme autant de papiers-toilette un peu usagés, ont tous le goût et l’odeur de la guillotine... Un bruit sec, la lame qui siffle, et ‘basta !’, – explications inutiles, évidences indiscutables.

C’est bien pour le symbole et pour la métaphore, et donc pour la signification de la chose, que nos wokenistes aient songé à liquider en même temps les deux types-« mâles blancs » dont je parle. Pour enrichir encore leurs dossiers à charge et agacer un peu plus ceux qui trouve que je fais trop long, voici l’une et l’autre précisions ou illustrations, pour situer l’environnement et l’esprit de mon propos, et montrer combien ce débat est extraordinairement actuel malgré qu’il s’agisse de « mâles blancs » vieux de trois et quatre siècles au moins...

Dans une sorte de simultanéité chronologique qui m’inspire beaucoup, on trouve beaucoup, en ce même moment, de cette sorte de textes où nos chers guillotineurs voudraient, – maintenant, soyons sérieux, hein !, – effacer (‘to cancel’) Shakespeare et Molière, d’une façon ou l’autre. (Pour Molière, c’est plus distingué, plus sympa, on parle de réécrire, l’original étant destiné à faire du papelard à usage multiple j’imagine, – débat cornélien certes mais on arrivera bien à l’élimination pour préserver l’environnement et les arbres qu’on abat pour faire du papier. Peu importe, l’intention y est parce que ces vieilles bardes.ses [au cas où ils seraient transgenres, Shakespeare et Molière] nous gonflent.)

• Pour définir Shakespeare, qu’on trouvait dans les environs romantiques de la campagne anglaise de Stratford-upon-Avon, j’ai choisi un extrait d’un texte (RT.com) de Frank Furedi, auteur et commentateur, auteur de ce livre qui en dit tant sur nos aujourd’hui : « How Fear Works: The Culture of Fear in the 21st Century ». Dans sa chronique sur le sujet que vous devinez, il évoque ainsi la tragédie-bouffe et néanmoins shakespearienne qui occupe nos esprits, et combien cela est absolument actuel, lors d’une promenade champêtre dans la somptueuse campagne deu Kent :

« Au fil des ans, je me suis habitué à ce que les gens m'informent que tel ou tel village ou ville de province qu’ils ont visité est si ‘blanc’. Je n’y pensais pas beaucoup jusqu’à ce qu’un collègue américain vienne me rendre visite dans mon ancienne maison du petit village de Throwley, dans le Kent. Après notre promenade, il m’a dit que bien que la campagne soit belle, le village était “trop blanc”. J’ai essayé de lui expliquer qu'il y a beaucoup de petits villages dans le monde qui sont ethniquement homogènes. Il a été stupéfait par ma réponse et a suggéré que Throwley était par définition une communauté culturellement et moralement inférieure à Londres et à d’autres endroits divers.
» Notre conversation s’est terminée lorsque j’ai fait remarquer à mon collègue américain que lorsque j’ai mené mes recherches de doctorat dans de petits villages de la vallée du Rift au Kenya, je n’ai jamais pensé qu’il était remarquable [et déplorable] que tous les membres de ces communautés soient manifestement noirs. Il ne m’est jamais venu à l'esprit que ces villages étaient “trop noirs”. À ses yeux, mon refus d’être d’accord avec sa déclaration selon laquelle Throwley était trop blanc indiquait que j’étais ir-ré-cu-pé-rable. »

• Pour Molière, je fais plus direct, mais en observant avec minutie ce caractère qui m’importe de voir dans ces événements considérable un phénomène complètement d’actualité et de notre temps. Là aussi, comme pour Shakespeare, je vais dans le sens catastrophique de citer des remarques qui, directement ou indirectement, prennent la voie complètement démente d’une certaine mise en cause de la démarche complètement accordée à son temps, nécessaire à nôtre temps, dont nous avons un si urgent besoin. Dans ce texte (‘Figaro-Vox’) d’Olivier Babeau, il est effet plaidé que l’un des bons usages de Molière serait de rechercher une critique de notre temps et prêter quelque utilité référentielle au passé. C’est dire...

« Réécrire Molière, serait baisser le niveau d’exigence et ne servirait qu’à augmenter encore un peu plus les inégalités. [...] Il ne s’agit que d’un prétexte pour masquer l’échec du système scolaire, et une tentative idéologique d’effacer une partie du passé à l’aune des critères moraux actuels... [...]
» Rester fidèle, autant que possible, au texte original, c’est permettre à nos élèves de prendre une utile distance critique vis-à-vis de leur propre époque et de les ouvrir aux réalités de l’histoire de notre civilisation. »

Tout cela semblerait relever d’une polémique déplorable, – déplorable parce que l’évidence nous en suggère tellement le sens. Je voudrais relever un peu la chose, sans me perdre à argumenter pour faire triompher ce qui serait mon point de vue sur leur catastrophique et exceptionnelle créatinémie, d’ailleurs parce que j’estime que dans cette sorte de polémique il n’y a pas de débat, donc pas de point de vue, parce que ce serait risquer de me charger de quelque poussière malséante que d’en faire valoir un ; parce que cela serait vraiment leur faire trop d’honneur et leur prêter trop d’attention, et une perte de mon temps précieux, que de leur opposer le moindre argument. Cela est parce que cela est, « les choses étant ce qu’elles sont » ; leur crétinerie est partie prenante de ce domaine

