Posture de la France

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Posture de la France

28 décembre 2022 (13H15) – Depuis le 24 février, ou disons le 26, le 27 ou le 28, j’ai quasiment coupé les ponts avec certaines lectures et visionnages de médias français (je parle des médias de grand public, moitié presseSystème si vous voulez, mais avec certaines positions convenables). J’ai fait cela à cause de la position généralement défendue concernant ‘Ukrisis’ qui s’est dégagée presque unanimement. Cette position est aussitôt apparue, aussitôt évidente avec un gros zeste d’hystérie, aussitôt insupportable d’affectivisme et d’inculture des rapports de force et des politiques des nations, d’ignorance des événements qui avaient précédé (de la chute du communisme au coup de force de Kiev en février 2014, au pilonnage incessant des russophones du Donbass depuis) – et cela, cette inculture et cette ignorance, même chez les esprits les plus estimables, que je suivais souvent avec sans aucun doute un certain plaisir lorsqu’ils parlaient des idées et des obsessions françaises.

Donc, rupture complète. Pour la fréquentation, rupture complète, sauf les divers sites de résistance qu’on connaît bien, et qui ont rapidement vogué vent-debout malgré la censure (par exemple, Castelnau-Ferreira) ; sur le fond du sentiment général, j’ai quelques amis avec ce qui importe comme contacts pour avoir une idée nécessairement sans importance de l’évolution française, c’est-à-dire cette espèce de sur-place mâchouillé, néantisé et hystérique, entre presseSystème sans surprises et intellectuels indépendants ayant chuté dans l’affectivisme antirusse. Et puis, parfois un coup d’œil, pour la routine, et soudain quelque chose qui m’accroche parce que j’y trouve la profondeur abyssale de l’anéantissement français.

On l’aura deviné, c’est le sujet d’aujourd’hui.

Il s’agit d’une interview dans ‘Figaro-Vox’, remontant au 22 décembre. Deux journalistes dont j’ignore si l’histoire du journalisme retiendra les noms s’y sont mis pour poser quelques questions à un de ces “experts” qui forment aujourd’hui le fond de la pensée stratégique française. Pour ce qui est de l’“expert”, on parle de Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique, rédacteur en chef de la revueConflits(selon les bruits qui courent, « La première revue géopolitique francophone ») et auteur deLe déclin d'un monde : géopolitique des affrontements et des rivalités en 2023” (2022, l'Artilleur)...

Le titre puis l’abstract de l’interview vous en disent déjà des tonnes et vous coupe déjà le souffle, – mais il faudra continuer, je vous avertis et l’on retient son souffle :

« ‘Visite de Zelenski à Washington : le dessous des cartes’ – Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de la revue Conflits voit dans la rencontre entre Zelenski et Biden et le soutien apporté par les États-Unis à l'Ukraine un moyen, pour Washington, de laver l'affront subi en Afghanistan et de réaffirmer sa puissance sur la scène internationale. »

Là-dessus, ayant asséné mon premier coup au but, je m’attache à quelques extraites (question-réponse) pour mieux pouvoir parcourir, percevoir et interpréter la pensée générale de l’interviewé. On suit une bonne piste : en effet, l’intervieweur, comme l’interviewé d’ailleurs et comme ça se trouve, prend très au sérieux la visite de Zelenski à Washington (tout cela se passe la veille de cette visite). Il la considère vraiment et véritablement comme un événement diplomatique de très-haute volée, une chose très sérieuse, très structurée, vraiment très significative, quasiment du Talleyrand-postmoderne (mais américaniste, n’est-ce pas, on est en mission de léchage de poupe)... Et alors, la chose donne ceci pour commencer (moi, Zelenski c’est avec un ‘i’, à la française) :

‘Le Figaro’ : « Pour sa première visite à l'étranger depuis la guerre, Zelenski sera reçu ce mercredi à Washington. Comment lire ce déplacement ? Est-il purement symbolique ? »

Jean-Baptiste Noé : « Ce qui est intéressant en premier lieu, c'est que Zelenski puisse se déplacer à l'étranger. Ça veut dire qu'il se sent assez en sécurité vis-à-vis des Russes et envers son propre gouvernement, il ne craint pas d'être renversé, ou que des gens profitent de son absence, comme c’est arrivé à Gorbatchev. Ce déplacement est donc le signe d’une grande confiance et que les choses vont relativement bien.

