Poutine, ou l’éloge de la prudence

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Poutine, ou l’éloge de la prudence

07 octobre 2017 –  Comme on l’a vu, il est fort question de Poutine et de son triomphe de ces derniers jours. A côté de quoi, il m’apparaît intéressant de m’essayer, une fois de plus je crois, à déchiffrer l’énigme de cet homme. Effectivement, Poutine est et reste une énigme pour moi, surtout dans la façon dont il s’est accordé à son destin par rapport à ses origines. Une analyse de ses actions politiques en fonction de sa psychologie me paraît très justifiée et enrichissante.

Il reste assez mystérieux qu’une épave aussi caractéristique que pouvait l’être Eltsine en 1999, cet homme dont l’âme était corrompue par des forces qui le dominaient, ait choisi Poutine pour lui succéder. (D’autant, comme on l’a appris lors des interviews Oliver Stone, que Poutine n’était rien moins qu’enthousiaste, et qu’il refusa une première fois l’offre d’Eltsine avant de l’accepter à l’insistance du président.)

Rien chez le chef du FSB ne le distinguait, ni pour être un gestionnaire satisfaisant du bordel eltsinien sans trop changer les choses, ni pour ménager une surprise considérable en nous donnant une version bureaucratique équivalent à une sorte de “sous Bonaparte perçait Napoléon” à-la-russe. La haine abyssale que le Système entretient contre Poutine est une mesure de cette surprise historique : comme le quidam moyen, comme Eltsine sans doute, peut-être bien comme Poutine lui-même, certainement comme votre serviteur himself je le jure, le Système ne vit rien venir de l’inconnu Poutine.

On sait assez bien que, sur ce site et sous ma plume, il n’y a pas une très grande estime pour Sapiens Sapiens, et il y a la notion, plus poétique que philosophique, plus intuitive que rationnelle, que les éléments extérieurs, les événements si l’on veut, imposent ce dont Sapiens Sapiens ne peut finalement faire qu’agréer. Il y a, chez Poutine, cet art suprême, très bien adapté aux temps eschatologiques que nous vivons, d’accepter ce que les événements nous imposent ; mais il accomplit cette sorte de fatalisme paradoxalement avec une sorte de volontarisme de l’acte, c’est-à-dire avec un souci considérable de la tactique. Tout se passe comme si ce tacticien si brillant, à la fois souple comme une lame d’acier et dur comme une poutre d’acier, avait compris sans s’en choquer le moins du monde que le maître de la stratégie du monde aujourd’hui n’est pas de ce monde.

Je crois pour tout dire que Poutine est l’homme d’une époque, celle de 9/11, et cela expliquant pourquoi personne ne pouvait deviner ce qu’il serait puisque personne ne savait rien à ses débuts de l’extraordinaire époque à venir (post-9/11) ; et cela expliquant pourquoi il a été sans doute sélectionné pour son éventuelle médiocrité qu’il s’est avéré ne pas avoir de manière constitutive. Pour dire autrement, je croirais volontiers que Poutine aurait été un président russe médiocre, et peut-être un Eltsine-2.0, s’il n’y avait eu le 11 septembre 2001.

Soudain, ce trait de bureaucrate accentué d’un caractère à mesure, qui lui interdisait alors de grandes ambitions à partir de rien, devient une vertu incomparable devant une politique qui se “déchaîne” littéralement avec la réaction des USA à 9/11 et à laquelle il doit réagir. Homme de réaction plus que d’action, alors ? Faite de sang-froid, de scepticisme, d’ironie dubitative, d’un certain mépris très dissimulé pour les entreprises humaines, d’une raison qui maintient une distance avec la pression de la communication pour éviter la peste de l’affectivisme, son extraordinaire prudence le conduit à chercher continuellement à freiner et à manœuvrer à son avantage des événements qui, sans cesse, menacent de l’emporter trop loin et trop vite. Pour cette raison, son action s’équilibre quasi-miraculeusement en autant de tactiques brillantes ; la force des événements enlève à sa prudence ce qu’elle peut avoir de timoré, la force de sa prudence contient dans des bornes acceptables ce qu’il y a de plus aventureux dans la poussée des événements.