Par contre, il m’intéresse que les deux, si proches selon des rangements inhabituels, tels que je les ai détaillés plus haut, tombent sous les sabots de leur horde au même moment. Je crois alors que les hordes wokenistes ont désormais atteint leur ‘Point Omega inverti’, en s’attaquant à ces deux figures qui rassemblent tant de symboles jusqu’à être des mythes qui renvoient à l’habillage métaphysique de notre civilisation devenant contre-civilisation. Ils sont à la fois, Shakespeare et Molière, le dernier espoir de notre civilisation, et le premier regret de notre contre-civilisation ; une sorte de ‘dernière chance’ que le Ciel, au travers de leur expression transcrivant des intuitions primordiales, entendait nous offrir. Ils figurent ainsi assez bien les prémisses de la Chute et les premiers roulements de la Chute, en nous avertissant : “Voici la Chute” !

Je dois préciser à nouveau qu’il ne s’agit pas d’une interprétation chronologique, que Shakespeare-Molière indiqueraient un moment spécifique de l’Histoire où la Chute s’amorce, ou bien serait évitée selon ce que nous ferions de notre civilisation. Dans le grand courant de nos Derniers Temps, plusieurs occurrences de cette sorte peuvent apparaître dans le déroulement du Destin, à partir du moment où nous commençons à dévier (à partir du Temps des Cathédrales pour mon compte, voir ‘La Grâce’, Tome-II) ; et le moment où la Chute engagée est devenue irrésistible, irréversible. Je crois bien que dans ce décompte, l’occurrence Shakespeare-Molière présentée comme symbole et mythe à la fois, mais aussi comme métaphore pour cette occurrence, constituent l’une des dernières, voire la dernière possibilité d’interférer et de modifier l’élan de la Chute, ou de tenter de le faire. Dès le XVIIIe, tout est perdu tandis que se “déchaîne la Matière”.

Bien entendu, cette observation doit être comprise effectivement comme une métaphore pour nous ouvrir une perspective intuitive sur les événements courants. Lorsque l’on parle de deux grands esprits et grands initiés vieux de trois-quatre siècles, et des manigances présentes à leur encontre, on parle du destin de notre situation présente et immédiate et la métaphore demande à être entendue dans ce sens, selon cette situation chronologique historique. Lorsque ce sont ceux-là que la démence courante et néanmoins exceptionnaliste attaque comme de formidables démolisseurs agissant en surpuissance pour l’autodestruction, on doit y voir le signe que cette démence, comme le serpent qui forme cercle en se mordant la queue, atteint elle-même le moment où elle devient Chute elle-même. Je dirais volontiers, là-dessus, qu’il ne m’étonnerait nullement qu’il y ait, dans les yeux de Shakespeare & Molière, « mâles blancs » de trois-quatre siècles ressuscités pour être mieux soi-disant abaissés par les crétins, une dose non négligeable de goguenardise devant ce destin fort-déplorable.

Bien sûr, faire cette hypothèse et la développer comme je le fais, sans vergogne sur le domaine de la métaphysique, c’est peut-être audacieux ; certains trouveront cela audacieux, d’autres farfelue ; les uns et les autres se rencontreront pour y ajouter une solide dérision, eux qui ont le jugement sérieux et la perception rationnalisée. Je leur demande, à ceux-là, ce qu’il trouve de “sérieux” et de “rationnalisé” dans les événements que nous suivons dans nos Derniers Temps qui courent la chamade, notamment avec les hordes wokenistes. Je leur demande, aux mêmes, qu’est-ce qu’il trouve de “sérieux” et de “rationnel”, sinon selon quelque référence satanique et diabolique qui a toute sa place, dans cette fantastique entreprise de déconstructuration, de constante référence au Mal, de destructions, de dissolution et de néantisation.

Quand on se trouve dans des eaux si tourmentés, avec les foules des zombies-élites portant beaux leurs entonnoirs du dernier cri d’une mode que rien n’arrête, par ailleurs porte chef de rigueur lorsqu’on obtient une permission spéciale de sortie pour le week-end de l’asile, – c’est alors qu’il faut avoir de l’audace dans la pensée (et dans les hypothèses, et dans les incursions métaphysiques par conséquent).

Un de nos lecteurs (‘J.C.’) aime à citer la phrase-emblème, le fanion de notre action et de notre destin, – « Aujourd’hui, la sagesse c’est l’audace de la pensée. » Je crois que nous faisons preuve, ma pensée et moi, d’une certaine audace.

Note

(*) Je me rappelle les mémoires de Jouvet, en tournée en Amérique du Sud, jouant Alceste plusieurs jours de suite dans la même capitale, repérant le même spectateur tous les jours à la même place, le retrouvant lors d’un cocktail d’adieu au théâtre, allant vers lui pour lui dire quelques mots : l’autre ne parlait ni ne comprenait le français, il venait là pour la pure beauté de la langue