» Le deuxième élément important est le choix du pays, il ne va pas en Europe, il ne va pas à Bruxelles, à Paris, ou à Londres, mais bien aux États-Unis. Ce qui met en lumière plusieurs éléments. Ce déplacement montre un rapport, en quelque sorte, de sujétion entre l'Ukraine et Washington, comme un vassal qui se rend auprès de son seigneur. Il met aussi en évidence le poids des États-Unis et rappelle que l'Europe ne compte pas vraiment dans la vision américaine. Enfin, cette première visite montre bien que l'on est dans une guerre États-Unis contre Russie via l’Ukraine interposée. »

Ainsi l’événement nous est-il révélé, et il devient, dans cette analyse, d’une clarté limpide et d’une fulgurance d’éclair annonciateur des grandes épopées. En homme d’État et grand tacticien de guerre, Zelenski a attendu le moment propice où, enfin, il tiendrait la situation bien en main, pour effectuer un déplacement à l’étranger. Il nous démontre ainsi la confiance qui l’habite et combien les choses vont bien pour son parti dans son pays. Ce n’est pas un déplacement pour fêter la victoire mais nous n’en sommes pas très loin, le Kremlin est en vue.

Et puis il y a la surprise : le choix qu’il a fait, lui tout seul Zelenski, enfermé dans sa solitaire méditation, du lieu de cette première visite hors les murs qui, littéralement, a secoué le monde. Non pas l’Europe, ni Londres, ni Paris ni Bruxelles, mais surprise-surprise ! Washington, D.C., la capitale impériale, “D.C.-la-folle’... Qui l’aurait cru ? Et puis la forme de la visite, héroïque, presque médiévale selon la description qu’en fait l’interviewé, comme un fidèle vassal va, entre deux adoubements toussotants, rendre compte à son superbe suzerain pour l’assurer que la croisade se déroule bien... Car c’est bien une croisade : le Camp du Bien dont il est l’avant-garde héroïque, contre les infidèles ! Un conte de fée, certes, mais également une épopée homérique que n’auraient pas dédaigné le rusé Ulysse ni le divin Achille.

Passons à un détail : quel cadeau le superbe suzerain va-t-il faire à son fidèle vassal ? Une sorte de potion magique technologique qui permettra de mettre d’un seul coup un seul, un terme aux lâches agressions des infidèles en déroute... Un sachet suffira tant la potion magique est d’une haute technologie déjà largement éprouvée, dans les confins irakiens, saoudiens et autres barbaresquades.

‘Le Figaro’ : « Le président américain va annoncer une nouvelle aide “significative” à l'Ukraine, qui comprendra, selon un haut responsable américain, une batterie de missiles Patriot, c'est-à-dire un équipement de défense antiaérienne perfectionné. Cette nouvelle aide peut-elle avoir des conséquences réelles sur l'issue du conflit ? »

Jean-Baptiste Noé : « Alors c'est dans la continuité des soutiens qui ont déjà été apportés par les États-Unis. Cette aide a notamment pour but de contrer les missiles russes qui font beaucoup de dégâts à la fois contre les villes et contre les infrastructures ukrainiennes. Zelenski en avait donc particulièrement besoin. Cependant, il faudra attendre un peu de temps avant que les équipements soient opérationnels, car les Ukrainiens doivent d'abord être formés par les Américains. »