Poutine est devenu, par cet étonnant concours de circonstances, un maître de l’aïkido en politique (bien entendu, sa pratique du judo, où il est ceinture noire, l’y prédisposait dans tous les cas), ce qui correspond parfaitement à ce qui est décrit ci-dessus. Il utilise des forces qui ne sont pas de lui ; d’une façon générale, la force des événements pour conduire une politique qui paraît extrême voire expansionniste à certains et qui est en fait une action modératrice de ces forces extérieures ; d’une façon spécifique dans l’affrontement terrestre qui se déroule, la force du Système qu’il retourne contre le Système.

Dans ce dernier cas, l’opération est encore plus complexe, puisqu’il utilise ces forces à cause de sa prudence, avec le résultat paradoxal d’être plus audacieux qu’il ne songerait à être. C’est ce que signifie cette remarque dans le texte déjà référencé, où il est question de mesurer les effets de la politique tourbillonnaire et de désordre des USA, notamment en Syrie, sur l’action politique de la Russie : « Les USA ont ainsi assuré, si l’on veut, “la marche en bon ordre du désordre”, relançant à chaque occasion où la situation menaçait (!) de se stabiliser les Russes par une nouvelle poussée de désordre pour les conduire à un engagement encore plus profond, mais toujours prudemment effectué ». Qu’on imagine la situation de 2012, si les premières offres d’arrangement russe avaient été acceptées : la Russie serait dans une situation beaucoup moins puissante, beaucoup plus partagée, et peut-être le régime Assad n’existerait plus... Heureusement pour lui, veille la sottise ultra-jusqu’auboutiste de la politique Système...

Je décris tout cela, je l’espère et je m’y attache dans tous les cas, d’un œil d’observateur neutre, d’un point de vue que je voudrais objectif. D’une part, il y a le caractère complètement incontestable, que les experts américanistes reconnaissent eux-mêmes, de l’actuel triomphe poutinien ; d’autre part, il y a mon appréciation, au travers de ces jugements où je me garde de faire de Poutine la source de sa politique dans tous ses effets, qui est différente à mon sens de la politique qu’il espérait suivre, qu’il envisageait comme plus prudente qu’elle ne fut, parce que je pense qu’il n’a pas vraiment conscience de ces interventions extérieures et que, dans tous les cas, il ne les fait pas entrer dans ses calculs.

Cela certes n’est pas pour réduire Poutine à un rôle accessoire. Au contraire, de ce point de vue il devient admirable en tous points pour la tâche qu’il a à conduire. Il sait mesurer jusqu’où il ne peut aller trop loin ; il sait s’adapter à une situation nouvelle, comme il l’a fait en septembre 2015 et depuis septembre 2015, où son rôle d’abord purement défensif pour sauver une armée (Assad) désespérée, s’est transformée en un rôle offensif victorieux. C’est complètement l’homme politique le mieux adapté à son époque, et ainsi haussé au rang de chef d’État, le seul apparemment dans notre époque.

Sa devise, involontaire autant qu’irrésistible, si bien de ce temps d’inversion : “L’audace de la prudence”. Cet intitulé, accolé à l’histoire des dernières années où la Russie joua son rôle pour arriver à la position où on la voit, suggère d’énoncer un nouveau concept qui est complètement spécifique à notre temps, à ses caractères extraordinaires, à son inversion, à son goût pour le simulacre. Il s’agit de la “prudence héroïque”, cela étant justifié dans la mesure où la prudence conduit aujourd’hui à des politiques extrêmement difficiles, pleines d’embûches devant les pressions adverses (du Système), dans un contexte général obsessionnel et psychologiquement écrasant (l’antirussisme). Il faut de l’héroïsme pour résister à tout cela, surmonter ces obstacles et écarter ces pressions, sans jamais faillir. Poutine est donc un chef d’État héroïque on pourrait presque dire malgré lui-même et son caractère ; ceci et cela qui auraient pu en faire dans des temps bien différents un gestionnaire un peu terne et, – justement, – exaspérant par sa prudence... Nous sommes décidément dans une époque d’inversion.

Dans ce cas et comme on la décrit ici, la prudence est à bon escient, et une sorte d’antidote à la politiqueSystème, donc une sorte de politique-antiSystème (il y en a d’autres, certes mais je parle de celle-ci). Elle s’oppose à l’extrémisme de l’affectivisme, le seul extrémisme aujourd’hui concevable comme un mortel danger jusqu’à la chute dans les abysses et l’entropisation, c’est-à-dire l’extrémisme démocratique. C’est dire si Poutine est plutôt, disons-le comme Volkoff le disait avec le titre d’un de ses derniers livres, Moyennement démocrate...