Maintenant, il est temps de mettre cette visite en perspective, de voir d’où elle vient et dans quel contexte diplomatique il faut la situer pour en goûter tout le sel et la très-haute intelligence. Et là, je pense qu’il faut devenir très sérieux et considérer l’importance de ce formidable « coup diplomatique et géopolitique » de ce président d’exception qu’est Joe Biden, car ainsi cette visite efface-t-elle dans les esprits ce qu’il faut bien appeler, – je trouve le terme un peu forcé et injuste pour la vertu américaniste, – l’« échec en Afghanistan ». Il reste qu’il est avéré, c’est bien sûr, que la visite de Zelenski fait oublier les Afghans s’accrochant aux roues des C-17 de l’USAF décampant vite fait de l’aéroport de Kaboul, car les États-Unis font désormais et « de nouveau la pluie et le beau temps dans les relations internationales »... Si si, vous n’avez qu’à écouter dans le vaste monde l’écho sans fin de leur popularité.

Il faut dire aussi, bien entendu, d’une part que « les États-Unis ont été partie prenante du conflit dès le début, dès 2014 » (l’expression devrait plaire à Victoria Nuland et aux snipers du Maidan de Kiev-2014) ; et d’autre part qu’il est bien agréable de remporter de telles victoires, – je parle de celle qui a été remportée en Ukraine depuis février 2022, c’est plié, – en en recueillant toute la gloire, l’héroïsme,  l’intelligence stratégique, par le moyen assez pratique du massacre béni par notre clergé de la viande ukrainienne... On ne cesse de béer d’admiration devant tant de vertu ; c’est, si vous voulez, « presque la guerre idéale », et on se sent du coup si bien dans notre peau otanesque, si à l’aise, si content de nos mains propres et de notre conscience plus blanche que blanche, si satisfaits de notre narrative, de la beauté presque de gothique flamboyant de notre simulacre... Nous autres, “bâtisseurs de simulacres” !

‘Le Figaro’ : « La guerre économique qui semble mettre à mal le système économique occidental, oblige-t-elle les États-Unis à intervenir ? Les Américains sont-ils plus concernés qu'on ne le dit par ce conflit ? »

Jean-Baptiste Noé : « Il faut bien considérer que les États-Unis ont été partie prenante du conflit dès le début, dès 2014, bien qu'ils interviennent aujourd'hui de manière de plus en plus ouverte. Mais ce qui est intéressant pour eux, c'est qu'il y a un an et demi, après leur échec en Afghanistan, on les annonçait comme quasiment morts, comme ayant connu une très grande défaite. Alors que là ils reviennent, ils font de nouveau la pluie et le beau temps dans les relations internationales, et l'Afghanistan a été oublié. C'est donc un très beau coup diplomatique et géopolitique pour Joe Biden, ça lave l'affront subi auparavant. »

» Concernant la question économique, les difficultés ne sont pas liées à la guerre en Ukraine, bien qu'elle les ait accentuées. En revanche, l'avantage de cette intervention pour les Américains, c'est que même si ça leur coûte de l'argent, qu'ils noieront de toute façon dans l'inflation, ça ne leur coûtera absolument aucune vie humaine. C'est donc une manière très habile de faire la guerre et d'avoir des succès, sans n'avoir aucun mort à déplorer. La guerre qu'ils mènent est presque la guerre idéale, ils gagnent à tous les coups parce qu'ils sont sûrs de n'avoir aucune pertes qui nuiraient à l'opinion publique. »

Enfin, un dernier question-réponse que je vais prendre d’une plume plus austère, je veux dire presqu’en considérant les acteurs de cette conversation comme des gens sérieux et qui devraient être comptable d’une certaine culture. Plus un mot, et lisons...

‘Le Figaro’ : « Est-ce qu'on peut estimer que cette rencontre entre Kiev et Washington est une réponse à la visite de Xi Jinping à l'ancien président Russe Medvedev, et aux liens qui continuent à se nouer entre la Chine et la Russie ? »

Jean-Baptiste Noé : « On voit effectivement très bien l'axe qui se met en place, il y a d'un côté Ukraine/États-Unis, et de l'autre Chine/Russie. Cependant, il faut bien noter que la relation entre la Chine et la Russie est bien plus complexe qu'entre Kiev et Washington, la Chine n'est pas un soutien indéfectible. Évidemment, Xi Jinping vient manifester son soutien à la Russie par cette visite, bien que ce soutien soit assez léger, mais on ne connaîtra jamais la nature des échanges, et peut-être qu'il va en profiter pour dire à la Russie de mettre un terme au conflit. Les Chinois, eux, ont tout intérêt à ce que la guerre russo-ukrainienne se termine assez rapidement, l'enjeu de cette entrevue sera peut-être aussi de trouver un terrain de négociation. »

Là, il faut s’arrêter de béer, de chicaner, de faire des jeux moqueurs de mots en chamaille, et prendre au sérieux tout ce qui est écrit. Asseyez-vous bien et considérez le contenu, et de la question, et de la réponse.

• Le monde est en train de se diviser en deux, deux axes d’une puissance énorme et qui s’affrontent : d’une part Kiev-Washington, d’autre part Moscou-Pékin. Qu’ont-ils donc entre les deux oreilles ? Kiev hissé au rang de partenaire de Washington, comme Moscou l’est de Pékin ? On en reste assis, tandis que le reste du monde vaque à ses occupations.

• ... Et plus encore : entre Kiev et Washington, tout roule, c’est du billard ; entre Moscou et Pékin, par contre, ça patine fort.

• Et c’est pour cette raison que Xi vient à Moscou à toute vitesse pour rencontrer... Medvedev et lui demander d’arrêter l’infâme guerre d’agression en Ukraine. (Il est possible qu’il fasse un signe de la main à Poutine en passant, je consulte pour savoir.)

Plus que l’erreur, qui est du type ‘errare humanum est’, ce qui m’afflige terriblement c’est la bêtise, l’inculture et l’ignorance de l’erreur. Xi venant à Moscou (sans se soucier de Poutine) au lieu de Medvedev venant à Pékin (apporter un message du président Poutine à Xi), on peut comprendre qu’il y a erreur comme il y a coquille ; mais si Xi vient à Moscou, ce ne peut être pour rencontrer Medvedev (et que Medvedev) ! Il y a quelque chose de l’ignorance et de l’inculture qui doit vous frapper avec une impitoyable violence car, en vérité, c’est alors un fait que vous avez à faire à des imbéciles enrobés d’une chape de bêtise et protégé par une armature d’imbécilité. Je ne tiens pas à rabaisser Medvedev qui, bien au contraire, est fortement remonté dans mon estime, – non, cela n’a rien à voir. Mais il y a dans cette erreur tant d’ignorance par incompréhension des hiérarchies et de l’autorité légitime, du protocole symbolique et du symbolisme du protocole, du simple bon sens enfin ! Et cela est resté six jours dans le site d’un journal à la prétention de sa grande réputation qu’estime avoir encore ‘Le Figaro’, et personne n’a réagi !

Je ne peux en rester à l’erreur d’inattention comme on parle d’une coquille. Ce cas, ici, illustre l’extraordinaire absence de l’intelligence par intuition et compétence des affaires du monde qui règne aujourd’hui en France, dans les milieux des élites et de l’expertise. Ce constat est d’une tristesse sans fin, je ne suis plus à en rire.

Il est à l’image de l’inexistence française, flanqué d’un président en forme de potiche-vide, d’une intelligentsia hystérique d’affectivisme, d’une élite journalistique cultivant l’inculture à l’aide d’une complète ignorance relevée d’arrogance.

C’est d’une grande tristesse de se dire aujourd’hui que l’on est de France et que l’on garde, malgré tous les efforts qu’on fait pour ne pas s’attarder à la filiation, la mémoire de ce que fut la France.